Dans chaque édition du 3900, un artiste se prête au jeu des 6 questions posées par le directeur artistique Sylvain Bélanger. C’est l’occasion d’approfondir certaines réflexions, mais surtout de présenter les mécanismes et les questionnements qui se cachent derrière l’écriture ou la mise en scène d’une œuvre. Pour cette édition, c’est le metteur en scène Philippe Cyr, qui revient sur la création de Corps titan (titre de survie) d’Audrey Talbot ! Son travail extrêmement rigoureux et sensible a pu être remarqué entre autre grâce à J’aime Hydro de Christine Beaulieu et Le brasier de David Paquet. Il nous parle ici de sa perception du métier de metteur en scène, de l’importance de la collaboration dans le processus de création et de la particularité d’aborder des matières documentaires et intimes.
1 — Pour toi, en quoi l’histoire d’Audrey devient-elle spécifiquement théâtrale ?
Entre Audrey et le théâtre, il y a une ligne de vie. Tout au long de sa guérison, elle s’est accrochée à l’idée qu’elle remonterait sur scène. La voir aujourd’hui sur les planches du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui est le seul chemin qu’elle pouvait prendre, une étape incontournable à ce parcours exceptionnel. Audrey est avant tout une comédienne et c’est dans une suite logique de réappropriation de toutes les sphères de sa vie que Corps titan (titre de survie) culmine.
La voir reconstituer sur scène des moments dont elle n’a aucun souvenir donne à la représentation un sens profond. Comme si nous revenions aux notions de base de l’art théâtral : se raconter, se représenter, se jouer, s’écouter, se souvenir.
2 — La mise en scène de Corps titan (titre de survie) implique une collaboration à l’écriture de ta part, une forme d’appropriation de la matière textuelle très tôt dans le processus. En quoi la forme du spectacle commence-t-elle à se définir lors de cette période de collaboration avec l’autrice ? Et vice-versa, en quoi cette idée de mise en forme influence-t-elle l’écriture ?
Dans ce type de travail, la frontière entre les rôles s’embrouille à plusieurs occasions. Bien que je sois très présent dès le départ, je ne suis jamais celui qui détermine le contenu final. Ma perspective est toujours celle de la mise en scène. Quand je lis un texte, je l’approche comme une partition en tentant d’en dégager les rythmes et les sensations. C’est de cette perspective, plutôt transversale, que je commente et analyse le récit en construction.
Dans ce périlleux exercice, je tente d’exacerber la théâtralité en cernant les forces en présence. J’aime imaginer que je suis le gardien de la scène et que je ne laisserai y pénétrer que ce qui est théâtral. Il doit y avoir une nécessité à monter sur scène, à prendre la parole, à jouer ensemble sous le regard attentif du public. Cela peut sembler banal, mais dans les faits c’est complexe. Trouver la spécificité scénique d’une œuvre est mon cheval de bataille pour toutes les créations. On ne peut monter sur scène sans l’assurance que ce que nous y vivrons est impossible à reproduire ailleurs. C’est en ce sens que je questionne tous les éléments d’un texte en construction pour en définir la forme. Cette forme doit elle aussi contenir le propos. Elle doit être structurée pour transmettre une partie du discours et répondre à des codes qui n’appartiendront qu’à l’œuvre en cours.
3 — L’idée de « se mettre au service de », la notion de collaboration, ça demande une approche et même une attitude toute particulière face à la matière dramaturgique, mais aussi face au sujet traité qu’on te confie. Parle-nous de cette posture délicate.
Il y a des projets dont les fondements sont plus grands que nature. Ceux-ci commandent humilité et respect. C’est le cas avec Corps titan (titre de survie). Il n’y a pas d’autre façon d’y faire face, car devant ce type de récit, nous sommes ignorants. Une telle histoire de vie renferme des éléments insoupçonnés, presque impossibles à imaginer. Devant une matière si dense et sensible, je pense souvent que mon travail de metteur en scène consiste à « me tasser du chemin ». Je suis donc souvent dans une posture très délicate où je tente de rendre visibles les fils de soie qui tissent le récit sans jamais les briser. J’aime l’idée que parfois mon travail consiste à être en retrait au profit de quelque chose qui dépasse tout geste que je pourrais porter à la scène.
Cette posture de l’ignorant est pour moi fondamentale dans la façon dont j’entrevois ma pratique. À mon sens, il n’y a pas de dialogue possible avec celui qui sait. Il y en a un avec celui qui cherche.
4 — Avec ce titre évocateur de Corps titan (titre de survie), cette impressionnante histoire de survivance, quelle place réserves-tu au travail du corps, avec Audrey et les autres interprètes ?
Nous suivons l’histoire d’un Corps, du moment de l’impact au jour d’aujourd’hui. Nous empruntons souvent aux mouvements véritables du processus de réadaptation physique qui, pour les non-initiés, peuvent paraitre surprenants. Nous collaborons avec Jacques Poulin-Denis, danseur et chorégraphe ayant lui aussi subi un accident, afin de transposer le plus justement possible certains passages, mais également pour dégager la poésie de cette réalité particulière.
Il faut poser les yeux sur les petites victoires du corps comme quand soulever un doigt est l’équivalent de soulever une montagne.
5 — Tu as une expérience importante avec les démarches performatives et issues d’un travail documentaire (iShow, J’aime Hydro, Ce qu’on attend de moi, etc). Comment s’inscrit Corps titan (titre de survie) dans cet aspect de ta démarche qui se développe avec assurance ?
Cette création s’inscrit dans la veine des grands récits. Bien que la matière soit réelle, c’est-à-dire autobiographique, nous racontons une histoire au sens plus classique du terme. Ce faisant, Corps titan (titre de survie) se rapproche de J’aime Hydro. Toutefois, le spectacle puise dans l’esprit performatif qui traverse le iShow ou encore Ce qu’on attend de moi, avec la présence en scène d’un ou de vrais protagonistes du récit. Ici, le fait qu’Audrey monte en scène est un geste d’une grande puissance. Elle invite le réel sur scène pour le sublimer.
Ce qui unit les créations nommées dans ta question est le fait que la scène devient le lieu d’une compréhension viscérale des sujets abordés. Dans chacune de ces créations, les actions performées le sont dans le but de créer un espace où le dialogue entre la scène et la salle peut exister.
6 — Il y a actuellement un fort courant théâtral issu de démarches documentaires, mêlées souvent d’autofiction. Comment expliques-tu ce phénomène qui bouscule les notions de texte dramatique et de personnage ? Et que dire de la place de la fiction, aujourd’hui ?
Plus tôt, j’ai utilisé le mot récit. C’est, entre autres, l’une des choses qui subsistent à travers les démarches documentaires. En fait, pour moi, le texte dramatique et le personnage ne sont pas bousculés par le théâtre documentaire. Au contraire, nous pourrions considérer ce courant comme une réponse musclée au théâtre post-dramatique qui, lui, porte à la scène des textes sans fil narratif et sans personnages à proprement parler. En ce sens, le théâtre documentaire pourrait même renforcer ces notions puisqu’il défend les grands récits et qu’il porte à la scène des personnages plus grands que nature, même si ceux-ci proviennent du réel.
Pour ce qui est de la fiction, comme elle envahit toutes les sphères de la société, elle n’est plus l’apanage de la création artistique. La politique, la publicité, l’information se sont appropriées les techniques de la fiction et sont passées maitres dans l’art du storytelling. Si l’on combine ce phénomène à la surabondance des contenus, il devient parfois difficile de s’y retrouver, d’avoir foi en ce qui nous est communiqué. Le théâtre documentaire m’apparait donc, pour utiliser le vocabulaire du marché financier, une valeur refuge. C’est-à-dire une forme de relation privilégiée à l’histoire qui nous est racontée, avec en prime une confiance décuplée pour ceux qui nous la livrent. Se rassembler dans un même lieu, dans une même temporalité, instaure un rapport à l’information impossible à reproduire par d’autres médiums, ce qui donne au théâtre documentaire une grande valeur en ces jours confus.