Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

photos Alexia Bürger

Pour ce volume 10 du 3900 nous avons décidé de confier la rubrique À découvert à Alexia Bürger, artiste associée au CTD’A et conseillère à la direction artistique. Bien qu’emballée par la proposition, notre fidèle associée ne trouvait pas d’idée qui la satisfasse. Jusqu’à ce qu’elle fasse, par hasard, la connaissance de Renée.

Chère Renée,

Voici les photos de Rome que tu m’as demandées. 

Comme je te l’ai dit l’autre fois, il est possible que notre échange soit publié dans la revue du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Si c’est le cas, on me demandera probablement d’écrire une courte introduction pour mettre les lecteurs en contexte. J’imagine cette introduction sous la forme d’une lettre qui te serait adressée. Ce serait un peu comme un mensonge, même si tout est vrai, puisqu’en l’écrivant je penserais toujours à ceux qui nous liraient. Ça irait comme ceci : 

Chère Renée,

Je t’ai rencontrée par hasard il y a trois semaines.

J’écris par hasard et pourtant il n’y a rien d’étonnant à notre rencontre : nous passons nos jours entiers à moins d’un kilomètre l’une de l’autre. 

J’habite sur la rue Esplanade, c’est là que je passe le plus clair de mes journées assise dans ma cuisine devant l’ordinateur. Quand j’en ai plein mon casque de fixer mon écran comme un poisson agonisant, je sors pour me chercher un dix-huitième café et c’est là, en général, que je te croise. Toi qui passes le plus clair de tes journées (assise) devant le Tim Horton rue Mont-Royal à faire la quête aux passants, à pêcher les poissons qui, comme moi, sortent pour se chercher un dix-huitième café.

Récemment j’ai compté presqu’autant de travailleurs autonomes caféinomanes à court d’inspiration que de quêteux sur le Plateau Mont-Royal. Il aurait donc été normal que nous nous croisions souvent sans pourtant jamais vraiment nous voir. J’affirme donc queje t’ai rencontrée par hasard, il y a trois semaines.

Ce jour-là, tu étais assise, comme d’habitude, avec deux autres gars qui quêtaient à tes côtés.

Devant toi deux objets :
 — un bol (dans lequel tu recueillais ta quête)
 — un grand carton brun sur lequel il était inscrit, au marqueur noir : 

If you believe in change
Leave some here.

Je suis légèrement dyslexique (je passe ma vie à lire Hi-Hitler sur les marqueurs fluo de marque Hi-Liter et ça me trouble beaucoup). Je suis aussi, bien malgré moi (et malgré mes géniteurs qui ont tenté de leur mieux de m’affranchir), judéo-chrétienne de formation.

Je suis donc coupable de tout, et ce, depuis ma naissance.

C’est probablement à cause de ces deux traits de ma personnalité (la dyslexie et la culpabilité) qu’en regardant vite, du coin de l’oeil, j’ai lu sur ton gros carton brun :

If you believe in chance
Leave some here.

J’ai dû sourire un peu, furtivement, de ma mauvaise lecture, et c’est là tu m’as adressé la parole.

Pas pour me demander des sous, non, ça tu n’avais même pas l’air d’y penser une seconde. Juste parce que tu étais fière de la tournure de la phrase sur ton gros carton brun. 

If you believe in change
Leave some here.


Pendant que tes lèvres s’agitaient, j’ai tenté de déchiffrer un âge sur ton visage. Mais les indices étaient brouillés.

Tes yeux : la candeur d’une première jeunesse

Ta dentition : vestiges de la Grèce antique.

Tu m’as serré la main et tu t’es présenté : Renée.

Et dans ma joie sincère que tu entres si spontanément en contact avec moi, dans ma joie sincère au moment même où nos mains se sont touchées, j’ai été traversée d’un espoir très concret pour la suite de nos existences, j’ai pensé :
J’espère quand même que Renée n’a pas la gale.

Voilà. J’aurais pu ne jamais te le dire. Maintenant tu le sais.

Après, tu m’as présenté un des hommes qui t’accompagnait et tu m’as dit c’est mon mari. L’homme regardait ailleurs.

Tu m’as tendu ton iPhone pour me montrer des photos.

Lui, c’est comme notre enfant en me montrant l’image d’un petit chien à travers les strates de ton écran tout pété.

Quand je t’ai demandé où était le canin tu m’as répondu : il est chez nous, au chaud, dans notre appartement, à Outremont.

Alors, j’ai vraiment ri. Je t’ai trouvée très drôle, l’humour noir, ta blague, franchement très drôle, haha. J’ai ri fort jusqu’à ce que je comprenne (en te regardant me regarder) que ce n’était pas du tout une blague et que j’avais bel et bien devant moi une quêteuse-redskin-mariée-résidente d’Outremont.

C’est là, je crois, que j’ai pensé à la face que ferait le gars du recensement quand il cognerait à ta porte.

En fouillant dans les images de ton téléphone tu t’es arrêtée sur une photo de ton mari avec une méchante grosse poque ornée de points de suture dans le milieu du front :

Ça, cest il y deux semaines, quand il s’est fait tabasser par les policiers.

Quand je t’ai demandé des détails sur l’altercation, tu as changé de sujet. 

Tu m’as plutôt parlé des gens que vous rencontriez dans la rue, ton mari et toi : des skins racistes, fascistes, les boneheads tu les appelais. Tu m’as expliqué que vous vous donniez la mission de les convaincre que le vrai mouvement skinhead était antiraciste, anticapitaliste, antiestablishment, altermondialiste.

Moi, j’ai tout de suite pensé à la section À découvert de la revue du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. À chacun ses problèmes. Je devais le jour même soumettre un texte et je n’avais rien qui vaille dans mes tiroirs. J’ai pensé : demander à Renée de prendre des photos de sa vie pendant sept jours avec son iPhone tout pété. Je ferai la même chose de mon côté. Ça sera une manière de converser.

Quand je t’ai fait part de cette idée, tes yeux se sont illuminés.

Tu adorais la photo, tu avais fait un projet jadis chez Pop’s il y a quelques années, tu avais même un portfolio et tu voulais me le montrer.

Nous nous sommes donné rendez-vous le vendredi suivant devant le Tim Horton. Je t’ai dit : prends une photo par jour. Tu m’as ditOK. Nous nous sommes même embrassées.

Quand je suis rentrée chez moi j’ai cherchéSkinhead sur Wikipédia.

Et là, soudain, je me suis vue, comme à vol d’oiseau, tu sais ? Je me suis vue de haut. Tout exaltée par notre rencontre. Googler le mot Skinhead. Boire le café à douze piasses que je venais de sortir me chercher. 

La bonne bourgeoise cristallisée. Et j’ai pris une photo de moi pour te la donner. 

Ensuite j’ai cru comprendre que tu faisais partie du mouvement S.H.A.R.P (Skinheads Against Racial Prejudice). Un réseau informel sans véritable structure ni porte-parole qui, dans certains pays, travaille avec des groupes antifascistes. Être skinhead est pour vous un acte antiraciste puisque le mouvement prend racine dans une culture multiraciale née du métissage des Mods et des enfants d’immigrés jamaïcains.

Le vendredi suivant, devant le Tim Horton, tu avais l’air crevée.

Même la phrase sur ton grand carton brun avait changé :

Out of luck, leave a buck.

Tu m’as dit que tu n’avais pas eu le temps de prendre des photos. Tu avais des problèmes avec ton propriétaire. Il voulait vous expulser. Vous accusait d’un dégât d’eau dont tu n’étais pas responsable. Juste un damn prétexte pour vous évincer. Ton chien avait été malade, il avait fallu aller chez le vétérinaire. Tu avais aussi passé du temps à te fabriquer un nouvel outil de travail : une canne à pêche au bout de laquelle un petit seau de plastique rouge était accroché, pour recueillir ta quête.

Je t’ai dit :

C’est pas grave Renée, c’était juste une idée comme ça, on laisse tomber.

Tu m’as dit :

Non. Je veux te montrer mon portfolio. Je veux continuer à te parler. 
Reviens vendredi prochain.

Je t’ai dit :

Vendredi ça sera pas possible, parce que je pars en vacances.

 ? Tu m’as demandé.

Rome, j’ai dit.

Et ton visage s’est illuminé :

Envoie-moi des photos, j’y suis jamais allée.

Tu m’as donné ton adresse courriel, pendant que ton mari s’est exclamé : 

L’Europe, on aimerait ça un jour, l’Europe on aimerait ça y aller. 

On a beau croire au changement, on échappe pas à la logique inexplicable du monde qui brasse ses dés. Si sa tendance se maintient, j’ai plus de chance de finir avec une canne à pêche devant le Tim Horton que tu en as de voir l’Italie un jour. 

Voici donc, chère Renée, les photos de Rome que tu m’as demandées.

JOUR 1

Arrivée à Rome ce matin, en attente de mon amoureux qui doit venir me rejoindre.

À vrai dire, je ne sais même pas trop où je débarque. 

Je pose les bagages et comprends que je suis dans le Monti Rione.

Et en cherchant un dépanneur pour m’acheter des cigarettes, je tombe par hasard sur le Colisée. Je reste là, j’observe, bouche bée. 

Et là, tout à coup, juste devant moi, pas de blague, devant les ruines trouées et d’une civilisation majestueuse à demi écroulée, passe une jeune fille décolorée avec un T‑shirt noir sur lequel est inscrit : The future looked good.

Cette photo-là, j’aurais voulu être assez vite pour pas la manquer.

J’aurais voulu te l’envoyer. 

JOUR 2

Le Vatican est une monarchie absolue du droit divin dirigée par le Pape qui y exerce le triple pouvoir exécutif, législatif et judiciaire.

Pas trop ton genre. 

Mais tu trouverais ça très beau quand même.

À couper le souffle de beauté.

Peut-être juste un peu surchargé. 

Mais t’inquiète, le pape François s’exerce à la simplicité volontaire. 

Arrêter d’acheter pour se racheter.

JOUR 3

Dans les marches de la Galerie nationale d’art moderne, des lettres superposées font apparaitre une phrase de Shakespeare Time is out of joint. 

En la voyant je la traduis spontanément par Le temps est hors de portée.

Mon chum lui perçoit plutôt : Le temps est disloqué.

J’aime mieux son interprétation, elle est plus vaste et moins clichée.

P.-S. Peut-être aussi que le temps a juste envie d’être gelé pour oublier. Donne-lui en un Renée.

JOUR 4

En marchant dans la rue, je passe devant ce graffiti peint sur une fenêtre barricadée. Je le prends en photo pour toi, mais ne comprends pas le hashtag :

#IONONMILASCIOFREGARE

Certaines lettres sont cachées par les barreaux, le tout ne forme qu’un seul grand mot.

J’essaie plein de groupements de lettres au hasard que je passe au traducteur Google.

Iono… Nonmila…milasciofre…Fregare…

Les indices sont brouillés.

Avant d’abandonner, je transfère la photo à la femme de mon père, Américo-Italienne. 

Objet : Énigme.

Elle me répond :

Chère Alexia, je viens d’envoyer ta photo à mon ami Loris en Italie. Il est comme un chien avec un os… Il creusera juste qui trouve la signification.

Quelques heures plus tard, je reçois la réponse de Loris :

credo che abbia scritto :
IO NON MI LASCIO FREGARE
scrivendo tutto attaccato e coprendo in parte qualche lettera diventa più difficile da leggere, soprattutto per uno straniero.
Spero che ti basti.
un bacio grande
Loris
ps : credo che l’allusione sia per tutte quelle vittime profughi provenienti soprattutto dall’Africa, famiglie e bambini compresi, morti in mare nel Mediterraneo negli ultimi anni, si parla di un numero tra le 10.00020.000 vittime annegate,
moltissimi bambini. Ecco perché Gesù bambino porta il giubbetto salvagente

Selon un décompte effectué ce mois-ci à Rome, plus de 153 000 migrants sont arrivés sur les côtes italiennes depuis le début de l’année. Malgré la multiplication des navires de secours, la traversée a coûté la vie à au moins 3700 personnes. 

L’image semble faire allusion à toutes les victimes réfugiées mortes en Méditerranée dans les dernières années

La phrase veut dire : 

Je ne me laisserai pas avoir /​arnaquer

I won’t get screw.

La phrase me fait penser à toi. 

Le dessin est un tableau de Mantega dérobé le 19 novembre 2015 au Museo Civico di Castelvecchio à Vérone, lors du vol spectaculaire de 17 chefs-d’œuvre (Tintoret, Pisanello, Bellini, Caroto, Rubens, Hans de Jode et Mantega).

Pour qu’on continue de chercher à retrouver ces chefs-d’oeuvre, un groupe de citoyens a appelé les artistes de street art à réinterpréter les tableaux à leur manière.

Tu peux donc chercher #IONONMILASCIOFREGARE.

JOUR 5

Pas pire comme soûte pour faire la quête, non ?

JOUR 6

Au Museo nazionale delle arti del XXI secolo, j’ai pris en photo l’oeuvre qui me faisait penser à toi. Son titre : The future of your head.

Elle est de Basim Magdy, un artiste égyptien.

Basim Magdy questionne les utopies, les dogmes, les idéologies. 

Juste en-dessous, c’est une photo que j’ai prise hier au Musée du Vatican.

La tête de Méduse décapitée par Persée.

Your head is a spare part in our factory of perfection.

Méduse te ressemble.

Son visage a le pouvoir de pétrifier tout mortel qui le regarde.

JOUR 7

Dans le Rione Trastevere : le mont Janicule. 

Tu trouverais que la vue sur la ville est magnifique du haut de la colline.

Les Romains s’y rassemblent pour boire au pied du monument que tu vois sur la photo ici. C’est la statue équestre de Giuseppe Garibaldi.

Garibaldi est un marin, un capitaine, un antiesclavagiste, un chrétien anticlérical. La statue fut inaugurée en 1895 dans une période où les relations entre le Royaume de l’Italie et le Saint-Siège étaient fort mauvaises. La position de la statue a fait scandale à l’époque parce que Guiseppe Garibaldi pointait sa lance vers le Saint-Siège. Alors ils ont retourné la statue. Maintenant la lance de Garibaldi ne pointe plus vers le Vatican, mais le cheval lui montre son cul. En plus des multiples combats qui firent de lui une légende, Garibaldi fit un roman (Clélia) dont je te livre ici un extrait, écrit en 1870.

On pourrait affirmer, sans ne guère s’éloigner de la vérité, que désormais, la moitié du peuple vit laborieusement et à grand-peine pour payer l’intempérance et la scélératesse de ceux qui gouvernent.

L’autre moitié est grassement payée par ces gouvernants pour opprimer, combattre, ou espionner la première.

Les époques changent en se retournant sur elles-mêmes Renée.

Le temps est disloqué.

Chère Renée,

Comme je te l’ai dit l’autre fois (tu t’en souviens?), il est possible que notre échange soit publié dans la revue du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Alors, on me demandera surement d’écrire un épilogue. J’imagine cette épilogue sous la forme d’une lettre qui te serait adressée. Ce serait un peu comme un mensonge, même si tout est vrai, puisqu’en l’écrivant je penserais toujours aussi à ceux qui nous liraient. Ça irait comme cela : 

Chère Renée,

Je ne t’ai jamais revue après mon retour de Rome. Tu ne m’as jamais envoyé tes photos, tu n’as pas accusé la réception des miennes. Mais je te pardonne, tu dois être dans le jus : depuis la dernière fois que nous nous sommes vues, les hordes de boneheads sont sorties au grand jour. Les poissons que nous sommes ont élu Cinnamon Hitler. On mettrait un gros cap d’acide dans son café, pour moins.

Tu ne pêches plus devant le Tim Horton, mais moi j’ai ton adresse courriel. 

Ton nom complet : Renée V******

L’image sur ton gmail est la devise d’Anonymous :

Do not forgive, we do not forget, expect us.

J’ai trouvé ta page Facebook ; tu n’y as pas mis les pieds depuis avril dernier. Un vieux MySpace aussi, qui porte encore ton nom. Les photos datent d’il y a des lustres, mais je te reconnais, elles viennent de Charlottetown, Prince-Edward Island. Sur les images tu sembles être dans ta maison familiale. Ton visage est tout rond, ta dentition parfaite, sur l’étagère, derrière toi, trône une armée de toutous. Je me suis arrêtée là. 

Ce qu’on ne sait pas nous met à l’abri quelquefois.

Mon ignorance, souvent, me sert de toit.

Il m’arrive encore de te parler, en voyant quelque chose. Nous conversons ensemble, bien au chaud dans ma tête. C’est mieux que sur Mont-Royal : l’hiver est arrivé. On serait ben gelées toutes les deux, mais pas de la même manière ; j’aurais encore perdu ma tuque et toi l’esprit de synthèse.

Il parait que les choses changent.

Pourtant l’hiver est revenu Renée, pas de chance. 

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