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photo Ulysse del Drago

Diplômé du Conservatoire d’art dramatique de Québec en 2013, Jean-Denis Beaudoin est un jeune acteur et auteur de théâtre. Il présente à la salle Jean-Claude-Germain une reprise de son texte Mes enfants n’ont pas peur du noir qui avait remporté un grand succès à sa création à Québec lors de la saison 14/15. Pour le présenter au public montréalais qui ne le connait pas encore, nous lui avons confié notre rubrique À découvert, une carte blanche pour nous livrer ce qui l’habite, ce qui le définie, ce qui le pousse à écrire. Nous vous laissons découvrir avec lui sa réflexion sur l’étrangeté.

étrange , adjectif
Sens 1 : Qui est inhabituel, bizarre. Synonyme : étonnant.

Suis-je étrange ?

Quand je joue au théâtre, je déteste, après un spectacle, quand on allume les lumières de la salle, quand l’obscurité est révélée. Les éclairages au théâtre servent à mettre en relief la noirceur et je crois que c’est quand on est dans le noir qu’on se permet réellement de rêver, d’angoisser, d’imaginer.

«On ignore ce qui se cache dans l’obscurité.
Ce qui effraie le plus, ce n’est pas la réalité, mais ce qu’on imagine qu’elle cache.
»
— David Lynch

J’aime être complètement dans le noir. Ce que j’aime du noir c’est que rien m’est imposé. Je peux le remplir de ce que je veux. J’ai jamais dit ça à personne, mais je m’arrange souvent pour être tout seul dans le noir (eille, sérieux les potins du 7 jours peuvent aller se rhabiller!) Même que… je vais vous avouer une chose encore plus étrange, chaque fois que je joue dans un théâtre, j’essaie d’avoir au moins un moment où je suis tout seul dans la salle de spectacle, les lumières fermées. Je fais ça depuis toujours. Je fais ça parce que je sens que ça m’appartient, parce que c’est sacré pour moi. Est-ce que c’est weird ? Est-ce que j’suis weird ?

Je n’ai pas peur du noir, j’ai beaucoup plus peur, honnêtement, de la réalité, de ce qui est immuable.

«C’est étrange, mais vrai ; car la vérité est toujours étrange Plus étrange que la fiction. »
— Lord Byron

J’ai écrit Mes enfants n’ont pas peur du noir la nuit, le soir aussi, mais surtout la nuit. Avec la lumière de mon écran d’ordinateur comme seule veilleuse. J’adore écrire la nuit. Y’a une énergie unique qui me contamine. Je trouve ça effervescent. La nuit, le cellulaire et les courriels, ça n’existe pas ; on est complètement immergé. Il se passe toujours quelque chose parce que ce n’est pas la norme, parce qu’on sent qu’on est dans une zone inhabituelle qui émerge presque de l’interdit. La nuit, on se sent étrange.

Je pense que ces zones-là d’étrangeté sont importantes et qu’il faut les nourrir, sporadiquement. Ces moments quasi imprévus, où on se sent complètement à contre-courant, deviennentsacrés, plus on les cultive.


bizarre, adjectif
Sens 1 : Qui s’écarte de l’usage commun, qui surprend par son étrangeté ; insolite : une aventure bizarre. Qui s’écarte du bon sens, dont le comportement est anormal : un original un peu bizarre.

Si j’avais à me faire construire un lieu parfait pour écrire, je pense que ce serait un lieu dangereux. Je pense que je me ferais construire, je demanderais à l’architecte, une petite maison d’un étage type loft, très solide, entouré de fenêtres, pas de murs, que des fenêtres pour que je puisse parfaitement voir l’extérieur tout autour de la maison. Je ferais construire ensuite ma maison dans une forêt, mais pas n’importe quelle forêt, et c’est là que ça devient intéressant, faudrait absolument que ce soit une forêt dans laquelle il y a outrageusement beaucoup de loups, ou autres animaux carnivores dangereux, mais idéalement des loups. Je rappellerais ensuite à l’architecte l’importance capitale que la maison soit très solide et impénétrable et je lui dirais que le but de tout ça est que je puisse voir le danger à quelques mètres de moi sans qu’il soit réellement dangereux. Je pense vraiment qu’au milieu des loups, j’écrirais des chefs‑d’œuvre.

Suis-je étrange ? Je me pose souvent la question. Honnêtement, je ne sais pas. Des fois, je me trouve justement trop conventionnel et j’envie ceux qui assument une complète différence. Je pense, quand même, qu’il y a des gens qui doivent me trouver étrange. Mon cousin qui est dans l’armée, que j’adore soit dit en passant, me trouve surement étrange, mais cool parce que des fois, je passe à la télé, mais étrange. Parce que j’ai pas un travail « normal », parce que souvent j’écoute des films jusqu’à 3h du matin, parce que je passe régulièrement mes journées dans des cafés obscurs, parce que j’entretiens un très drôle de rapport avec tout ce qui est populaire, parce que j’ai la conviction profonde qu’on ne peut pas avancer comme société si on base tout sur l’efficacité et la productivité, parce que je pose parfois de drôles de questions sur de drôles de sujets, et parce que des fois j’écris des articles qui se nomment Cultiver son étrangeté où j’avoue à des lecteurs inconnus que je m’enferme souvent seul dans le noir et que je serais vraiment heureux si je pouvais écrire au milieu d’une meute de loups. J’avoue que d’un certain point de vue, je dois être étrange. 

«La nécessité a l’art étrange de rendre précieuses les plus viles choses. »
— William Shakespeare

Plus je vieillis, plus je réfléchis à l’étrangeté. À ce que veut vraiment dire « être étrange ». Parce que, pour la majorité d’entre nous, on ne veut pas se faire qualifier d’étrange, c’est ultra péjoratif. On ne veut pas être weird. Quelqu’un de weird, c’est quelqu’un qui est à part, qui est insaisissable, qui fait pas comme tout le monde et ça, ça nous choque, ça nous choque réellement. On se retourne, on en parle : « eille je viens de croiser un gars dans la rue qui chantait très fort en tirant une espèce de traineau à chien rempli de micro-ondes, de cactus pis de vieux vinyles, c’était vraiment weird. » C’est fascinant quand même que nous trouvions collectivement étrange ce qui est différent. C’est fascinant à quel point nos esprits sont conditionnés à agir et à faire d’une façon préétablie que ça corresponde ou non à ce que nous sommes réellement et à ce que nous avons envie de faire. Alors que ça devrait être l’inverse. Honnêtement, plus je vieillis, plus je me dis qu’on gagnerait tous à être plus étranges et que l’objectif de la vie devrait pas être d’apprendre à être comme tout le monde, mais d’apprendre à être étrange/​différent/​singulier/​surprenant. Si tout le monde cultivait une certaine étrangeté, je pense que ça créerait des sociétés fantastiquement développées et riches (et pas dans le sens compte en banque riche). Si on était tous conditionnés à assumer pleinement nos personnalités, je pense qu’on aurait moins peur de s’exhiber, de s’affirmer, de s’ouvrir à l’autre, de créer. Imaginez, une société où tout le monde travaille à faire comme personne, à être singulièrement unique selon ce qu’on est, ce qu’on ressent, ce qu’on voit, ce qu’on perçoit. Imaginez comment on prendrait rien pour acquis, comment on chercherait sans arrêt à se diversifier. Imaginez comment on voudrait s’approprier chaque chose, sans penser à ceux qui nous ont précédés. Imaginez comment on serait en paix avec l’autre. Imaginez comment nos politiciens seraient intéressants. Imaginez comment on serait tous et toutes, à notre façon, des chercheurs d’or.

«L’étrangeté est le condiment nécessaire de toute beauté. »
— Charles Baudelaire
En lien avec le spectacle Mes enfants n’ont pas peur du noir
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