Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

graphisme Mathilde Corbeil

L’auteur Guillaume Corbeil n’a pas tardé à se faire remarquer dans le paysage culturel québécois. Finaliste en 2008 d’un Prix du Gouverneur général et récipiendaire du prix Adrienne-Choquette pour son recueil de nouvelles L’art de la fugue, il publie son premier roman, Pleurer comme dans les films, dès l’année suivante. En 2010, il signe Brassard, une biographie saluée du célèbre metteur en scène. Ce diplômé de la promotion 2011 de l’École nationale de théâtre du Canada conclut avec Unité modèle une trilogie sur la question de l’image entamée en 2013 avec la remarquée Cinq visages pour Camille Brunelle (Prix de la critique pour le meilleur texte, le prix Michel-Tremblay et le Prix du public au festival Primeurs, à Saarbrücken) et poursuivie en 2014 avec Tu iras la chercher. Il se prête ici à l’exercice des 6 questions de Sylvain Bélanger.

1 — Cher Guillaume, pour ceux qui te découvrent pour la première fois, dis-nous : comment te décrirais-tu en tant qu’artiste ou auteur dans le paysage théâtral québécois ?

Je commencerais, j’imagine, par dire que je suis un auteur obsessif : à la base de mes pièces, il y a un projet formel et je veux la structure précise au millimètre près. Au niveau du contenu, je creuse sans arrêt la question de l’image, dans mes textes comme à la maison, le soir, en mangeant des pâtes avec ma copine. Et même quand je cherche à parler d’autre chose, je me retrouve – presque malgré moi – à retomber à l’endroit d’où je croyais pourtant m’éloigner.

Nous vivons dans un monde où nous côtoyons davantage des images que des êtres humains et c’est sur elles que nous calquons nos faits et gestes : photos dans les magazines, personnages de télé ou de cinéma, autant de fantasmes de nous-mêmes auxquels on a fini par croire. L’image est fascinante de par la lumière qu’elle dégage : celle de l’écran ou simplement la précision de son cadrage, et c’est dans l’espoir d’en devenir une qu’on ne cesse d’envoyer ce regard savamment appris à sa caméra pour ensuite se regarder à l’écran. Je ne serais pas surpris qu’un jour on en vienne à arracher ses yeux pour les planter au bout d’un selfie stick et vivre à la troisième personne.

Tout a commencé avec Nous voir nous / Cinq visages pour Camille Brunelle, où des personnages façonnaient leur image à leur guise sur les réseaux sociaux, au détriment de la réalité, du temps et de l’espace. Avec Tu iras la chercher, je donnais la parole à une femme qui partait à la poursuite de son image pour enfin devenir qui elle aurait voulu être. Unité modèle présente des personnages qui, tout en nous vendant une vie en deux dimensions, doivent eux-mêmes correspondre à l’image qu’on leur impose : celle du vendeur et de la marque qu’ils représentent.

Sinon, de façon plus large, je dirais que j’aime les chiens, le hockey et la géométrie.

2 — Après Tu iras la chercher et Cinq visages pour Camille Brunelle, tu complètes maintenant, avec Unité modèle, une trilogie sur « l’image ». C’est ainsi que tu la nommes. Dès le départ, tu savais que tu creuserais autant cette idée ? Penses-tu être arrivé au bout de celle-ci ? Y a‑t-il encore des dimensions que tu souhaites explorer sur cette notion de l’image ?

En fait, la trilogie est arrivée par accident — pour faire plus sérieux, je dirais qu’elle s’est imposée. En commençant à écrire Tu iras la chercher, j’avais l’impression de me réinventer comme auteur. Je me disais wow, je ne suis jamais allé là. Puis je me suis rendu compte que ça parlait pratiquement de la même chose que Cinq visages, mais pas de la même façon : dans les deux pièces, les personnages poursuivent une image qui leur échappe. Pour plaisanter, je disais que Tu iras la chercher était le sequel de Cinq visages. Puis j’ai eu envie de lier ces deux pièces avec une troisième et c’est ce qui m’a guidé dans l’écriture d’Unité modèle : mettre en place un dispositif qui ferait écho à celui des deux autres textes et tisser un jeu de références. Maintenant, j’aimerais beaucoup dire que j’ai fait le tour de la question, mais… (voir question 1.) Je vais aussi publier cet hiver un recueil de contes de princesses qui aborde le sujet d’un autre angle (mais peut-être pas non plus [ici aussi, voir question 1]).

3 — Tu as d’ailleurs écrit : « Si je veux être honnête avec moi-même, je suis un citoyen de l’image, dans le sens que c’est en elle, et non mes origines ethniques ou je ne sais quoi, que ma vision du monde est enracinée. L’image détermine qui je suis, elle est le fondement de mon identité. » Un tel jeu axé sur l’image pose des questions sur l’authenticité, à une époque où chacun peut revêtir un personnage social sur les différents réseaux, politiques ou sociaux (et autre surproductivité de selfies.) Selon toi, l’authenticité est-elle encore possible ?

Je vais devoir revêtir mon costume d’auteur qui proclame de grandes vérités et commencer une phrase par « Dans le monde d’aujourd’hui », mais bon, allons‑y quand même… Dans le monde d’aujourd’hui, donc, tout est devenu image, même l’authenticité. Je dirais même, surtout l’authenticité. Se voudrait authentique un moment qui serait pur, c’est-à-dire inconscient de sa réflexion dans le miroir et de sa perception dans le regard des autres. En ce sens, j’imagine qu’on peut être authentique un bref instant, dans un moment de distraction ou en dormant, j’imagine aussi qu’on est authentique dans le coma et dans la mort. Et encore ! Je suis certain qu’on se regarde mourir et, comme on le fait toujours pour la première fois, on ne sait pas comment s’y prendre et on doit se retrouver à imiter des scènes que l’on connait et, en jetant du coin de l’œil un regard vers son reflet dans le miroir, se trouver touchant ou pathétique selon nos talents d’acteur.

Certaines personnes diront n’accorder aucune attention à l’image. Dans un monde où tout est image, s’en moquer devient l’image ultime : c’est une façon de montrer (aux autres, mais surtout à soi-même) qu’on n’est pas une victime de notre époque. À la télé, on montre les cernes d’une femme et on dit : regardez, c’est vrai. Alors que tout est avalé par l’image, l’authenticité est la promesse que quelque chose, quelque part, parviendrait à y échapper : un monde de premières personnes qui s’ignoreraient à la deuxième et à la troisième. C’est un Eldorado, une terre promise, une histoire qu’on raconte aux enfants pour leur faire croire que le monde n’est pas si terrible.

4 — Tu as dit en répétition être fasciné par le grand écart que l’on exécute souvent en théâtre entre « dire des choses » et « vendre des choses ». Ça sonne bien sûr comme une critique du théâtre qui se fait en ce moment, mais qu’est-ce que ça signifie exactement ?

Un spectacle dit quelque chose, mais il cherche aussi à se vendre lui-même, à vendre la salle où il est présenté, voire l’auteur et le metteur en scène, qui espéreront que cela servira de tremplin pour leur carrière (ce sont des choses qu’on entend et qu’on se surprend parfois soi-même à penser). Mais c’est aussi vrai en sciences, alors que les chercheurs doivent prouver en quoi leurs travaux sont utiles pour être financés, et en politique, où toute prise de position sert davantage à promouvoir un parti ou un candidat qu’à véritablement défendre une idée. Les idées ne sont plus que des slogans. Si les réseaux sociaux sont aussi populaires, c’est qu’ils nous permettent de façonner notre image et de la promouvoir — de nous vendre.

En 2012, on a reproché aux étudiants, qui protestaient dans la rue, de nuire aux activités commerciales. Comme si la rue n’était pas un espace qui nous appartenait, mais un centre d’achat, où des publicités nous orientent dans un réseau de magasins. Comme tout le monde, j’ai cru que quelque chose se passait à ce moment-là, qu’un mouvement remettait en question la logique marchande de notre société. Le PQ a profité de la vague pour se faire élire et, trois ans et demi plus tard, du printemps érable il ne reste que de beaux livres et un numéro spécial d’Urbania. Et j’imagine que ceux qui avaient conçu les affiches de la Montagne rouge de façon anonyme les ont finalement mises dans leur CV pour obtenir un bon emploi dans une boite de pub.

5 — Dans Unité modèle, les deux représentants immobiliers sont des marchands de rêve. Ils vendent du luxe illusoire, une cité parfaite, un logement idéal, une vie rêvée. Or, comme tu l’as dit à plusieurs reprises, vivre dans l’image fantasmée de soi-même mène trop souvent à la déception, à la frustration. Crois-tu qu’au Québec nous vivons avec une image fantasmée de nous-mêmes ?

Il doit y avoir d’autres peuples comme ça, mais pour moi, ce qui définit les Québécois, c’est leur haine d’eux-mêmes, quelque chose qui est peut-être provoqué par l’échec répété de leurs rêves. Tous les Québécois détestent les Québécois ; nous jugeons et condamnons sans arrêt le reste de la population en nous en excluant et, étrangement, c’est dans le Grand Nord, c’est-à-dire dans des paysages sans humains, qu’on se sent au Québec.

Ma mère dit toujours, quand elle regarde la télé, qu’elle n’est pas vraiment « tivi », mais bon, des fois elle regarde son « petit programme à la televeusion », et elle le dit avec une forme de dérision qui se moque du Québécois moyen, qui, lui, regarderait la télé. Elle fait quelque chose en prenant bien soin de préciser qu’elle ne le fait pas, qu’elle n’est pas de ces gens qui font ce qu’elle est en train de faire, comme si, en regardant la télévision, elle était en fait au théâtre, au musée ou à l’opéra. J’ai l’impression que, dans l’attitude de ma mère avec la télé, il y a une fable qui parle du Québec face à lui-même.

6 — Ça fait longtemps que nous vivons dans une société de consommation. Mais j’ai tout de même l’impression que nous sommes de plus en plus happés par nos aspirations au luxe. Or, il faut bien être réaliste, très peu accèdent au vrai luxe. Le 1 %, disons. Le 99 %, lui, n’aura rien, ou alors du faux, du toc, du luxe cheap. Mais ces envies renforcent quelque chose comme un clivage social ne trouves-tu pas ? Puisqu’Unité modèle soulève indirectement la question de la gentrification, penses-tu que ce clivage va en s’agrandissant ?

Je ne sais pas si le luxe du 1 % est plus vrai que celui du 99 %. Il a plus de moyens, plus de démesure, mais il reste pour moi l’imitation de celui de ces êtres lumineux que l’on voit à l’écran. Le documentaire The Queen of Versailles présente un couple de multimillionnaires, voire de milliardaires, en train de se faire bâtir une maison composée d’éléments du Palais de Versailles et du Caesars Palace ; elle rêve d’être une princesse, elle achète même des lustres et des vitraux, et lui se projette dans un modèle de la réussite économique, en ce sens sa femme (blonde, jeune et belle, si je me souviens bien c’est une ancienne Miss America) est un miroir qui lui renvoie l’image de sa réussite.

Comme les pauvres aspirent à une vie à l’image de celle des riches, la leur est aussi l’imitation d’une autre. C’est en ce sens que j’ai appelé ma trilogie Les colonies de l’image : nous vivons dans un monde qui imite ses propres représentations. Ce sont elles qui, en débarquant sur terre, se sont imposées comme modèles.

Le terme français pour gentrification est embourgeoisement. Mais cet embourgeoisement n’est pas réel – de nouveaux bourgeois ne sont pas soudainement apparus, rendant nécessaire la construction de nouvelles résidences pour accueillir cette population soudain hors de contrôle ; au contraire, tous les chiffres parlent de l’appauvrissement de la classe moyenne — il est davantage une sorte de promesse. En achetant cette unité, vous deviendrez un bourgeois, mais il serait plus juste de dire : votre vie sera désormais à l’image de celle d’un bourgeois. La gentrification est une traversée du miroir. Les unités sont des espèces de décors dans lesquels on peut devenir un personnage : l’image d’un être humain.

En lien avec le spectacle Unité modèle
Facebook Twitter LinkedIn Courriel