Qui ne s’est jamais donné d’entrevue à soi-même, en primeur et en exclusivité mondiale ? Se poser des questions à soi pour se livrer, se confier, se délivrer, s’ouvrir tout en étant dans le confort de l’intimité. Ces longues entrevues, parfois ciblées, parfois totalement déconstruites, mettent à jour des pensées perdues, des réflexions en pièces détachées, des pensées anodines et quotidiennes comme des révélations plus profondes. Que se passe-t-il quand ce processus s’opère dans la tête d’une auteure ? Où va sa réflexion quand on lui donne carte blanche et qu’elle peut sortir de son carcan de réflexion ? Queue cerise d’Amélie Dallaire explore cet univers. Nous lui avons donc demandé de nous ouvrir la porte de son univers créatif en nous faisant partager ces discussions avec elle-même. En voici un florilège.
Interviewer — Est-ce que les gens vous dérangent lorsque vous travaillez dans un lieu public ?
Moi — Non ils ne me dérangent pas, j’aime ça travailler avec d’autres gens qui travaillent. Mais ils peuvent me déconcentrer des fois. Hier à la bibliothèque, il y avait une fille qui reniflait toutes les dix secondes. J’entendais juste ça et à chaque fois qu’elle reniflait, ça m’énervait encore plus. Et en même temps, j’observais cet énervement-là en moi. J’observais cette fille, insoucieuse de déranger les gens. Et ça me faisait du bien ce recul. Finalement je lui ai offert un mouchoir, c’était trop insupportable. J’étais certaine d’être une héroïne et d’avoir soulagé les gens autour de moi, mais tout le monde avait des écouteurs.
En ce moment (je suis toujours à la bibliothèque), il y a un monsieur qui vient de péter sur sa chaise. Il est à un poste internet et il se promène dans Street View. Ça m’intrigue. Il a juste l’air de se promener virtuellement dans la ville. Là, il est sur la rue Saint-Hubert.
I — Pouvez-vous me décrire un souvenir d’enfance ?
M — Lorsque ma mère travaillait de nuit à l’hôpital, ma grande sœur Geneviève invitait ses amies à écouter des films d’horreur : Chucky, L’opéra de la terreur, Le Blob, Poltergeist, Amityville, Candyman, L’exorciste, Simetierre, Les griffes de la nuit… Le soir avant de dormir, je repensais à la petite fille de L’exorciste. Ça me terrifiait. Pour ma grande sœur, cette terreur était une source inépuisable d’inspiration. Un jour, elle m’a fait croire qu’elles avaient invoqué un mauvais esprit par erreur, qu’il ne voulait plus partir de l’appartement et qu’il ne fallait pas le dire à notre mère. Ou encore elle me faisait croire qu’à minuit, je serais possédée du démon et que je tuerais maman avec ma corde à danser.
L’homme qui a pété m’empêche d’écrire. Je ne comprends pas ses recherches. Il n’est plus sur Street View. Je suis trop loin pour voir la page qu’il consulte, mais… oh mon dieu, il est sur un site de filles. Oh ! mon dieu ! Oh ! non, c’est un site d’agence de rencontre ? Je sais plus.
I — Avez-vous beaucoup travaillé lorsque vous êtes sortie du conservatoire ?
M — Non pas tant. Pendant longtemps, après ma sortie de l’école, j’ai cru que j’étais paresseuse, que je n’étais pas ambitieuse. Je n’avais pas le gout de faire des démarches : photos de casting, trouver un agent. Mais je le faisais. J’étais perdue et intimidée par le milieu. Quand je disais « je suis comédienne », je trouvais que ça sonnait faux. Que ça ne m’allait pas bien. Pendant longtemps, je disais que j’écrivais, mais je n’écrivais pas vraiment. J’écrivais dans ma tête. Et puis j’ai écrit pour vrai et ç’a été très frustrant. C’était pas comme dans ma tête. Mais j’avais l’impression que c’était « moi ».
I — Quelle a été votre première lecture « sérieuse » ?
M — Ma sœur était précoce dans ses lectures. Dans la même période où je tripais sur Stephen King et Mary Higgins Clark, j’ai trouvé sous son matelas La philosophie dans le boudoir. Je le dérobais pour en lire les passages crus. J’y ai découvert les mots « vit », « foutre » et « semence ». C’était, disons, un autre genre que celui de Robin et Stella qu’on écoutait religieusement toutes les deux, soit dit en passant.
I — Ça fait deux fois que vous parlez de votre grande sœur.
M — Oui, je pense beaucoup à elle ces temps-ci. Et l’introspection fait toujours remonter des souvenirs, des pensées.
I — Est-ce que vous rêvez à elle des fois ?
M — J’ai beaucoup rêvé à elle, mais là, ça fait longtemps que c’est pas arrivé. Dans les rêves que j’ai faits, elle revient toujours comme si rien n’était jamais arrivé. Je lui demande elle était où depuis toutes ces années. C’est pas clair, elle répond qu’elle était en voyage et moi, euphorique, je lui dis qu’on pensait qu’elle était morte. Des fois, je lui parle avant de dormir. J’ai peur que pour m’effrayer, elle fasse bouger les rideaux. Après tout, c’est toujours ma grande sœur.
I — Avez-vous un fantasme ?
M — Un fantasme… un fantasme littéraire ?
I — De n’importe quoi.
M — J’aimerais écrire un roman de science-fiction érotique où des humains ont des relations sexuelles avec des créatures inhumaines.
I — Des extraterrestres ?
M — Pas nécessairement, mais ça pourrait être ça.
I — C’est bizarre.
M — Pas tant que ça.
I — C’est bizarre.
M — Pas pour de la science-fiction.
M — Je lis de moins en moins dans les transports en commun.
I — Pourquoi ?
M — Pour regarder les gens. Dans le fond les gens, c’est comme des livres.
I — Je ne comprends pas.
M — Non je sais pas, c’est pas de moi. C’est Henri Miller qui a dit ça dans son livre Les livres de ma vie. Les gens, si on veut, sont des livres. Moi, je suis un livre. Toi, tu es un livre. Je ne sais plus comment il le dit. Les gens sont des histoires. Plus réelles, plus complexes que tous les romans du monde. Et on peut les lire si on veut. Comme moi tantôt, j’ai peut-être lu un infime bout de l’homme qui prend une marche dans Street View.