Le magazine
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d’Aujourd’hui

Neil Mota

Nous sommes en 493 av. J.-C. et c’est soir de première : La Prise de Milet est montée à Athènes. Cette pièce de Phrynichos relate la capture de Milet par les Perses ; une ville qui était jusqu’alors sous le giron de la puissante Athènes. Un an ne s’est pas encore écoulé depuis cette prise sanglante. La plaie est encore vive. Le souvenir est trop brulant. Le public réagit mal. Les Athéniens sont troublés, émus aux larmes, parfois jusqu’à la colère. Les autorités réagissent rapidement. La pièce est interdite et Phrynichos est condamné à l’amende. 1000 drachmes pour avoir rappelé au peuple ses malheurs.

C’est Étienne Pilon qui raconte cette anecdote historique.

— Il a été condamné pour avoir trop collé à l’actualité, nous dit-il.

— …

— Mais je voudrais pas faire peur à personne !

Tout le monde s’esclaffe. La première lecture de la pièce vient de se terminer et les artistes impliqués dans cette nouvelle création du tandem Serge Boucher et René Richard Cyr livrent leurs impressions. Les discussions tournent autour de la tâche qui les attend, mais aussi de l’actualité à laquelle la pièce renvoie forcément.

Bien sûr, aucun risque d’amende ici ! Il n’empêche que le sujet de la pièce est délicat. Après raconte la rencontre entre un homme qui a tué ses deux enfants et l’infirmière chargée de le soigner au terme d’infructueuses tentatives de suicide. Toute l’équipe se demande comment composer avec cette actualité. Elle se demande aussi comment le public composera avec elle. Le matin même, le nouveau procès de Guy Turcotte faisait une fois de plus la manchette. Le verdict n’était pas encore connu, mais l’audience de la veille était relatée de long en large.

Le propos est si sensible que Serge Boucher prend le temps (chose qu’il ne fait habituellement jamais, nous dit-il) de remercier les interprètes et les concepteurs de plonger avec lui dans cette aventure.

— Je ne m’en rendais pas compte en l’écrivant. C’est seulement après, quand j’ai commencé à la faire lire à d’autres. Il y avait un malaise. Pourtant, je n’ai pas écrit ce show-là pour faire un brulot ou jeter un pavé dans la marre. Mais en l’entendant, je sens le malaise.

— Pas un malaise, le corrige René Richard. Il y a un trouble, oui, mais pas un malaise !

— Tu as raison. C’est plutôt ça.

— C’est une matière trouble, renchérit René Richard.

Bien entendu, ce trouble est accentué par cette actualité. Mais peu importe l’écho de l’affaire Turcotte, le trouble est là. Après tout, il s’agit de nous mettre en face d’un homme qui a commis « Le » crime parmi les crimes. René Richard a raison, l’enfance est bien le dernier grand tabou. « Aujourd’hui, tu peux commettre à peu près n’importe quel crime, tu finiras par te trouver quelques alliés. Tu commets un crime raciste ou homophobe ? Des extrémistes viendront t’appuyer. Mais si tu touches à des enfants, tu vas être tout seul. » L’ultime paria social en quelque sorte.

— De toute façon, ce trouble, vous ne le ressentez pas à chaque pièce de Serge ?

Pour Maude Guérin, qui a joué dans Motel Hélène et dans Les bonbons qui sauvent la vie, c’est une évidence. « Ce sont toujours des objets à part : un miroir de la société souvent. Bon… après les gens ne s’y reconnaissent pas tout le temps même si ce sont eux qui sont sur la scène ! »

— J’espère quand même que le théâtre prendra le dessus. J’espère qu’on va oublier l’actualité, précise Maude appuyée par le reste de l’équipe.

— Je l’ai oublié en vous entendant, répond Sylvain Bélanger.

Peut-être. Mais c’est aussi cette proximité avec l’actualité qui me semble rendre la pièce plus complexe et plus forte. J’ai toujours trouvé un peu ridicule l’effet produit sur la plupart des gens par ces notices « basé sur des faits réels » que l’on retrouve sur les affiches de films ou les jaquettes de livres : « Oooohh, c’est une histoire vraie ! » Comme si ce « genre de vrai » était une qualité artistique en soi ! Comme si la création inspirée du fait vécu avait plus de chance que la fiction de nous mettre en rapport avec le réel !

Mais cette fois-ci, la proximité de cette œuvre au « fait réel » est ailleurs. Elle ne tient pas dans le récit qui lui a été inventé de toutes pièces. Elle tient dans le regard que l’on va poser sur le personnage joué par Étienne. Seule la prémisse s’inspire du réel. L’affaire Turcotte a fait couler beaucoup d’encre et alimenté autant de discussions au cours des six dernières années. Tous ceux et celles qui verront ce spectacle auront une certaine prédisposition à l’égard du patient meurtrier. Leur opinion sur lui risque d’être déjà faite. Et c’est là tout le défi de monter une telle pièce. Il faudra jouer avec ces a priori, ces attentes du public.

— En fait, intervient Serge, j’ai toujours écrit des affaires comme passe-moi le beurre, passe-moi le sel” en pensant que derrière, les paroles étaient chargées de millions d’autres intentions. Mais là, lui tout ce qu’il dit, on va le passer à la loupe. On sait déjà ce qu’il a fait.

— Tu as raison, souligne Sylvain, ici on n’est pas comme dans le non-dit, comme dans 24 poses par exemple. Ce n’est pas la pointe de l’iceberg d’une vie ou d’un acte qu’on cache.

— Le drame est en avant. Il ne gronde pas en dessous comme d’habitude dans tes pièces, renchérit Maude.

— Il est même sur la place publique.

— Elle est là la différence.

C’est sa première pièce où, comme Serge le dit lui-même, « le sens moral prime sur les autres significations ». C’est aussi la première qui s’écarte un peu de son « écriture du détour » dans laquelle le sens réside moins dans ce qui est dit que dans ce qui est tu. Bien sûr, le sous-texte a toujours son importance dans cette nouvelle création. À différentes reprises, René Richard précise d’ailleurs que « le personnage principal est le silence entre les deux » ou « ce qu’il faut éclairer, ce n’est ni elle, ni lui, mais l’espace entre eux ». Cependant, cette fois-ci, nous ne sommes pas plongés dans l’ordinaire des scènes de la vie quotidienne, mais dans l’extraordinaire de ce face à face improbable entre une infirmière et son patient qui attend l’issue de son procès.

Pour moi, c’est à partir de là que la fiction et la réalité s’éloignent tout à fait. Si le procès de Turcotte a tant fait parler, c’est bien parce qu’au-delà de la tragédie et de l’horreur, il soulevait une foule de questions morales, sociales et juridiques. Qu’est-ce qui peut pousser un tel homme à commettre un tel crime ? Où se rejoignent et se séparent la folie, la conscience et la responsabilité ? Quels droits ont les victimes d’actes criminels au Québec ? La justice est-elle à la remorque de la psychiatrie ? Aurait-il vraiment été acquitté en premier lieu s’il n’était pas un médecin blanc bien nanti ?

Ce ne sont pas ces questions-là que pose la pièce. Il ne s’agit pas de comprendre ce meurtre odieux. Il ne s’agit pas de questionner le système de justice. Les questions soulevées sont d’un tout autre ordre et rarement, dans le débat public, se rend-on à elles. Qu’est-ce qu’il se passe après ? Après l’acte, après le cirque médiatique, après le verdict ? « L’avez-vous regardé Turcotte au procès ? » nous demande René Richard. « Il ne lève jamais les yeux. Son regard est barré au nombril des autres. Ça lève pas plus ». Il ne s’agit pas ici de le prendre en pitié ou non. Si le metteur en scène fait cette observation, c’est plutôt pour lancer une question d’ordre philosophique : une vie à fuir le regard des autres, est-ce encore une vie ?

À sa première version, le titre de la pièce était Le patient d’Adèle. René Richard trouvait cela beaucoup trop anecdotique. Et c’est en poussant Serge à expliquer son élan de départ que le titre est apparu comme évidence : Après. Acquitté ou non, il devient quoi, lui, après ? Y a‑t-il un présent possible, où il est condamné à ne vivre que dans le passé de l’acte commis ? Et nous tous, on retient quoi de tout cela, après ? On le classe comme un banal fait divers et on passe à d’autres choses ?

— Le pire qui pourrait nous arriver, c’est que le spectacle fasse consensus, rappelle René Richard.

— On s’entend. Le théâtre n’est pas là pour ça, répond Sylvain.

— Nous, on va prendre le bouillant, pis on va le faire bouillir ! On va essayer de tout dire.

L’ambition est là : offrir quelque chose comme un kaléidoscope de cette vaste problématique de la responsabilité, de la condamnation et de la réhabilitation possible ou impossible. Et en même temps, « humilité » est le mot qui revient le plus souvent dans la discussion. Il faudra dépouiller la scène. Trouver un ton et un niveau de jeu qui soit juste sans trop en faire. Ne pas offrir de réponses, ne pas faire la leçon. Seulement poser des questions. En particulier, ces deux-là que soulève René Richard : Jusqu’à quel point le fait de pardonner à l’autre est condamnable ? À quelles conditions, le pardon peut-il suivre une condamnation ? 

Le travail ne fait que commencer, mais déjà on sent que toute l’équipe est fébrile et excitée par ce projet théâtral hors-norme. De l’aveu même de Serge, « c’est une drôle de patente qui m’échappe. Je sais plus trop plus quoi dire sur cette pièce ». Et lui que les clichés éculés comme « audace » et « prise de risque » agacent en général, se voit contraint cette fois-ci de le reconnaitre : « C’est la première fois que je trouve que c’est audacieux. Mais bon. Ça l’est peut-être pas non plus ». Ce sera au public de juger.

Après tout, l’espace théâtral n’est ni la scène, ni la salle, mais ce champ indéfini qui se déploie entre une proposition artistique et sa réception par le public. Au terme de cette première lecture d’Après, c’est le scénographe Jean Bard qui résume le mieux cette idée et la mise en abime qu’elle implique : « Décider de monter ça, avoir fait ce choix-là, c’est aussi quelque chose que l’on soumet au jugement du public dans le spectacle. »

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