Rubrique traditionnelle du magazine 3900, les 6 questions ont cette fois été posées à Florent Siaud pour sa mise en scène de Toccate et fugue d’Étienne Lepage, spectacle qui clôt la saison 16/17 du CTD’A. Oeuvrant à la fois en théâtre et en opéra, en France, en Allemagne, en Autriche et au Québec, Florent Siaud est l’étoile montante de la mise en scène. À Montréal, nous avons pu le voir dernièrement à l’Espace Go, à l’Usine C et au Prospero. Il a fait sensation la saison dernière grâce à sa mise en scène de 4.48 de Sarah Kane, mettant en vedette Sophie Cadieux. Le spectacle lui a valu d’être en nomination pour les Prix de la critique (catégorie mise en scène — Montréal) et a permis à Sophie Cadieux de décrocher le Prix de la critique en interprétation féminine Montréal. C’est donc avec beaucoup de confiance que Sylvain Bélanger a posé ses 6 questions à Florent Siaud.
1 — Cher Florent, ta compagnie œuvre sur deux territoires (français et québécois), autant en théâtre qu’en opéra. Toi-même tu consacres ton temps à la fois à la mise en scène et au conseil dramaturgique. En retraçant les grandes lignes de ta démarche artistique et professionnelle, raconte-nous comment Toccate et fugue s’inscrit dans ton parcours de dramaturge, de metteur en scène, de compagnie ?
Comme toujours, au départ d’un projet, il y a un coup de foudre pour un texte. Lorsque j’ai lu pour la première fois le manuscrit de Toccate et fugue, j’ai été attiré par le fait que, tout en creusant des thématiques récurrentes dans ses autres pièces (Le mariage de Francis Camélia, Rouge Gueule, Robin et Marion, La logique du pire), Étienne Lepage se renouvelait ici de façon saisissante. J’ai été en particulier frappé par le fait qu’il arrive avec une proposition formelle électrique, mimant dans son écriture le rythme supersonique des nouvelles formes de la communication d’aujourd’hui (les tweets, statuts Facebook, etc.) Sur le fond, la richesse dramaturgique du texte laisse entrevoir un faisceau d’influences hétérogènes et passionnantes à déterrer : de Marivaux à Maeterlinck, en passant par l’anthropologie du bouc émissaire, la musique sacrée, l’esthétique des mangas japonais, la téléréalité et la techno, toutes ces sources d’inspirations plus ou moins conscientes se rencontrent pour nourrir un vrai point de vue d’auteur sur le monde. Dans cette optique, ce texte tout frais s’inscrit pleinement dans notre démarche qui, ici et en Europe, cherche à défendre des dramaturgies contemporaines venues de plusieurs pays différents. Ces dernières années, nous avons abordé les écritures fortes et contrastées de Heiner Müller (Allemagne), Sarah Kane (Grande-Bretagne), Ivan Viripaev (Russie) et Michel Vinaver (France). C’était pour nous tout naturel de consacrer une production à un auteur phare de la jeune dramaturgie québécoise. Et puis la fantaisie du texte, la place qu’il accorde à la musique ne pouvaient que tenter mon gout des formes lyriques !
2 — L’écriture d’Étienne Lepage est à la fois précise et ouverte. Elle laisse un espace important à l’interprétation, tout en imposant une impitoyable mécanique. Quelle approche favoriseras-tu d’abord et avant tout dans ton travail avec les acteurs ? Et ensuite dans ta mise en scène ?
L’écriture d’Étienne est d’une mécanique redoutable, surtout qu’il s’amuse ici à jouer avec les portes qui claquent, façon Beaumarchais, Marivaux ou Feydeau ! Dans le cadre de l’atelier dramaturgique autour de la pièce et dans lequel je viens de diriger nos six acteurs, on a pris le temps d’aller dans l’espace pour voir comment ces dynamiques pouvaient fonctionner. Et on a bien constaté qu’il fallait une précision d’horloger pour restituer le brio du texte. Mais loin d’être une contrainte, ça a été une grande source de plaisir ; on s’est clairement aperçus que plus on était précis, plus on pouvait aller loin et faire de cette machine infernale un objet à la fois aiguisé et fantasque. Et puis cette réflexion sur la mécanique ne concerne pas seulement le jeu d’acteur ; elle influence aussi notre travail avec les concepteurs Romain Fabre, Nicolas Descôteaux, David Ricard, Julien Éclancher, Marilyn Daoust. Nous sommes en train de faire des choix francs pour suivre jusqu’au bout la logique très personnelle qui se dégage de Toccate et fugue. Ce texte d’Étienne refuse les demi-mesures. Il invite à être aussi intelligent que radical. Tout un défi !
3 — Tu t’es inspiré de quelques modèles assez spectaculaires et extrêmes de certaines jeunesses du monde, de certains phénomènes actuels, comme les Jackass, ces cascadeurs qu’on voit sur les réseaux sociaux et dans les films. Quels rapprochements fais-tu avec les jeunes de Toccate et fugue ?
Oui, c’est vrai que dans le premier atelier de travail sur le projet, j’ai apporté ces images. C’était pour voir comment une certaine frange de la jeunesse, aussi bien en Amérique du Nord qu’en Russie par exemple, en arrive à se mettre autant en danger pour se sentir exister. L’impression que nous arrivons à une époque en crise où la jeunesse n’a plus de perspective et ne trouve plus de sens dans l’avenir me déchire et m’interpelle. Dans Toccate et fugue, il n’y a pas à proprement parler de cascades ou d’actes dangereux juste pour rire ; mais il y a bien une volonté de transgresser, de briser des tabous pour laisser parler librement des penchants incontrôlables, sans réfléchir aux conséquences, par simple besoin de se mettre en danger et de sentir son corps. Devant ces jeunes qui agissent soit égoïstement soit en banc de poissons, la question du sens se pose alors de façon aiguë. Cela étant, ces images ne serviront pas réellement de base au spectacle ; nous les avons méditées parmi d’autres sources, très variées, pour nous confronter à toutes les contradictions du temps présent. Et notre présent n’en manque pas !
4 — Parle-nous un peu de ce qui a guidé tes choix en matière de distribution. Que cherchais-tu à créer comme groupe ?
Il nous fallait un groupe à la fois cohérent et contrasté. J’ai beaucoup de joie à voir Maxime Denommée, Francis Ducharme et Mickaël Gouin cohabiter sur scène dans des registres complémentaires. Leur personnalité et leur grain de voix donnent au groupe une réelle diversité d’énergies et de couleurs. Du côté féminin, c’est pareil : le tempérament ombrageux de Karine Gonthier-Hyndman détonne avec l’énergie de Sophie Cadieux, tandis que, non loin de là, Larissa Corriveau s’impose comme le mystérieux centre de gravité de la scène. À eux tous, ils forment un sextuor à la fois homogène et désaccordé. Plus globalement, je cherchais aussi une distribution qui soit à l’image de la pièce : séduisante et énergique mais capable de grincements et de mordant. En répétitions, je vois combien, tous ensemble, ils parviennent à concilier leur maitrise de la partition avec la prise de risque. Ils n’ont pas peur de s’engager sur la voie de l’autodérision. Ils forment clairement un groupe de personnages aussi attirants que désolants, dégageant une présence magnétique qui entre bien en dialogue avec l’environnement visuel et sonore dans lequel ils seront propulsés.
5 — Le personnage de l’intruse, de cette « fille », qui semble avoir été embauchée mystérieusement et à fort prix auprès de proxénètes, est dérangeant, obsédant, catalyseur de beaucoup de violences lors de cette soirée dans l’appartement de Caro. Parle-nous de ce que ce personnage provoque chez les amis de Caro.
C’est vrai que ce personnage, aussi mutique soit-il, est le catalyseur de la soirée. On dirait que « la fille » draine vers elle les pulsions les moins avouables de l’être humain. Le personnage de DJ Daniel va même jusqu’à expliquer que, parce qu’il a dépensé de l’argent pour elle, il se sent en droit de lui faire n’importe quoi. De ce point de vue-là, « la fille » est révélatrice d’une constante dans le théâtre d’Étienne : le bouc émissaire qui, à un moment donné, suscite une déflagration de violence presque gratuite et inexplicable dans un groupe. Cette figure déclenche des mécanismes de destruction et de régression stupéfiants chez des gens qui, individuellement, ne semblent pas plus anormaux que vous et moi. En lisant et relisant son théâtre, j’ai de plus en plus l’impression qu’Étienne s’écarte du consensus visant à voir dans la civilisation un moyen de polir les pulsions animales de l’homme. Chez lui, c’est la vie à plusieurs qui, dans le cadre d’une société néo-libérale aux normes fabriquées pour aliéner les personnes, dérègle le comportement de l’individu. Cette ethnographie cruelle de la société de consommation montre que la violence refoulée de chacun n’a besoin que d’une victime et d’un ensemble de personnes pour nous exploser au visage.
6 — Qu’aimerais-tu laisser aux spectateurs de ce spectacle ? Quel point de vue, quelle réalité sur cette troublante « suite du monde », incarnée par cette jeunesse, désires-tu communiquer avec Toccate et fugue ?
Toccate et fugue exhibe des comportements symptomatiques de notre hypermodernité. Dans ce texte, on n’arrive manifestement pas à se concentrer sur un sujet de conversation : l’attention dévie constamment, attrapée ici par un écran de cellulaire, là par un son de musique plus fort qu’une phrase de trois mots ; chacun cherche toutes les bonnes occasions pour satisfaire une pulsion immédiate mais n’arrive pas à s’inscrire dans une action durable et réfléchie. Toccate et fugue présente une addition d’individus qui cohabitent dans la cacophonie, sans arriver à s’instituer en un groupe cohérent, uni par des valeurs partagées et une vision du monde articulée. Dans ce déficit d’attention généralisé, Étienne repère pourtant un inquiétant fond commun : la propension de chacun à se laisser avaler, dans le groupe, par une spirale de violence, en un temps éclair. Cela étant posé, je ne pense pas que Toccate et fugue assène un message sur une démarche à suivre ou se limite à faire un constat d’échec sur une génération en particulier. J’ai l’impression qu’Étienne ne se situe ni dans la leçon, ni dans le jugement. Sa pièce nous tend plutôt le miroir déformant de nos superficialités pour laisser à la complexité des idées et à l’intégrité des comportements humains une petite chance de resurgir dans notre environnement. À rebours du bruit, de la fureur et du buzz, elle est l’occasion de lancer une question : franchement, c’est ça notre monde ? Et si nous rêvions ensemble une autre suite du monde ?