Inspiré du mot latin conversatio, qui signife « vivre avec », j’ai voulu échanger, converser avec eux. J’ai voulu réfléchir avec eux sur ce « avec » quoi je « vis », ce que je perçois, questionne. L’exercice n’avait pas pour but de comparer les époques et les projets de direction de chacun, mais de mettre en commun un sentiment sur l’époque, sur l’influence de celle-ci sur le théâtre que propose l’auteur d’aujourd’hui.
L’objectif ? Nouer la conversation
D’entrée de jeu, Jean-Claude Germain m’étonne sur un point, une posture dans laquelle je me reconnais : « On dirige ce théâtre en étant branché sur l’Occident théâtral. Pas seulement sur le Québec. Principalement l’Amérique oui, mais on s’inspire et se positionne aussi face à ce qui se fait et se vit en France, en Angleterre, en Allemagne. Et notre principal interlocuteur, c’est l’époque elle-même. »
L’époque comme interlocutrice, justement. J’ai partagé avec chacun une impression : je leur parle de ce que je perçois chez les auteurs dramatiques aujourd’hui, ce rapport à l’actualité, cette course vers une mise en phase ou une réponse de plus en plus directe à l’actualité dans leur travail, pour faire du théâtre dit « d’aujourd’hui ». Pour faire du plus vrai que vrai.
Robert Lalonde me dit à ce sujet : « On veut exprimer un vécu. Dire. Exactement. Tout de suite. Et basé souvent sur ce vécu. C’est le grand malentendu de l’époque, cette question de la fiction à garder, ou non, qui donne lieu à tout un courant d’autofiction. »
Marie-Thérèse Fortin me partage pour sa part une autre perspective sur la question : « On dirait qu’on est toujours en train de vouloir redéfinir, tout le temps ! Alors qu’on perd la notion de mythe, de notre rapport à l’invisible, de ce qui s’inscrit dans une certaine durée, ce qui en quelque sorte, réconforte. » Jean-Claude Germain ajoute : « Mais ce qui est difficile avec le passé, au théâtre, c’est que si l’on veut s’en inspirer, on doit toujours prendre le temps de le raconter avant de pouvoir l’interpréter. Et le théâtre c’est ça, interpréter. C’est le lieu du point de vue, de la perspective. » Et René Richard Cyr d’affirmer : « Si on est trop collé sur l’actualité, on sera difficile à relire plus tard. Un désir de pérennité m’habitait quand je suis arrivé. Je sentais qu’on écrivait l’ici-maintenant, mais pas nécessairement “sur l’actualité”. C’est‑à-dire que je cherchais des écritures dans lesquelles le collectif était collé à l’individuel-personnel. Je décelais un discours avec l’époque, mais pas avec ce qu’on appelle l’actualité. Ce n’est pas la même chose. Sinon, le théâtre devient chronique et c’est dangereux. On se limite à du commentaire au lieu d’être un vecteur de changement. »
Cette question des limitations, ce mot, « limité » (qu’ils ont presque tous nommé) défend chez eux une passion pour le plein potentiel de l’art théâtral, pour ce qu’il est, un rapport à l’approfondissement d’un travail singulier, qui propose quelque chose de différent et qui ne se limite pas, comme le dit Jean-Claude Germain, « à une projection ou une reproduction du réel. Nous avons à créer du réel. Pas à le reproduire. Ce n’est pas pareil. »
Le théâtre des voix multiples
Michelle Rossignol déclare : « Il y a un rapport à l’argent qui mine le travail sur l’art lui-même. » Gilbert Lepage dit encore admirer quand il reconnait ce souci du « travail, de la démarche ». René Richard Cyr parle « d’une hyperproductivité(1) qui nuit peut‑être au développement de la singularité », ce que Michelle Rossignol appelle de belle façon « la parole qui trouble ». Pour Gilbert Lepage, c’est un plaisir « d’aller à la rencontre du neuf […]. Pour moi, c’était justement la démarche d’abord, la nécessité de valoriser les ateliers. Pour moi, c’était l’espace de rencontre qui le permettait, c’est pourquoi j’ai ouvert au pluri, au multi, aux rencontres auteurs-metteurs en scène, à la mixité avec d’autres disciplines, car la dramaturgie n’est pas seulement dans le texte. »
Ce rapport à l’exigence, à l’approfondissement, à la recherche, au travail sur la forme, à la nécessité de l’art en soi, ils m’en ont tous parlé. Pour eux, il se dilue dans une quantité notable de ce qu’on pourrait appeler le théâtre du discours, ce que Robert Lalonde nomme « le réquisitoire d’aujourd’hui », alors que, comme le dit Marie-Thérèse Fortin, « c’est pourtant le lieu de l’incarnation. J’avais ce sentiment que le dialogue était en train de se déplacer tranquillement de l’échange entre personnages vers un dialogue de plus en plus direct entre l’auteur et le public. » Pour elle, il y a un danger à verser dans le discours : « Sinon, on semble toujours convaincu », dit-elle. « Mais peut-on réellement vérifier si le public est d’accord ? »
Et voici ce que vit parfois Robert Lalonde quand cette pensée le traverse en regardant un spectacle : « Mais je sais tout ça… » C’est ce que René Richard Cyr appelle « le danger de créer une voix unique ». Je pourrais ajouter « consensuelle », cette attirance pour la fabrication d’une parole dans une collectivité qui, on le sait, débat difficilement… Robert Lalonde dit à ce propos : « Quand on remet en question aujourd’hui, quand on demande à un auteur d’aller plus loin, il se braque avec beaucoup d’émotivité. Il le reçoit comme une attaque personnelle, comme un gros “Je ne t’aime pas!” Ce n’est pas ça du tout ! Au contraire, je le fais, car je m’intéresse au potentiel de son écriture. J’ai une passion pour la transmission, mais elle est difficile à entreprendre quand je dois systématiquement briser ce mur. »
Et Jean-Claude Germain de surenchérir : « En fait, le théâtre c’est toujours deux choses. Il faut que le monologue soit double. Sinon, c’est un discours. » Robert Lalonde va encore plus loin : « Un souci de la forme, c’est ultimement un souci du public. »
Je sens chez eux que la recherche de la singularité, la question du « comment faire » et non pas du « quoi dire », la passion pour le travail, l’approfondissement de la démarche sont importants et ont l’air de s’effriter à leurs yeux. C’est peut‑être une conséquence d’une dynamique actuelle qui teinte la relation entre le Québec et ses artistes, un complexe face à l’art, un désir de les voir dialoguer le plus directement possible avec leur société, à démocratiser leur art, à s’inscrire dans un rapport de connivence avec le citoyen.
Je ne peux m’empêcher de penser aux vingt dernières années de directorat que j’ai personnellement fait, avec ma compagnie d’abord et maintenant ici, au CTD’A. Je ne peux m’empêcher de partager encore une fois cette impression : on demande aujourd’hui à l’artiste de faire de l’art, entre « autres choses » : de la gestion, de la médiation culturelle, de la gouvernance, du financement privé, de la vie associative, du people, de la rubrique d’opinions et… des succès.
Pourrais-je avancer qu’on lui demande au maximum de se rentabiliser ? Créer de l’art en tant qu’artiste n’est pas suffisant aujourd’hui.
Il y a du bon dans cette conscience du monde dans lequel il évolue. Mais qui vient avec ses dangers, ses dérives, avec ces tentations d’aller trop directement et rapidement au sujet, pour s’assurer d’être pertinent, et/ou compris, et/ou trop rapidement aimé… Avec ce danger peut‑être au final, d’être moins libre ?
Besoin de transmission et mise en perspective
Je pense à l’éducation, à la mutation de ce qu’on appelle la culture générale, qui s’inscrit moins dans la durée justement, dans un rapport à l’Histoire, qui se capte dans l’instantané, en colligeant ce qui survient sur les différents réseaux qu’on active soi-même ou qui nous trouve, les extraits souvent décontextualisés, les posts, les tweets, une rapidité qui peut éloigner l’auteur dramatique de son rapport à l’approfondissement d’un sujet, cette nécessité salvatrice « de dépasser la première mouture » me dit Michelle Rossignol, « le premier jet » dit Robert Lalonde. « La qualité des spectacles était si importante pour moi que j’ai déjà repoussé les dates de premières représentations pour qu’on affine davantage le spectacle ! » ajoute-t-il.
Dans un théâtre ou ailleurs, cette valeur de la transmission, ce travail sur un récit collectif qui prend assise sur l’Histoire, c’est le rôle de l’institution de la mettre de l’avant. Michelle Rossignol me dit : « Ce travail sur le progrès, ça doit passer par des institutions, par ce qu’on appelle le mandat, le côté strict de la chose, cette exigence de mettre en évidence des problématiques. » Mais surtout pour elle, cette belle question, fondamentale, à répondre par chacun de nos auteurs : « À qui parles-tu ? » Qui nous branche à l’époque, au réel ? Que les auteurs chercheront toujours…« À qui parles-tu ? » qui diffère du « Écoutez-moi ! » ambiant et qui règne déjà à l’extérieur du théâtre…
Je me reconnais complètement dans l’énoncé de Michelle. Je lui confie m’en inspirer dans tout ce que je crée, change, actualise, modifie et oriente depuis la rédaction de la toute première version de mon projet artistique pour ce lieu : être d’actualité sociale et théâtrale. Projet dicté par le nom même du théâtre.
Pour Jean-Claude Germain : « Ce théâtre sera toujours en phase avec la pensée progressiste. » Mais ce rapport à un théâtre social ou politique qui vise sa cible est plus difficile aujourd’hui selon lui : « L’incarnation de nos cibles à viser aujourd’hui est plus difficile qu’avant, car on est pris avec des abstractions, des conglomérats. Mais sa plus grande force pour moi réside dans cette capacité qu’il a de répondre à des questions qui sont dans l’air et qu’on réussit à capter. Depuis ses débuts et encore aujourd’hui, il pose des questions qu’une certaine génération ne s’est pas encore posées. » Gilbert Lepage ajoute : « …et sa force, c’est dans la précision de ses interventions. »
Faire le bilan et se souvenir…
Pour conclure nos échanges, je leur demande ce qui leur reste aujourd’hui de ces années de directorat, à la fois si exigeantes et si passionnantes.
Pour Marie-Thérèse Fortin, c’est justement cette question de la précision qu’elle mesure encore dans sa pratique aujourd’hui : « Dans ma conscience, ma sensibilité au public, de ce partenaire essentiel. Depuis mon travail de directrice, je ne peux plus oublier le public, je tiens compte de lui. Je sais qu’il est là. Il compte pour moi. Je suis à son écoute. Je me branche sur lui. »
Et pour Gilbert Lepage : « Je retrouve ce profond bonheur que j’ai vécu très intensément comme directeur, que je revis quand je suis emballé par un spectacle, quand j’ai la sensation de vivre quelque chose d’unique lors d’une soirée, avec le public, quand je peux me dire : “J’ai vu quelque chose, ici, ce soir.” Cet émerveillement devant une nouvelle affaire. »
Puis René Richard Cyr : « Depuis mon travail au CTD’A, je suis de plus en plus conscient de la fragilité qui existe entre le point de départ d’un projet et son point d’arrivée. Cette conscience qu’on pourrait justement être mal entendu. J’ai réalisé ça plus fortement, car ce que j’ai vécu comme directeur, c’est ce paradoxe que vit un directeur artistique entre sa présence et son absence. Tu portes un projet, mais tu ne le fais pas. »
Michelle Rossignol :« Pour moi, ce qui me reste, c’est de reconnaitre parfois ce que j’y ai vécu intensément, c’est‑à-dire ce plaisir de chercher et de découvrir la parole qui trouble profondément, quand on l’écoute. D’être à l’affut de cette rareté. »
Robert Lalonde : « Ce que j’en garde, c’est une infinie curiosité, une affiliation aux jeunes auteurs en particulier, une occasion de sortir de la solitude. Et je fais encore du théâtre, car peu importe l’issue d’un projet, il demeure passionnant ! »
Jean-Claude Germain : « Je suis fasciné par la force de la langue qui opère encore. On parle et il se passe quelque chose. De réaliser encore qu’on peut faire des merveilles en parlant… »
Tout au long de ces conversations, j’ai reconnu la même passion et la même acuité que je ressens chez les publics de ce théâtre. Et je suis d’autant plus convaincu de reconnaitre une chose qui est spéciale ici et que j’ai toujours retrouvée, comme acteur, spectateur, résident ou comme directeur : un sentiment d’appartenance, un attachement, presque inexplicable, mais que je m’explique mieux aujourd’hui, avec cet éclairage de mes sentinelles…
(1) En effet, l’OCCQ a relevé que dans les 12 dernières années, le nombre de créations théâtrales sur l’ensemble du territoire québécois a presque doublé!