Le magazine
du Centre
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d’Aujourd’hui

Dans chaque édition du 3900, un artiste se prête au jeu des 6 questions posées par le directeur artistique Sylvain Bélanger. C’est l’occasion d’approfondir certaines réflexions, mais surtout de présenter les mécanismes et les questionnements qui se cachent derrière l’écriture ou la mise en scène d’une oeuvre de théâtre. Pour ce numéro, les autrices Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent du Théâtre de l’Affamée reviennent sur l’origine de leur spectacle Guérilla de l’ordinaire. Artistes en résidence à la salle Jean-Claude-Germain pour une deuxième saison, elles nous parlent de leur engagement, de leurs inspirations, mais aussi de l’évolution de leur réflexion sur le(s) féminisme(s) et la figure de la femme portée disparue.

1 — D’où vient le nom de votre compagnie, le Théâtre de l’Affamée ? Sa signification a‑t-elle évolué depuis sa création et quelles sont ses résonances avec l’actualité ?

Dix ans se sont écoulés depuis nos premières réflexions autour des fondements de notre démarche artistique. Ça demande beaucoup, beaucoup d’humilité pour déposer ici LA toute première version de notre mandat de compagnie — attention, personnes sensibles aux jeux de langage s’abstenir — qui se nommait alors : Le Théâtre de La Femme Et…

2008… Théâtre de La Femme Et…
(Note : le féminin est ici employé pour nourrir le texte.)

La Femme, comme point de départ, comme origine de la création ;
La Femme et ses rôles, sa place ;
La Femme et toutes ses formes, sa poésie ;
La Femme et ses mondes au-dedans et en dehors ;
La Femme et… son théâtre, dans l’urgence qu’a l’Affamée de trouver son pain.

Créations ou oeuvres tirées de la dramaturgie contemporaine d’ici et d’ailleurs, les Affamées donnent la parole aux femmes. Que ce soit par l’entremise d’un texte ou de la mise en scène, c’est d’un point de vue féminin qu’elles souhaitent traduire leur époque. Elles font des différentes formes de langage un moteur. Recherche d’une langue originale et vivante, métissage des genres, le texte et l’actualisation de sa portée sont leurs armes de front.

Le Théâtre de La Femme Et… s’engage :
À ce que ses productions soient majoritairement des créations ;
À ce que plus de la moitié de ses équipes de travail soient composées de femmes.


2018… Théâtre de l’Affamée
(Note : le féminin est ici employé pour nourrir le texte.)

Les femmes et leurs expériences dans les sphères privée, sociale, politique et artistique ;
Les femmes et leurs histoires plurielles, traversées par les féminismes ;
La Femme et son théâtre, dans l’urgence qu’a l’Affamée de trouver ses vivres.

Les Affamées croient qu’il faut s’investir à (re)créer et à faire (re)vivre une culture des femmes. Elles voient la scène comme un lieu fertile à la création de personnages complexes et intéressants, féminins, masculins ou qui s’identifient autrement, qui interrogent leur contemporanéité. Dans une langue québécoise actuelle et radicale, elles cherchent à transcender le quotidien afin de se réfléchir et de nous réfléchir collectivement. C’est par une analyse féministe des sujets et du processus créateur qu’elles affirment leur engagement.

Comparer ces deux versions de notre mandat est un exercice très révélateur du cheminement que nous avons fait en tant que femmes artistes et du développement de notre perspective féministe, une matière en constante évolution. Au-delà du fait que c’est un peu drôle de revisiter notre point de départ (avec toutes ses maladresses !), nos préoccupations et nos aspirations se dessinaient déjà, mais nous manquions d’outils pour les articuler. De King Kong Théorie de Virginie Despentes au Féminisme québécois raconté à Camille de Micheline Dumont, en passant par le Théâtre Expérimental des Femmes et le Théâtre des Cuisines, nos nombreuses lectures, enquêtes et recherches nous ont fait nous remettre grandement en question et nous ont façonnées. Les conférences-performances qui ont mené à l’écriture du documentaire indiscipliné La coalition de la robe, en collaboration avec l’autrice et doctorante en lettres à l’Université d’Ottawa Marie-Claude Garneau, ont été déterminantes. Elles nous ont permis de poser un regard critique sur notre propre travail, sur nos vies, notre engagement et notre milieu.

Notre nom de compagnie, au féminin pluriel, quoiqu’initialement relié à notre urgence de créer dans la précarité, prend aujourd’hui un sens beaucoup plus large à la suite de notre militance des dernières années. Il s’est politisé. Notre présence dans différents colloques universitaires, milieux communautaires et littéraires pour traiter d’actions possibles, de désobéissance et d’analyse féministe avec notre Coalition, ainsi que notre implication au sein des Femmes pour l’Équité en Théâtre a largement contribué à faire de nous des Affamées, prêtes à faire valoir le travail des femmes et à dénoncer leur sous-représentation dans le milieu théâtral francophone québécois.

2 — Guérilla de l’ordinaire a évolué depuis sa présentation laboratoire à Zone Homa en 2016. Il semble y avoir eu un passage des numéros éclectiques à un recentrage sur la figure de la disparue. Comment le projet a‑t-il évolué et pourquoi ?

L’accumulation de scènes demeure bien présente. Leur succession, en rafale, provoque un trop-plein, une saturation, et fait partie de l’ADN de la pièce, incarnant peut-être même l’une des hypothèses ayant mené à cette disparition…

La figure de la disparue devient un motif qui engendre une mobilisation immédiate et le choc créé entraine de nouvelles dynamiques, bouleverse les rapports entre les gens tout comme le regard posé sur ceux-ci. La disparition est-elle subie ou désirée ? Son origine mystérieuse dérange, suscite l’effroi, mais aussi de la fascination. C’est le fil conducteur, la toile sur laquelle toutes et tous peuvent projeter leurs propres désirs, voire leurs fantasmes et disparaitre.

3 — On ressent une réflexion sur la solidarité, le refus de l’oubli et une volonté de rendre justice dans Guérilla de l’ordinaire. Comment pensez-vous la portée sociale du texte, que voulez-vous rendre visible ?

La pièce rassemble un groupe d’individus lors d’une vigile, à la mémoire d’une femme disparue. C’est un espace qui invite au respect, à l’écoute, au partage et au soutien, mais qui n’est jamais à l’abri de celles et ceux qui souhaiteraient se faire du capital de sympathie ou jouir d’une récupération à des fins mercantiles et politiques !

Pièce chorale dont le récit est tissé d’une foultitude de scènes explorant différents modes narratifs, Guérilla de l’ordinaire nous plonge dans la quête de cette petite horde… qui cherche à comprendre ce qui s’est passé. Mais qui est-elle vraiment ? Les multiples identités possibles de la disparue nous servent à déconstruire des stéréotypes et des idées préconçues. Différentes perspectives et plusieurs points de vue cohabitent et s’entrechoquent pour révéler les dynamiques de pouvoir qui régissent tant leurs relations que les normes sociales.

C’est dans cette ébullition, cette multiplication des manifestations visibles et invisibles des violences ordinaires que surgit la colère.
Celle de ce petit groupe rassemblé ce soir-là.
Celle de cette femme disparue.
Et la nôtre.
Comme un manifeste.

« Si le vomissement est une action naturellement involontaire, il est devenu ici, pour nous, dans l’écriture, un acte délibéré et un désir d’expulser violemment des substances toxiques. »

4 — Le mot « ordinaire » dans votre titre est intrigant. À quoi fait-il référence ?

L’affirmation de notre féminisme dans nos quotidiens a entrainé une vague de débats obligés, de petites et grandes oppositions ; une série de questions « tests », de conflits même, comme si cette posture mettait en danger un équilibre, ou un ordre. L’intimidation, les violences adressées ou silencieuses et le ressac inévitable liés à l’exposition de ses convictions contribuent à l’épuisement des femmes qui dénoncent les inégalités dans leur vie ou ailleurs. Il y a autour de notre Guérilla de l’ordinaire plusieurs lectures, dont un livre (qui nous a fait du bien) « en solidarité avec toutes celles qui subissent les humiliations invisibles » : Mine de rien, chroniques insolentes d’Isabelle Boisclair, Lucie Joubert et Lori Saint-Martin.

Si le vomissement est une action naturellement involontaire, il est devenu ici, pour nous, dans l’écriture, un acte délibéré et un désir d’expulser violemment des substances toxiques. Bien que désagréable, ce procédé (ô combien libérateur) laisse de la place pour autre chose. À force d’écrire des chroniques théâtrales inspirées de faits réels et de l’actualité, nous avons aiguisé notre faculté à reconnaitre, nous avons tranquillement développé notre habileté à nous indigner.

Nous avons choisi d’exploiter notre colère.
Pour la sublimer.
Et peut-être laisser une trace de nos réflexions autour des violences dirigées contre les personnes marginalisées, invisibilisées, exclues.

C’est à un ordinaire déroutant, qui rend compte de vies singulières, qu’on souhaite convier. Un ordinaire que nous cherchons à rattacher à un sens commun : la disparue, avec son pouvoir de suggestion, entre un monde révolu et un monde en devenir, comme point de départ.

5 — Dans le contexte du 50e anniversaire du CTD’A, quels liens faites-vous entre votre démarche féministe d’artistes québécoises et une saison qui met de l’avant les conversations entre les générations ?

Nous créons et réfléchissons nécessairement à partir d’un point de vue situé, duquel nous travaillons à être de plus en plus conscientes ; c’est-à-dire que nous nous exerçons à reconnaitre nos privilèges et nos biais pour mieux comprendre qui nous sommes et où nous sommes par rapport à une situation ou un discours. Si nous tentons de développer et de défendre cette approche féministe intersectionnelle dans la création, nous ne nous sentons pas du tout en rupture avec les démarches féministes des générations précédentes, au contraire, nous revendiquons fièrement l’envie de nous inscrire en continuité avec les voix féminines et féministes de nos prédécesseures. Dans le parcours scolaire et les médias de masse, si elle n’est pas occultée, l’histoire du théâtre féministe est présentée comme appartenant à une autre époque, alors que ses créatrices sont nos contemporaines ! Et nous aspirons par notre écriture à engager la conversation avec elles, même (et surtout ?) s’il y a dissensus.

Selon vos archives, la première pièce écrite par une femme à avoir été montée ici serait l’un des rares textes de théâtre de la grande poétesse Michèle Lalonde, Derniers recours de Baptiste à Catherine en 1977, soit une dizaine d’années après la fondation du CTD’A.

Il y a plusieurs liens invisibles à dessiner entre cette autrice (que nous admirons) et notre présence à la salle Jean-Claude-Germain. Parce qu’elle a travaillé la forme du manifeste. Parce que sa poésie est théâtrale, destinée à être performée, et à forte teneur politique. Parce que son oeuvre est militante et éclectique. Ou juste parce qu’elle a publié un recueil titré Portée disparue et que c’est beau d’imaginer qu’il y a une résonance avec notre Guérilla de l’ordinaire.

Il ne faut pas sous-estimer la mémoire des lieux, ni ce que transmettent les fantômes des oeuvres qui sont passés et qui passeront à travers leurs murs…

6 — Marie-Ève, ton travail à la mise en scène de Chienne(s), très fin, se déployait subtilement, au coeur d’une installation d’une artiste visuelle, et avait pour but de nous inspirer du rôle de l’art pour affronter les maux d’une société. Avec quelle nouvelle démarche de mise en scène travailles-tu sur ce nouveau spectacle de la compagnie ?

J’écris ces mots quelques jours après les dernières représentations de Chienne(s). Produire un spectacle étant ce que c’est… ! Je commence tout juste à rêver de notre Guérilla de l’ordinaire. Mais voici ce qui germe…

Faire acte de mémoire.
(Vigile vient du latin vigil qui veut dire éveillé.e)

Dernièrement, j’ai été porte-parole d’une vigile et d’une marche à la mémoire de Gabrielle Dufresne-Élie, assassinée à l’âge de 17 ans par son ex-petit ami, et je me suis liée d’amitié avec sa famille. J’y pense beaucoup. Souvent. Ça me hante… Je pense à ces veillées commémoratives pour les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, les victimes de la tuerie de Polytechnique, Daphnée Boudreault, Clémence Beaulieu-Patry… En explorant la forme du récit bref et des destins croisés dans ce contexte de disparition, c’est une vigile qui apparait. Les espaces de recueillement se font si rares… Il faut les chercher, sinon les inventer, et les habiter. Il faut les occuper, en leur insufflant une valeur symbolique, une identité renouvelée. Occuper un théâtre. À l’image de ces lieux éphémères qui se créent à travers les villes, attendant que sévisse l’autorité des constructions nouvelles ; ou de ces petits autels qui bordent parfois le bord des routes les enjolivant ; ou de ces gerbes de fleurs déposées à l’angle de deux rues résistant aux gaz d’échappement ; ou de ces vélos fantômes installés sous un viaduc ; ou de ces portraits affichés sur une boite postale, un poteau téléphonique, la vitrine d’un magasin, ralentissant notre cadence…

Ces lieux-vigiles appellent, du moins momentanément, un état d’esprit et un rythme différents, de l’ordre du sacré, qui contrastent fortement avec la proposition d’une succession de scènes hétéroclites mitraillées jusqu’à l’écoeurement. Cette rencontre m’intéresse… La vigile me mène à réfléchir à l’image de la tour, du poste d’observation. Parce qu’il donne une vue d’ensemble, qu’il permet de voir venir, de chercher l’horizon, mais aussi, comme la pièce questionne les rapports de pouvoir, parce qu’il met en relief qu’il y aura toujours les posté.e.s en haut, et puis, les autres…

Dans la disparition, on reconnait l’absence, donc qu’il y a eu une présence, une existence… Une voix m’obsède. Cette voix accompagnera la représentation. Je l’imagine peuplée, et timbrée d’une poésie de vies modestes qui contiennent en leur infiniment petit, une grandeur et une force étonnantes.

« Il ne me reste qu’à prendre le maquis
en compagnie des fillettes guérillas aperçues en rêve
au centre d’une cathédrale.
Je reviendrai dire ma lumineuse disparition. »
- Carole David, L’année de ma disparition
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