C’était en avril dernier. Un printemps qui ne décollait pas. Café tiède en main, j’entrais dans le bureau de Sylvain Bélanger en espérant que le grand manitou du CTD’A soit à la hauteur de ce que je connaissais de lui, c’est-à-dire rassérénant pour les êtres humains en manque de vitamine D et de convictions. Dans son repaire, on remarque tout de suite le nombre élevé de places où s’asseoir. Détail ? Peut-être pas… Dès son arrivée à la tête du théâtre, il l’a investi d’une envie de dialoguer. Plusieurs d’entre nous avaient immédiatement été invités à un tête-à-tête pour partager nos obsessions d’écriture, une rareté dans le monde du théâtre. Ce jour-là, je reprends donc la place la plus moelleuse en face de lui (je ne suis fait que d’os, je me gâte).
« On y va ? »
D’emblée, il me confie vouloir « utiliser cette saison toute neuve pour ouvrir un dialogue avec la jeune génération ». Il évite presque le sujet, mais on sent que les écritures qu’il a conviées chez lui s’érigent en partie sur les cendres de la crise de 2012. Un virulent échec à son avis : « le Québec ne s’est pas occupé de ses enfants. Ce n’était pas un dialogue, mais de la négociation ! » D’où son idée de La Horde, regroupement de jeunes de tout horizon, qui servira de force antagoniste à la parole des auteurs. « Ils auront la liberté de dire aux artistes : non, ta perspective sur le monde n’est pas du tout ma réalité. »
Il me fait remarquer que c’est la notion d’inertie qui est en jeu, ici. Sur un projet de spectacle qu’il développe présentement, il a même rencontré un sociologue pour se pencher avec lui sur cette question délicate. Étonnamment, c’est la physique et non la pensée sociale qui fut convoquée. Première constatation : l’inertie n’est pas l’immobilisme auquel on croit, « c’est plutôt l’opposition active entre un potentiel et une répression. » Un potentiel… le mot est accroché au mur de son bureau, paré de sa définition, comme un leitmotiv qui guide le directeur artistique au quotidien. « Je veux bien écouter la solitude, l’ingratitude et les revendications parfois imprécises des personnages inventés par les auteurs, mais à cette force qui dit un gros fuck you à la société, je souhaite en opposer une autre, dans l’espoir qu’un discours plus nuancé jaillira. » Il a raison, peut-être que cette horde astucieuse est nécessaire pour contrebalancer nos obscurités fictives et rêver à des possibles dans la réalité (ça y est, j’ai presque honte de nos propositions d’écriture). Mais il me trouve trop sévère : « si les postures des personnages sont parfois choquantes, les auteurs, eux, abordent leurs projets avec beaucoup d’humanisme, avec des langues fortes et des élans dramaturgiques étonnants, originaux et drôles. » Il m’assure que les pièces présentées ici seront cinglantes, mais surtout hautement jouissives et étincelantes. Un petit baume sur mon sentiment de culpabilité.
Je me demande quand même si on n’est pas en train de se dédouaner en tant qu’auteurs, en laissant une trop grande part de responsabilité au public. Lance-t-on trop de questions et pas assez de réponses ? Il jongle, hésite… Il se rappelle la sagesse de grands artistes qu’il a côtoyés, comme René Richard Cyr et André Brassard : le premier le mettait en garde contre le trop-plein de théâtre contre, qui ne proposerait rien, le deuxième lui reprochait, dans ses formes de plus en plus participatives, de simplement avouer n’avoir rien à dire. « Peut-être que des réponses sont parfois nécessaires, mais qu’on a peur du romantisme, en 2016. Mais je ne crois pas que ce soit de la lâcheté pour autant. Par exemple, dans une pièce comme Toccate et fugue (qui prendra l’affiche en avril prochain), si les personnages sont incapables d’ériger un projet commun, l’auteur Étienne Lepage, lui, ne se défile pas. Grâce à une radiographie impitoyable de ce que nous sommes devenus, il démontre notre incohérence totale. Sa thèse est donc très claire. »
Et si l’on décortiquait cette saison 16/17, que trouverait-on ?
On dénote que le thème du fils est central : ingratitude du fils chez Jennifer Tremblay, violence fratricide chez Gilles Poulin-Denis et Jean-Denis Beaudoin, silence poison d’un fils qui revient au bercail chez Sébastien David et absence humiliante d’un autre dans Irène sur Mars, que j’ai moi-même signée. On pourrait rajouter la famille à l’hérédité maudite imaginée par David Paquet dans Le brasier, qui questionne des enjeux de filiations similaires. Le choc des générations est limpide. Au-delà de cette figure récurrente, on retrouve des portraits acides de la génération Y (toujours elle!), avec ses « solitudes inadéquates » dans J’accuse d’Annick Lefebvre, ses « déficits généralisés » dans Toccate et fugue, ses paroles disloquées et frénétiques dans Nuits frauduleuses, orchestrée par la metteure en scène Alix Dufresne, et ses relations de plus en plus distordues avec la technologie dans Siri, du tandem Maxime Carbonneau et Laurence Dauphinais. Force est d’admettre qu’il y a une très grande cohérence thématique dans la maison de Bélanger. Et en voyant les remparts critiques qu’il érigera autour de nos paroles — avec La Horde, un nouveau site web plus près de l’actualité, la poursuite du magazine 3900 et de ses collaborations riches en analyses sociopolitiques — , on ne peut pas lui reprocher de sombrer dans la complaisance ou la pose de bombes gratuites. Il se mouille avec nous, tout en nous obligeant à défendre publiquement nos brulots.
Pour lui, être directeur artistique — depuis son apprentissage au sein de la compagnie qu’il a créée (Théâtre du Grand Jour) — , c’est d’abord et avant tout être éditorialiste et citoyen. « À l’origine du Grand Jour, je ne jouais pas, je ne mettais pas en scène et on me demandait toujours ce que je faisais là ! Il faut savoir qu’une compagnie théâtrale existe généralement pour donner du travail à ses fondateurs. Moi j’apprenais plutôt ce métier méconnu qu’est la direction artistique, j’apprenais à dialoguer avec ma communauté. Je ne veux surtout pas me plaindre, mais je sens parfois qu’on me demande des bons shows, alors que je m’intéresse à la pensée transversale, celle qui unit les paroles artistiques entre elles et qui les unit à leur société. »
Travail quasi schizophrénique, donc, pour celui qui avoue se donner le double mandat de remplir les salles sans perdre sa capacité à réfléchir à une ligne éditoriale forte, qui a une cohérence historique et sociale. De son propre aveu, il n’y a pourtant rien de nouveau dans cette volonté de placer l’institution en dialogue avec la société. « Au temps de Jean-Claude Germain, un magazine similaire au 3900, Le Pays théâtral, existait déjà. L’outil prônait l’action citoyenne du spectateur. Mais le projet collectif était clair : il était identitaire, nationaliste. » En effet, les voix sont désormais plurielles. N’est-ce pas ce qui explique la perte de repères ressentie par la jeunesse — et ses auteurs — , surtout après avoir vu le seul projet citoyen qu’elle ait osé porter démoli aussi brutalement ? Et c’est peut-être pourquoi qu’entre toutes les définitions, c’est celle de la solidarité que semble le plus chercher Bélanger, comme une grande sœur au potentiel déjà évoqué. « De quelles solidarités sommes-nous faits ? » Vous avez sans doute lu cette question ici et là depuis le lancement de saison en mai dernier. Elle est belle. Et pour lui, un embryon de réponse se trouve peut-être à petite échelle : « l’une des forces du théâtre, c’est qu’on y contrôle la durée. Prendre la décision de partir, en tant que spectateur, c’est violent. Juste le fait de faire attention les uns aux autres, dans un temps donné, c’est devenu rare et précieux. C’est un privilège auquel je crois encore. » Ce court moment passé ensemble dans une salle — au-delà même des propositions des artistes — peut-il encore faire germer une certaine solidarité entre nous ? Il faut bien rêver, quand les printemps sont aussi incertains.
Une chose est sure, les réponses ne viendront pas toutes des Beaudoin, Carbonneau, Dauphinais, David, Dufresne, Lefebvre, Lehoux, Lepage, Paquet, Poulin-Denis et Tremblay. Aux yeux du « patron », nous ne sommes vraisemblablement qu’une partie du puzzle. Je sors donc du 3900 St-Denis avec un café encore plus froid, mais avec un peu plus d’humilité au cœur, en me disant que c’est bel et bien avec vous, spectateurs, spectatrices, concitoyens et concitoyennes, qu’on trouvera des astuces pour vaincre l’inertie… euh… pardon m’sieur Bélanger… pour vaincre les forces répressives qui éteignent nos potentiels magnifiques.
Alors, on y va ?
Bonne saison 16/17 !