Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

La saison 16/17 du CTD’A est marquée, entre autres, par les liens entre les générations et les conflits qui peuvent les opposer, notamment dans Dimanche napalm de Sébastien David ou dans Irène sur Mars de Jean-Philippe Lehoux. Pour apaiser les esprits et parce que la question de la solidarité traverse également la saison, nous avons demandé à l’auteur Jean-Philippe Lehoux un texte sur la réconciliation. Il s’inspire ici d’une histoire familiale pour nous livrer sa réflexion sur le sujet.

On m’a demandé de vous parler de réconciliation. En étant un peu optimiste. J’imagine que j’ai une réputation de gars qui voit le verre à moitié plein… Toutefois, avant de réfléchir à nos potentiels de réconciliation (et puisque je ne suis ni sociologue ni philosophe), permettez-moi de vous raconter une petite histoire familiale. Après tout, il est logique que je revienne aux sources : je mets les pieds dans ce théâtre pour la première fois en tant qu’auteur avec une pièce « familiale », moi qui ai habitué à des récits touristiques mes nombreux fans (ma mère, ma blonde et un spectateur d’Iqaluit qui a trippé ben raide sur mon spectacle Napoléon voyage : « je suis un des osties de douaniers canadiens dont tu parles dans ta pièce, j’ai aimé ça. ») Bref.

Il était une fois, un petit garçon de quatre ou cinq ans, grimpé sur les épaules d’un homme. On ne le voit pas sur la photo qui témoigne de la scène, mais d’ordinaire il exhibait une fente microscopique séparant parfaitement ses quatre dents d’en avant, comme un rappel utérin qu’il n’avait pas encore choisi de quel côté de la vie il allait se situer. Gauche ou droite ? Astronaute ou dramaturge ? Québec ou Montréal ? Vous aurez sans doute compris que ce petit garçon, c’est moi. L’homme-monture est mon oncle, qui tentait de se reposer dans un fauteuil dans le salon de mon grand-père. La légende dit que j’étais toujours monté là. Chaque Noël. Chaque Pâques. Chaque baptême. En fait, chaque fois qu’on fêtait un épisode biblique, je grimpais sur les épaules de Mononc’ Guy. Il est étrange que je ne me souvienne pas du moment exact où le numéro a été immortalisé. Quatre ans n’est pas cinq ans. On amorce chaque année en enfance un nouveau voyage qui promet une redéfinition presque totale de notre petit bout de chair. Nous comptons même notre existence en mois et en « demies », pour bien marquer les subtilités de notre sagesse durement acquise : « j’ai quatre ans et demi !»

Ce dont je me souviens toutefois, c’est la gentillesse proverbiale de ce tireur de joints virtuose. Sa chaleur. Sa force tranquille. J’ai d’ailleurs souvent écrit son visage. À travers un personnage de ma pièce L’écolière de Tokyo ou un autre d’Irène sur Mars présentée ici même. Ces hommes inconscients de l’immensité poétique qui les habite me touchent profondément. En les observant, je tente peut-être de retrouver un peu de mon oncle. Parce qu’un jour — que là non plus je ne saurais marquer avec précision — , je ne l’ai plus revu. Pouf. Disparu. Le Christ avait beau naitre et ressusciter chaque année, je n’avais plus de Golgotha à escalader aux Grandes Fêtes. Un silence s’était installé dans la famille. Un malentendu peut-être. Un conflit d’argent sans doute. Je ne l’aurai jamais su. En tout cas, nous avions affaire à une microtragédie contemporaine dont nous, artisans du théâtre, nous délectons, parce qu’il y a dans ces noyaux familiaux qui se fissionnent une allégorie de nos sociétés déchirées (jetez un œil à la brochure de saison pour vous convaincre de cette obsession). Mononc’ Guy s’était retiré loin de nous. Pour mieux cultiver un silence que personne n’osera plus questionner. Il n’y avait vraisemblablement rien de très grave sur la table, mais il était trop tard pour reculer. Trop d’orgueil en jeu.

L’histoire se termine donc subitement. Avec un bouquet d’orgueil comme point d’orgue du conte. Depuis, je déteste le mot. Orgueil. Peut-être parce qu’il n’a jamais su me guider convenablement, ni dans le doute ni dans la victoire. Et je l’ai vu mille fois apparaitre, tel un petit démon, au cœur de déchirements intimes ou sociaux. Je sais qu’il relève du paralogisme de comparer les ménages à la communauté, pourtant je n’arrive pas à m’expliquer comment il sera possible de concilier les contraires dans une société comme la nôtre quand le moindre conflit est évacué au profit d’un mutisme qui assassine tout germe de projet commun. Nous protégeons notre ego de la part de l’autre qui nous déplait. Nous nous armons de certitudes sur les gens et les choses, que notre amour-propre vient gonfler en vieillissant, puis nous les défendons avec véhémence comme s’il s’agissait de vérités, refusant le dialogue et ses zones grises, confiant de pouvoir filer jusqu’à notre mort sans trop d’éclaboussures. Et on se surprend, à l’heure des comptes, de regretter notre entêtement et nos silences…

J’ai toujours trouvé cruel que mon oncle n’ait pas su réparer la fissure qui l’a éloigné de sa famille, lui qui savait colmater mieux que quiconque les joints de tous les plâtres. Ses gestes relevaient de l’artisanat. Il faut croire que la beauté a ses limites… Chose certaine, j’aurais fini par déserter ses épaules à un moment ou à un autre. Je n’ai bientôt plus eu l’âge de jouer au cavalier. J’ai choisi un autre métier. J’ai choisi ma forteresse idéologique. Mes dents sont désormais des rangs serrés qui ne veulent plus démordre de leurs convictions, preuve que je me suis un peu fossilisé, moi aussi. Mais que s’est-il passé ? Sur cette photo, rien n’était encore achevé. Même si je semblais au repos, le jeu continuait à l’infini. Peut-être parce que l’enfant se renouvelle mieux que nous, citoyens adultes. Il ne fait pas juste se costumer et rêver à divers personnages, il devient sans cesse un « autre » imaginé. Son monde en est un d’avatars et d’empathie spontanée. Il ne choisit pas son camp ou ses croyances, il choisit l’ivresse de la possibilité : cavalier, cheval, femme, homme, pacifiste ou militariste, il est encore tout cela ! Mais où diable s’en va notre bonheur de ne pas être les mêmes à chaque instant, notre désir d’être altéré ? Pourquoi cessons-nous de nous compter en « demies », de pouvoir nous dire « grands » et le lendemain « petits », en acceptant que la vérité soit un animal migrateur et que ceux qui partagent notre sol sont eux aussi des êtres fragiles et incertains ? Pourquoi l’identité a‑t-elle si peur de l’équivoque ? On préfère apposer des lettres sur nos générations devenues singulièrement Y ou X, ou réduire les genres à deux couleurs bien distinctes, plutôt que d’explorer la porosité des frontières et ce qui nous rassemble au-delà des étiquettes. Pas surprenant que nos élans de réconciliation soient si souvent avortés, quand à l’intérieur de nous-mêmes tout est si sclérosé. 

J’en appelle même à une révolution. Je devais être un peu optimiste, après tout. Devenons des tireurs de joints élites. Brouillons nos certitudes. Ayons l’humilité d’aller vers le monstre, puisque nous sommes aussi ce monstre aux yeux de l’ennemi. Allons‑y avec la posture de l’amoureux. Avec la naïveté vaillante de celui ou celle qui aime sans savoir si la foudre sera réciproque. Dans tout jeu de séduction, les compatibilités sont rares ; c’est presque toujours humiliant. Mais notre survie en dépend. Nous n’avons pas arrêté de faire l’amour même si les échecs courtois sont légion, pourquoi alors abandonnons-nous si facilement le jeu de la communauté, de la discussion, de la réconciliation ? La division n’est pas le déchirement, ni ce silence terrible qui ne construit que lui-même. C’est un conflit. Et le conflit est un revirement, le point de friction entre le yin et le yang, un accoudoir de cinéma qu’il faut partager (scusez-là!), une nouvelle position sur le terrain de football, dirait l’auteur David Mamet, à partir de laquelle il faut entreprendre le prochain jeu décisif, la prochaine résistance. C’est indéniablement difficile à faire, mais on ne peut pas négocier sans conflit, comme on ne crée pas la vie sans amour. 

En lien avec le spectacle Irène sur Mars
Lire plus sur Jean-Philippe Lehoux
Facebook Twitter LinkedIn Courriel