Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

graphisme Marielle Dalpé

Parmi les thèmes abordés au cours de la saison 16/17, la question de la solidarité est mise à rude épreuve. Cette thématique traverse l’ensemble des spectacles. Nous avons donc décidé de faire dialoguer les 11 auteurs de la saison autour de cette question. Pour rendre l’exercice plus ludique, nous avons organisé une chaine : chaque auteur se voit poser une question par un auteur de la saison, avant de poser lui-même une question à un autre auteur. Seule contrainte donnée : chaque réponse doit commencer par « Tu poses mal la question » (lançons le débat!) et doit se terminer par une nouvelle question. Pour éviter de trop orienter leurs questions et leurs réponses, les auteurs n’ont reçu que le texte de la personne les précédant dans la chaine et ce texte n’était pas signé. Jennifer Tremblay a reçu la première question, celle de Sylvain Bélanger, celle qui traverse toute la saison : De quelle solidarité sommes-nous faits ?

Jennifer Tremblay
La délivrance

Tu poses mal la question. Il faudrait plutôt demander : « De qui dépendons-nous ? » ou même « De qui sommes-nous prêts à dépendre ? » Rappelons-nous ce fait qui semble d’une grande évidence : nous dépendons nécessairement, inévitablement, inexorablement, de quelque chose. Un groupe, une famille, un couple, une société, une nation, un projet. Quelle humilité il faut pour se rendre compte que nous ne pouvons pas avancer sans les autres ! Moi, j’ai appris ça en trébuchant. 

La solidarité entre femmes m’émeut réellement. J’ai souvent pensé : « L’humanité serait perdue si la solidarité entre femmes n’existait plus. » Je songe à ma sœur, à ma mère, à mes grandes et précieuses amies. Il suffit que je dise « J’ai besoin » pour qu’elles accourent. Cet appel intime existe aussi sous une forme plus grande, plus vaste, universelle. Tu me diras que la solidarité entre hommes existe aussi. Je suis d’accord, bien sûr. Mais les responsabilités qui incombent généralement aux femmes, même dans une société aussi merveilleusement évoluée que la nôtre, entrainent un grand, grand besoin de l’autre. Les femmes sont plus vulnérables, tu le sais, et plus rien ne serait possible dans le quotidien de la majorité si elles ne pouvaient pas compter les unes sur les autres.

Et si ta question, au fond, était bien formulée ? Si elle l’était, j’y répondrais tout simplement de la manière suivante : « Notre solidarité est cousue à même le tissu de la peur. » Les attentats qui récemment ont bouleversé nos vies ont provoqué une vague sans précédent de solidarité partout sur terre, mais aussi une vague de peur. Peut-on encore parler de peur ? Est-ce que la terreur aurait remplacé la peur ?

Sébastien David
Dimanche napalm

Tu poses mal la question parce qu’elle sous-entend que la situation est pire aujourd’hui alors que j’ai l’impression que peur et terreur se passent le flambeau depuis toujours, modulant selon les maux des siècles. Cependant, je constate qu’elles s’abreuvent à la même source pour mieux grandir : la haine de l’autre.

Dans Construire l’ennemi, Umberto Eco souligne qu’il est important d’avoir un ennemi pour se définir une identité et aborde de façon anthropologique notre relation à la différence et à la peur qu’elle peut générer. Il écrit : « Les ennemis sont différents de nous et ils suivent des coutumes qui ne sont pas les nôtres. Le différent par excellence, c’est l’étranger. » Alors, je suis d’accord avec toi quand tu dis que notre solidarité est souvent cousue à même la peur et j’ajouterais, comme Eco, qu’elle se déploie encore plus quand il y a construction tacite d’un ennemi commun.

Je ne t’apprends rien, l’ennemi mondial du moment qui sublime la peur ou même la terreur, c’est l’État islamique. Et si nous avons fortement réagi aux attentats de Paris, beaucoup plus que ceux qui se sont produits partout ailleurs, c’est parce que ceux qui ont été attaqués nous ressemblent et que par conséquent, nous pourrions l’être aussi. Et c’est sans doute pour cette raison qu’au Québec, beaucoup se sont opposés à l’arrivée de réfugiés syriens… Comme s’ils allaient apporter avec eux, dans leurs valises, toute la violence du monde.

J’en arrive donc à cette fameuse notion de « diversité » si défendue dans le débat public en ce moment. Je laisse ici les racistes purs et durs macérer dans leur ignorance et dans le jus des radios-poubelles, je veux surtout évoquer ceux chez qui se cache une empathie déguisée en culpabilité et qui, malgré un désir d’ouverture, veulent à tout prix arriver à cette désolante conclusion : « Ah ils sont comme nous finalement ! » Mais sommes-nous seulement capables d’accepter l’autre sans vouloir qu’il nous ressemble ?

DAVID PAQUET
Le brasier

Tu poses mal la question puisqu’entre Umberto Eco, la crise migratoire syrienne et la xénophobie ambiante, tu oublies de mentionner un élément fondamental : ma grand-mère. Si elle se doit d’être citée, c’est qu’elle a diné avec Justin Trudeau la semaine dernière. Chez elle. Toute la journée. Il serait même resté à coucher… Ses histoires du genre sont légion. Au fil des années, elle s’est battue contre Lucifer lui-même, a animé une populaire émission de variétés et a vécu une torride relation avec Burt Reynolds. Jeune, je la croyais fantasque et originale. À présent, je la devine schizophrène.

Une femme comme elle ne fait pas — et ne fera jamais — l’unanimité. En plus de son imprévisible dialogue avec le réel, son altérité se décline de moult façons : elle est unilingue anglophone hors Montréal, une catholique radicale et colérique ainsi qu’une grande amatrice de rhum bas de gamme (idéalement consommé avant midi).

C’est dire qu’elle divise. C’est d’ailleurs évident à même ses enfants. D’un côté, il y a ceux qui acceptent tièdement (ces deux mots ne devraient-ils pas toujours être accolés l’un à l’autre?) l’ineffable spécimen qu’est leur mère. Leurs visites sont courtoises, c’est-à-dire monotones. De l’autre, ceux qui – plutôt que d’accepter – célèbrent sa différence. Ils sont faciles à reconnaitre : ce sont eux qui s’informent, généreux et amusés, de ce que Justin et elle ont mangé. Auprès d’eux, ma grand-mère se transforme : un être insaisissable en une femme pétillante et engagée, dynamisée parce que reconnue.

Cela me ramène à ta question : « Mais sommes-nous seulement capables d’accepter l’autre sans vouloir qu’il nous ressemble ? » La réponse est oui. Mais bêtement se contenter d’accepter l’autre (lire tolérer), où cela mène-t-il ? À une cohabitation somnolente qu’on considèrerait réussie parce que dépourvue de violence ? Sommes-nous en mesure, tu crois, d’espérer un peu plus que cette simple note de passage ? Autrement dit : l’acceptation est-elle une résignation ?

JEAN-DENIS BEAUDOIN
Mes enfants n’ont pas peur du noir

Tu poses mal la question parce qu’avant d’accepter complètement ta grand-mère et sa journée avec Justin (d’ailleurs, que faisait Sophie, ce jour-là?), je pense que si on veut rêver de cohabitation franche, on doit d’abord accepter tout ce qui se cache sous notre toit. Je vais te dire un secret sur moi et j’ai fait un dessin pour t’aider à le comprendre. (Scuse-moi t’as pas vraiment de face, c’est parce que j’ai fait le dessin avec une application sur mon cellulaire et j’ai trop des gros doigts pour faire les détails de ton visage.) 

J’ai toujours été fasciné par l’image que je dégageais. J’ai toujours voulu savoir ce qu’un inconnu qui me croisait dans la rue pouvait penser en me regardant, en me voyant pour la première fois. C’est drôle parce que chaque fois que quelqu’un me raconte ce que les gens disent sur moi, pensent de moi, j’ai l’impression qu’on me parle d’une autre personne. 

Je réalise, au fil du temps, que l’image que je dégage est le reflet d’une carapace que je me suis construite,
par peur de déplaire, sans doute
parce qu’au fond de moi, je vais te le dire
il y a une tempête
que j’ai longtemps voulu repousser, étouffer.
Parce que je me sentais seul.
Parce que je me sentais pas bien.
Parce que je me sentais différent.
Le refus de ma tempête était une résignation.
Par rapport aux autres, par rapport à qui j’étais vraiment.

Tout a changé avec le théâtre.
Parce que le théâtre est un ouragan.
Parce que le théâtre nous rassemble dans notre beauté et dans notre laideur.
Le théâtre accepte la tempête.
Mieux encore, il la valorise, il l’accentue, il danse avec le vent.

J’ai donc accepté de jouer avec ce que j’avais au fond de moi, et c’est là que j’me suis ouvert et que j’ai compris que j’étais pas seul, que tout le monde avait quelque chose dans le ventre qui gronde, que ce soit un simple éclair, une rafale, une tornade, un typhon, un déluge, un torrent, tout le monde gronde.

Alors crois-tu que cette cohabitation somnolente dont tu parles pourrait justement être écartée en acceptant tout d’abord ce que nous avons si peur de montrer ? Car, contrairement à ce que je peux parfois prétendre, ce n’est pas vrai que je n’ai pas peur, ce n’est pas vrai que rien ne me fait rien. C’est une carapace qui me protège des intempéries, mais qui en dessous, moisit. Car au fond de moi, je tremble. Je tremble.

Crois-tu que c’est dans nos tempêtes que nous pourrons plutôt nous rejoindre, pour créer un ouragan si grand que plus rien ne pourra jamais nous diviser ?

LAURENCE DAUPHINAIS
Siri

Tu poses mal la question. Avec le mot jamais. Jamais et toujours. Deux mots parlant d’éternité, une notion qui peut sembler, aujourd’hui, surannée dans la forme, mais pas dans le fond. Ta question en témoigne.

Tu voudrais croire qu’il soit possible que l’ensemble des gens se voie à la lumière du jour, qu’ils se reconnaissent dans toute leur beauté et dans toute leur laideur. Tu voudrais croire qu’à force de courage, tous s’affranchiraient de la violence de leurs tempêtes et se retrouveraient dans l’œil du cyclone, en impesanteur. Corps à corps, peau à peau. Une proximité qui ferait monter la température du globe. Les peaux et les cœurs fondraient juste assez pour se souder avant de se figer, indivisibles, dans un monde où tous vivraient unis et pourraient se reposer pour l’éternité dans l’empathie généralisée.

Tu voudrais croire que le calme ne se trouve pas seulement avant la tempête, mais aussi après. Qu’un jour nous ne pourrons plus nous mettre la tête dans le sable face à notre barbarie naïve ou consciente et que nous serons mis à nu, fragiles, comme des chevreuils devant les phares d’un pick-up dans le parc des Laurentides. 

Et qu’à partir de ce moment-là, le représentant suintant de l’establishment, le PDG psychopathe, le violeur, l’espionne gouvernementale qui incrimine des innocents pour pas perdre sa job, toi, moi, nous tous, à cet instant, nous nous retrouverons démunis dans la lumière de notre pick-up géant. Vernis craqué.

La lumière des phares comme un jugement dernier qui nous voit tels que nous sommes, qui nous fait comprendre que ce qui nous unit aux autres est bien plus important que ce qui nous sépare. Ça nous touche en plein cœur, une empathie vertigineuse qui nous fait tous crier en cœur dans un hurlement de babouin orgasmique : « YYYYEEEEAAAAHHHH LA GANG!!!! FAITES LA PAIX ET NON LA GUERRE!!!! » Et là, le pick-up nous rentre dedans.
Je t’ai vu. Tu m’as vu. C’était laid. On s’est aimé.
Dans la lumière du jugement dernier.
Pour un instant.
À jamais. Pour toujours.
Pas à la vie, mais à la mort.

Est-ce que ce serait juste à la fin qu’on serait capables, ensemble, d’une véritable clarté ?

MAXIME CARBONNEAU
Siri

Tu poses mal la question. D’abord, de quelle clarté parles-tu ? Est-il question de transparence ici ? Parce que je vais te le dire tout de suite : c’est pas parce que tu es honnête que les autres vont le recevoir comme tel. Nos corps projetteront toujours de l’ombre quelque part. Alors, aussi bien l’accepter qu’être en déni jusqu’à « la fin ».

Ensuite, je vais supposer que tu parles de fin du monde parce que ça m’arrange. Je sais pas si tu as écouté la série de zombies postapocalyptique The Walking Dead ? Dans les deuxième et troisième saisons, ils se font des jardins communautaires, arrachent les mauvaises herbes, se font des pansements, protègent leurs légumes. Sans joke, c’est plein d’entraide et de vivre ensemble et c’est ben beau. Tellement ben beau qu’en 2013 c’était la série la plus regardée aux États-Unis. Tu es pas la seule personne à rêver à la fin du monde et au soulagement qui viendrait avec.

Ce qui est bien avec la fin du monde, c’est qu’on en est jamais vraiment responsable, elle vient toujours de l’extérieur. Tu imagines si c’était toi qui avait malencontreusement posé ton café sur le gros bouton rouge pis qu’à cause de ça tout le monde serait mort, Will Smith avec ? Tu vois où je veux en venir ? La vérité, tu la garderais pour toi. Parce que tu sais qu’après la fin du monde chacun est indispensable au groupe, toi inclus. Faire ton aveu à propos du bouton rouge, ça ferait de toi un méchant, et les méchants, même dans cette nouvelle société, seraient punis et exclus. Donc, tu aurais deux choix : dire la vérité et briser le groupe. Ou garder la vérité en toi et prendre part au groupe. Si tu veux vraiment te racheter, tu choisirais le deuxième. Penses-tu que la rédemption, ça se fait dans le regard des autres, ou ça se cuisine en soi ?

ANNICK LEFEBVRE
J’accuse

Tu poses mal la question. En fait, tu poses une question à laquelle j’ai aucune crisse de câlisse d’envie de répondre. Pis pas juste parce qu’on est dimanche pis que je chill sur mon balcon en plantant ben fort ma face dans le soleil du printemps. Ce splendide soleil qui nous fait la fleur de pointer sa tronche pis de se faire aller les rayons pour réchauffer nos carcasses d’humanoïdes frigorifiés. Mon squelette de fille-missile qui cherche la chaleur sans bon sens te dit qu’on s’en contre-saintciboirise de la question de la rédemption. Parce qu’il faut que ça advienne par la bande, la rédemption. La tienne, la mienne pis celle des autres. Faut que ce soit l’affaire que t’avais pas prévu qu’elle arriverait mais qui est arrivée pareil, qui est arrivée malgré toi pis qui est arrivée pour rester. Tu veux pas chercher l’approbation d’une rédemption dans l’œil de l’autre, mon gars (je dis « mon gars », parce que j’ai deviné qui tu es!). Tu peux pas cuisiner ça en toi, Maxime Carbonneau. Parce que t’as pas de clés, pas d’outils pis pas de solutions concrètes pour la faire advenir viscéralement, la rédemption. Parce que Ricardo a jamais sorti de livre de recettes qui nous expliqueraient quoi mettre dans nos grosses mijoteuses internes, pour qu’au bout de huit heures ça nous fasse une belle finale sucrée-salée en apothéose ! Ça fait qu’on va aller faire remplir nos bonbonnes de propane pis allumer nos barbecues. On va s’inviter une trallée d’ami(e)s à souper. Des ami(e)s qui boivent. Des ami(e)s qui sont en break parce qu’ils abusent. Des amies qui sont en break parce qu’elles sont enceintes. Des ami(e)s qui s’étaient promis de pas boire mais qui vont se torcher la gueule quand même. Pis des ami(e)s qui boivent pas pantoute depuis un hostie de boutte… Avec eux, on va se faire un huge festin qui va s’étirer jusqu’à pas d’heure. Pis comme on va fatalement être entre nous, on va finir par se demander : Est-ce qu’on fait du théâtre pour être avec nos ami(e)s ou ben la question du public nous préoccupe vraiment ?

JEAN-PHILIPPE LEHOUX
Irène sur Mars

Tu poses mal la question (Annick). On peut choisir le théâtre parce qu’il est humainement riche, sans pour autant s’enfermer dans une tour d’ivoire. Si un germe d’amitié nait d’un projet, on ne va quand même pas l’écraser sous prétexte que notre éthique professionnelle sera altérée. Je n’y crois pas. Une communauté solidaire et bienveillante est essentielle à la poursuite de notre engagement. On peut avoir du fun et conserver un sens critique radical. Et n’en déplaise à ceux ou celles qui cherchent le scandale, j’ose affirmer que la plupart des artistes que je côtoie se préoccupent réellement du public. Pièce après pièce, je les vois renouveler leur désir de bouleverser les spectateurs. Si les techniques divergent et les résultats sont parfois maladroits ou médiocres, les intentions demeurent sincères et les « je m’en fous » sont très rares. Le problème est ailleurs. On peut décider que notre prochaine pièce sera écrite en hommage à tous les immigrants qui n’ont pas encore de bottes, il est toutefois probable qu’il n’y ait pas le moindre immigrant aux pieds gelés dans la salle. Parce que l’intention philosophicodramaturgique est une chose, la diffusion en est une autre. C’est un monde complexe, en crise, tantôt paresseux, tantôt astucieux, qui met souvent trop d’argent dans les infrastructures et le marketing et pas assez dans la médiation culturelle et l’éducation. Rajoutons à cela que les œuvres qui ont été réfléchies en fonction d’une mission sociale ne sont pas nécessairement les plus « efficaces » ou marquantes — on sait à quel point le théâtre pour peut être catastrophique d’ennui et de condescendance — et on se retrouve devant un sacré casse-tête en tant qu’artiste-citoyen. Olivier Choinière m’a un jour partagé une réflexion que je trouve lumineuse (qu’il me pardonne si je dénature ses propos) : on devrait peut-être écrire du théâtre comme on écrit une lettre, en s’adressant à un interlocuteur unique, indépendant de tout « public cible ». Si cette personne est touchée par notre travail, il y a de fortes chances que d’autres le seront, non ?

Et si on virait plutôt la question de bord : le public, lui, est-il devenu paresseux ?

GILLES POULIN-DENIS
Dehors

Tu poses mal la question. Poser la question dans ce sens, c’est comme chercher à blâmer le public, alors que nous savons très bien que nous sommes tous paresseux. Alors inutile de pointer du doigt. Ou bien pointons du doigt, mais alors pointons un peu partout. Je nomme ici que quelques exemples possibles, choisis comme ça au hasard.

— Militantisme hyperlien : avoir des positions affirmées en vue d’un meilleur monde c’est bien. Mais marcher dans la rue, c’est fatiguant pis des fois il fait pas beau, et pis dans le fond on a juste à partager des pétitions sur Facebook pour se sentir mieux.

— Polyglotte nostalgique : la serveuse qui te dit qu’elle a fait son secondaire en français mais que là, elle ne le parle plus, mais elle le comprend ! Ben… Sorry, mais ça change rien à ma vie de savoir ça alors quand t’auras pratiqué ton français là on pourra jaser. (Ça va aussi pour toutes autres langues, y compris mes élans douteux d’espagnol).

— Brainstorm : proche parent de l’exemple précédent, ça se manifeste surtout chez des gens qui disent trop souvent : « …On devrait tellement faire ça. » Genre : « Ah oui ! Un road trip en Arizona ensemble, on devrait faire ça. » ou « Ça ferait tellement un bon court-métrage, on devrait le faire. » ou « Un cours de cuisine thaï, on devrait faire ça. » Ben organise-le, dude, pis on va le faire, sinon sacre-nous une tite patience.

— Resto : Man, parce que t’as pas le gout de te faire à manger. Jamais. Ou bien parce que l’autre a pas organisé l’ostie de cours de cuisine thaï.

— Cas de conduite : c’est pas tant parce que c’est loin que j’ai pris mon auto, mais parce que j’ai pas le temps de marcher…

Pour répondre à la question initiale, peut-être que le public est paresseux. Le théâtre c’est du trouble comme toute chose. Mais derrière cette façade de paresse se cache autre chose, la notion de risque. Le risque de créer, de sortir de sa zone de confort.

Alors il faut peut-être plutôt se poser la question : prenons-nous suffisamment de risques ?

ÉTIENNE LEPAGE
Toccate et fugue

Je ne vais pas dire que tu poses mal ta question parce que c’est une question qu’on entend souvent. Et parce qu’elle est souvent posée, je trouve intéressant de s’y attarder un brin pour essayer de voir ce qu’elle cache.

Il me semble qu’on dit « Prenons-nous suffisamment de risques ? » comme si on disait « Prenons-nous suffisamment de vitamines ? » Comme si le risque était automatiquement une vertu. Le risque serait non seulement la preuve de la probité artistique, mais il serait également garant de vitalité et de vérité. Il serait capable à lui seul de faire venir les publics, de les nourrir, puis de ruisseler à travers eux vers le reste de la société.

Or il me semble que le risque n’est pas tout. Le risque peut mener à l’échec. Il faut risquer, mais il faut aussi être intelligent, habile, talentueux, généreux, et parfois, prudent, patient, discret, et je me demande pourquoi on n’entend jamais « Sommes-nous suffisamment érudits ? » ou « Sommes-nous suffisamment prudents ? »

Aussi, je trouve toujours étonnant d’entendre cette question alors que des risques, on en prend ! Quand les collègues s’accusent les uns les autres de manque de risques, ils oublient qu’ils critiquent des artistes qui cherchent à tenir le coup dans un milieu pauvre (monétairement) sous l’égide du box-office. Ils oublient qu’au final, notre milieu est un grand risque. Un grand risque qui ne s’en tire pas si mal, compte tenu du contexte actuel. Un grand risque fragile qui tient parfois du miracle.

Mais alors, si le risque n’est pas tout, et que même s’il l’était, ce n’est pas particulièrement quelque chose qui nous fait défaut, pourquoi cette interrogation ? En fait, je pense que la question exprime silencieusement une attente envers l’art. Il devrait faire plus. Plus pour changer une société qui va mal. Elle fait en quelque sorte reposer sur ses épaules la responsabilité de l’action.

C’est pourquoi je pose la question : est-ce que ce n’est pas plutôt la société qui devrait faire plus pour l’art ?

ALIX DUFRESNE
Nuits frauduleuses

Je pense que tu poses mal la question, parce que j’y vois plus une affirmation qu’une vraie question et que si c’est une affirmation, je pense qu’on doit y apporter des nuances. Pourtant des nuances, en ce moment, j’en ai très peu lorsque je parle d’art et de société. J’en ai peu parce que je suis enragée. Enragée des conditions précaires dans lesquelles nous vivons et créons, mais surtout enragée de ce qui se passe dans les CPE, les CHSLD, à Cacouna, à Val-D’Or et plus encore. Je ne suis pas enragée que la société n’en fasse pas plus pour mon art. Non. Le problème n’est pas que la société n’en fait pas assez pour l’art. Le problème est que la société n’en fait pas assez pour elle-même. Et c’est ça qui m’enrage.

Et pourtant, de l’argent pour la santé et pour l’éducation, il y en a. De l’argent pour la culture, même, il y en a. Des millions, des milliards, plutôt. Mais cet argent-là n’est pas redistribué à la société. Cet argent-là il est au Luxembourg. Il est au Delaware. Il est au Panama. À la Barbade, seulement, il y a 60 milliards de dollars qui sont planqués CHAQUE ANNÉE par des sociétés canadiennes. Ces entreprises qui ont profité des programmes sociaux pour devenir ce qu’elles sont aujourd’hui, ces entreprises qui font du profit, ne paient pas leur dû au gouvernement. On laisse les business d’ici et d’ailleurs piller nos ressources, camper leurs sièges sociaux chez nous et faire des tonnes d’argent, parce qu’on est dans un système dirigé par des gens qui sont de connivence avec les banques. Les banques sont à l’origine de l’évasion fiscale. Ce sont les banques qui ont créé les paradis fiscaux où les entreprises empilent les profits à l’abri de l’impôt. Ces politiciens, ces chefs d’entreprises et ces banques, donc, nous enlèvent cet argent qui devrait pourtant être réinvesti dans la santé, l’éducation et oui, dans la culture. Tu sais ce qu’il se passe en ce moment, Étienne ? On est en train de se faire f**** dans le c*** pas de vaseline, et au lieu de se tourner vers les coupables, on s’arrache la peanut restante entre nous. On se chicane pour des sous noirs, alors qu’on a une mine d’or qui se cache sous les cocotiers. Est-ce que la société peut faire plus pour l’art ? Oui. Est-ce que, surtout, la société peut faire plus pour elle-même ? Je dis oui. Et c’est à nous d’y voir.

Alors voici ma question : qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?