Le magazine
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d’Aujourd’hui

Neil Mota

Il y a des solitudes. Quand, au final, le système de justice a fini son travail, que les médias, en aval, en amont, en parallèle, par dessous, par devant, en ont fait autant, il reste la vie, et des êtres face à face. Un univers auquel tous les acteurs qui s’agitaient jusque-là sur la place publique n’ont pas accès. Il faut dire que tout y est plus gris, plus flou, plus terne, plus souterrain. L’envers du spectaculaire, l’autre côté de la mise en scène. On est là où ça n’intéresse plus personne.

Serge Boucher a choisi de parler de l’Après, de titrer ainsi sa pièce, et il s’est lancé de ce fait dans un défi bien plus difficile à confronter qu’on ne le croit.

Cette interrogation menée de l’autre côté du miroir du crime n’est pas totalement absente du monde de l’art. Ces dernières années, des œuvres qui l’ont abordée ont connu une vraie popularité : Il faut qu’on parle de Kevin de l’Américaine Lionel Shriver, paru en 2003 et dont on a tiré un film aussi bouleversant que le livre, où la mère du tueur tient le rôle central ; Comment devenir un monstre de Jean Barbe, roman québécois qui remonte, lui, à 2004 et qui s’appuie sur la relation entre un avocat et son client, accusé de crimes de guerre. Toute la populaire télésérie Unité 9 qui met en scène, pour la première fois au Québec, la vie de prison est basée sur cet après aux conséquences multiples et aux ramifications insoupçonnées.

On reste néanmoins à la marge de l’ordinaire : les assassins de masse ou de guerre dont on tente de comprendre la naissance ; la vie en dedans avec parfois un coup d’œil sur l’en-dehors. Mais capter la quotidienneté faite de liens qui se poursuivent en dépit de la tragédie, insister là-dessus plutôt que sur la condamnation, c’est plus rare, car plus dérangeant. Dans une petite société comme la nôtre, oser présenter une pièce qui se fond dans le moule d’un drame qui s’est réellement produit, qui a suscité des vagues profondes d’indignation et qui a conduit à la tenue de deux procès devant jurys, le faire en se tenant d’un seul côté, c’est obliger chacun à plonger dans le tabou et à admettre que le présent continue.

Dans cette temporalité-là, on est dans les draps que l’on change, le prix du loyer, les échanges en apparence inoffensifs — « Vos armoires de cuisine sont propres ? » — , les fêtes de famille… La Tragédie ne s’efface pas, mais elle est en filigrane du quotidien et ceux qui dorénavant s’y frotteront ne seront pas dans la lumière. Qui pense à l’infirmière qui prend soin de l’homme qui a tué ? Qui songe au gardien qui le côtoiera jour après jour s’il est emprisonné ? Qui pense à l’ami, la famille qui acceptera, se résoudra, à continuer à ses côtés ? Qui pense à l’avocate qui en recueillera les confidences durant sa détention ? Qui pensent à ceux qui n’ont pas le choix d’y être, peu importe ce qui s’est passé. Qui pense à ce qu’ils pensent de l’homme qui a tué.

Mais oser y penser, n’est-ce pas trahir ? Car si la tragédie existe, si drame il y a, c’est bien parce que quelqu’un est tombé, qu’il y a des victimes et des innocents. Touchés, blessés, à mort, à hurler. Y penser, n’est-ce pas choisir son camp ?

Dans les médias, le monde auquel j’appartiens depuis trente ans, il y a des protagonistes : gagnants, perdants, héros, ennemis, gentils, vilains, victimes, observateurs, commentateurs, juges, critiques… Même avec nuances, même avec explications, tous finissent par entrer dans de petites cases. Il le faut bien pour rendre l’actualité lisible. Les médias, quel que soit leur créneau, quelle qu’en soit la plateforme, ont depuis leur origine eu pour limite de devoir résumer le monde en quelques minutes. Droit au but pour être lu ou entendu. Un de mes patrons de jadis, catégorie implacable, répétait que tout se joue dans les deux premiers mots : ce sont eux qui donneront ou pas l’envie de lire un texte. Juste leçon, et c’était bien bien avant l’avènement des messages en 140 caractères.

C’est dire si la complexité doit être minimisée, voire (souvent!, tout le temps!, diront certains) évacuée. C’est dire aussi si la plus grande complexité qui soit, celle de la nature humaine, n’a pas l’espace pour s’étaler. Les acteurs de nos histoires peuvent passer d’une case à l’autre, ils ne peuvent en occuper deux en même temps. « C’est quoi ton lead ? », fait le patron au journaliste. « Hein ? l’histoire d’un gars déboussolé, pis sa femme est partie, pis franchement ça s’est fait tout croche, pis y fait chaud, pis le p’tit braille, pis ça dérape, pis lui y regrette, pis pour corriger ça, y s’enfonce, pis… Heille, peux-tu te contenter d’écrire qu’un ingénieur est accusé du meurtre de ses deux enfants ! C’est pas un roman ton affaire, c’est un texte de 500 mots, max ! » Encore heureux, parfois ça finit en brève de 500 caractères.

On parle de forme ici, contrainte acceptée dès qu’on entre dans ce métier sinon on ne le ferait pas. Une forme qui tient d’ailleurs du sport : on peut y devenir très performant, savoir glisser l’adjectif judicieux en 300 mots, ou la pause qui dit tout dans un topo de 30 secondes. Laisser l’autre dans sa case, mais y mettre de la couleur.

Mais les médias appartiennent eux-mêmes à une société. Qui nourrit l’autre ? On peut en débattre. Les sociétés n’ont toutefois pas attendu les médias pour trouver des gens vers qui retourner leurs angoisses, sorcières d’hier qui personnifiaient le diable, monstres d’aujourd’hui qui s’en prennent à l’innocence.

De nos jours, les monstrueux d’exception décapitent — dans un autobus, comme on l’a vu il y a quelques années ; dans les odieuses prises d’otages qui sont le fait de terroristes religieux radicaux — ou tirent à tout-va sur des foules ciblées ; les monstrueux ordinaires, eux, tuent leurs enfants. Quand les enfants sont beaux, quand la maison est belle, quand l’assassin gagne bien sa vie, est intelligent et apprécié, l’impossibilité de comprendre n’en est que décuplée. L’envie de tout polariser aussi. C’est qu’il y a une mère dans les survivants, et que c’est à elle qu’il faut s’identifier. Nous faisons ce choix, comment réagir autrement. Mais quand on est l’infirmière qui doit veiller le tueur, combien de temps peut-on s’en tenir à cette option ? Combien de temps avant que l’humain en l’autre vienne nous toucher ? Et qu’est-ce que ceux tenus en dehors de ce huis clos pourront y comprendre ?

Ces questions pour moi ne sont pas théoriques. J’ai connu autrefois comme je côtoie aujourd’hui des gens qui fréquentent cet univers de l’après-crime, parallèle à nos mondes de lumière. Ce dont ils témoignent est très loin du cinéma, très traversé par le trouble et l’ennui.

L’an dernier, Le Devoir consacrait tout un dossier à ce sujet inusité : vieillir en prison. Le parti pris aveugle et obsessif du gouvernement conservateur en faveur de la loi et l’ordre ont profondément modifié tant la durée des séjours dans les pénitenciers fédéraux que la manière dont on y vit. Aujourd’hui, 20 % des détenus qui s’y trouvent ont plus de 50 ans. Au Québec même, la population carcérale fédérale qui a plus de 70 ans a doublé en dix ans. Les libérations conditionnelles sont plus difficiles à obtenir, alors on fait son temps. Et ce temps est d’autant plus long que sous l’administration de Stephen Harper, tout a été mis en place pour étouffer l’espoir. On s’y retrouve à deux par cellule, on y mange des plats congelés, on y boit du lait en poudre, on paye très cher le moindre appel téléphonique, on doit rembourser de plus en plus d’items à même sa maigre allocation quotidienne… On y a coupé les programmes de formation — pâtisserie, cordonnerie, débosselage, art, DEC, baccalauréat… — et ceux d’aide à la sortie de prison, fermé les bibliothèques, réduit l’accès à l’aumônier. On ne finance plus les groupes de soutien, ceux qui sont là pour aider à la transition. Une addition de mesquineries qui laisse tout le champ libre à l’explosion des frustrations, au cumul des tensions.

Dans un tel confinement tant physique que psychologique se déploie encore plus fort une terrible soif de l’autre, de se raccrocher à quelqu’un, ces quelques rares qui sont encore accessibles quand toute la société vous crie sa haine quand votre nom résonne, vous laisse vous dessécher dans l’indifférence quand votre nom ne circule plus. Un des ex-détenus rencontrés dans le cadre du dossier du Devoir avait eu spontanément cette remarque : « Le monde, ils savent pas c’est quoi, la prison ; t’as pas d’amour, pas d’affection. L’amitié ? C’est relatif. »

Les vieux détenus y meurent souvent seuls d’ailleurs. L’enquêteur correctionnel du Canada, Howard Sapers, évalue que de 50 à 60 détenus décèdent par année : 10 par suicide, les autres de mort naturelle. Les soins de fin de vie sont appropriés, là n’est pas le problème. C’est plutôt qu’il ne reste plus grand monde autour. Plus le crime est grave, plus il est odieux, plus les familles coupent les ponts. Un aumônier interviewé racontait que lorsque la fin arrive, son équipe tente de retrouver des gens que le détenu a connus dans le passé. Ce sont souvent des intervenants…

Mais pour survivre, il faut bien quelqu’un autour de soi à qui on peut simplement dire qu’il fait beau dehors ou qu’on aurait don’ envie d’un bon steak sans que cela déclenche un sursaut d’indignation ! Quelqu’un qui s’abstiendra de juger, même le fait qu’on garde bien en vue dans sa cellule la photo de son bébé qu’on a tué en le secouant. Ou qu’on est traité pour pédophilie. Quelqu’un qui accepte de lire entre les lignes du silence.

Se faire raconter tout cela s’avère parfois aussi dur à entendre que la révélation du crime lui-même. Pourquoi m’obligez-vous à regarder un humain ? J’aimerais bien mieux ne pas le savoir que monsieur le détenu s’ennuie, qu’il dessine superbement pour ne pas sombrer ou qu’il s’accroche le samedi soir aux appels d’un bénévole ou de son avocat, qu’il attend en vain des visites, qu’il cherche le sens de sa vie pourrie, qu’il peut être drôle, timide, insupportable, exemplaire, qu’il est en explications alors que je le voudrais en excuses, qu’il est en révolte alors que je le souhaiterais en rédemption. Qu’il use gentiment de son charme auprès d’une infirmière alors qu’il vient de tuer ses enfants. Hé, ho, y’a des victimes ici ! Faudrait pas les oublier ! Je me bouche les oreilles, je me ferme les yeux, je veux tourner la tête. Ce patient, cette infirmière, ce prisonnier, cet intervenant n’entrent plus dans les cases. Et je les verrouille ainsi dans leur solitude.

Et pourtant tous les jours, sous l’article du journal, sous la photo et les images, tout ceci a cours à travers le Québec, dans une épaisseur de vie que masquent la vitesse, le bruit, les écrans et nos a priori. À défaut de le voir, reste l’art pour en rendre compte.

En lien avec le spectacle Après
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