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photo Kelly Jacob / graphisme Le Séisme

Maurice, travailleur acharné, brillant économiste et fonctionnaire du temps de René Lévesque, se lève un matin et s’effondre. AVC. Neuf jours de coma, quatre ans de réadaptation. Depuis, son cerveau a changé et parmi toutes les épreuves, il y a l’aphasie, véritable combat pour retrouver les mots. Pour cette édition du 3900, nous avons confié à Anne-Marie Olivier notre rubrique À découvert. L’autrice et comédienne, fascinée par l’incroyable histoire de reconstruction et de résilience de cet homme à l’esprit incandescent, se glissera dans sa peau et livrera ses mots sur la scène de la salle Jean-Claude-Germain au printemps 2023. Elle nous donne ici un accès privilégié à l’un de leurs tête-à-tête complices.

Dans la chaleur montréalaise de juillet, je retrouve Maurice Dancause dans son appartement de Rosemont.

Il m’a demandé au téléphone de venir le rejoindre à dix heures le matin, je comprends qu’il est plus en forme pour parler en matinée. Son aphasie lui fait la vie dure en fin de journée, les mots sortent moins facilement. On est le premier du mois, y a du monde partout dans les rues avec des laveuses qui passent moyennement bien dans les escaliers en colimaçon. J’arrive un peu en retard, un peu poisseuse, déjà, mais j’ai hâte de le voir, comme à chaque fois que je lui rends visite. Je lui amène une petite caisse de bouteilles de vin, je veux jamais arriver les mains vides, ça se peut pas. Il reste au troisième, je sais pas comment il fait avec sa canne, sa moitié paralysée pis toutte pour monter son stock… Bon. On se fait la bise, pis on s’installe dans sa cuisine. Une cigarette fume dans un cendrier à moitié plein. On prend des nouvelles puis je lui lance mes questions. 

Anne-Marie — Maurice, qu’est-ce que ça te fait qu’on fasse un spectacle sur toi, sur ta vie ?

Maurice — Excité… vertige… mais euh emporté parce que jeu, créer, criss, merveilleux ! 

Donc l’excitation est plus grande que le vertige. Il me dit qu’il a hâte. Je lui dis attends, peut-être que t’aimeras pas le show.

M — Pas grave ! Excité pareil !

AM — Comment tu trouves notre monde, qu’est-ce que t’as à dire à tes contemporains ?

M — Euh : wow ! Parce que meilleure société !

AM — Ah oui, tu trouves ? Pourquoi ?

M — Voyons, voyons ! Moi, là, pauvre en criss, (aujourd’hui là pauvreté euh relative). Moi là, sept enfants, moi dernier. Linge là, jamais ! Pis curé, pis religion là, yark. Libéré ! Libéré !

AM — Tu trouves que ma génération est libérée du joug de la religion catholique ?

M — Merci. Trente ans là : évolution. École, pis université, pis fric, tout ça.

AM — Collectivement, on s’est sorti de la pauvreté intellectuelle et physique.

M — Ça là : marotte.

AM — Qu’est-ce qui a remplacé Dieu dans notre société, à ton avis ?

M — Euh, drogues parce que spiritualité ; plus vedettes, plus santé.

AM — Pourquoi les drogues ?

M — Vivre à jeun, pas facile, tsé. Mal-être. Pis musique + drogue : spiritualité.

AM — Par rapport à la quête de sens ?

M — Oui. Pis coke, Dieu, rapport là. Lien.

AM — Tu penses que la coke peut permettre de se substituer à Dieu momentanément ?

M — Oui, fun. Pas longtemps là, mais…

Là il fait un geste avec sa main devant son front comme s’il dessinait dans l’espace un triangle pointu qui sortirait de sa tête…

AM — Plus d’acuité ?

M — Oui, moi utiliser écrire…. mais souvent euh destructeur. Pis conséquence : plus, plus, plus… Ça là, autre dossier.

AM — Je comprends.

M — Boissons, cigarettes, drogues, moi là, correct parce que moi là, préférer soulagement à vivre long long longtemps pis plate.

AM — Oui, je comprends.

AM — Y avait trois volets à ta réponse… T’as dit drogues, vedettes et santé… Les vedettes ont remplacé les curés ?

M — ant mieux, batinse ! Vedettes, correct, mais curés euh… enfants là : inacceptable.

AM — Je comprends. On en a déjà parlé de ça.

M — Plus jamais criss.

Un ange passe.
Une poffe de cigarette se prend.

M — Mais euh… sidéré que toi et moi différents.

AM — T’es sidéré de voir à quel point on est différents ?

M — Oui parce que, autre génération là, défaitiste en tabarnac.

AM — Tu trouves que ma génération est défaitiste ?

M — (acquiesçant) Hé tabarnac ! Pis euh… égo euh, matérialiste, société, euh bien commun pas important… pas assez d’amour ça…

AM — Tu trouves que ma génération donne pas assez d’amour à la notion de bien commun ? On réalise pas d’où on vient ?

M — Euh, bon résumé !

AM — Mais je reviens en arrière un petit peu. Comment la santé a remplacé Dieu ?

M — Tsé là euh : Pas ci ! Euh, pas ça ! Euh pas viande ! Euh non, pas toi, vegan ! Euh, écologiste là : nouvelle religion. Réagis pareil.

Là j’ai pas compris pantoute à quoi il fait allusion. Il m’a perdue. Il regarde dans mes yeux. Il le voit. Et comme à chaque fois où je comprends pas, je lui dis. On jase longtemps. Et je finis par comprendre que pour lui, on réagit à peu près de la même façon que quand on était sous l’emprise de la religion. On a juste substitué les curés par d’autres choses. À son avis, on démonise trop facilement un clan ou l’autre, on coupe court de la même façon que nos ancêtres catholiques… 

AM — Donc, à ton avis, on s’est pas encore vraiment affranchis ?

M — Non. Euh trois générations.

AM — Ça va prendre trois générations ?

M — Minimum. Long là. Traces… Marqués à vie parce que 200 ans bagages, un instant, là.

AM — Après ça, on va-tu avoir le courage de faire l’indépendance ?

M — Ah, euh sais pas, mais intéressant. Séparé, séparé ! Pis immigration là, plus facile parce français.

AM — Attends, je comprends pas.

M — Oups idée… euh perdue.

AM — T’as perdu ton idée ?

M — Ça l’a … yark parce que oups n’a pu. Intellectuel là yark

AM — De perdre une idée c’est la torture de l’intellectuel ?

M — Mets-en criss.

AM — Une dernière question. Est-ce que tu trouves qu’y a assez de beauté dans notre monde ?

M — Ben oui, criss. Toi, non ?

AM — Euh, oui, t’as surement raison…

Là y me pogne un peu les culottes baissées, j’ai relativement toutte dans vie, pis sa question est tellement directe, je m’attendais pas à ça… Je me sens cheap de trouver qu’il y a pas assez de beauté dans le monde. Selon lui, la beauté est à cueillir partout… En fait, je m’attendais pas à ça comme réponse. Ma question me revole dans la face, en quelque sorte.

On jase encore un peu. Il me redit à quel point il a hâte de voir le show. Encore une fois, j’essaie de baisser les attentes. Il dit qu’il peut pas modérer sa joie. Que chez les aphasiques, tout est exacerbé et que même s’il essayait de contenir son excitation, il en serait incapable… qu’il n’a pas de pouvoir là-dessus. Je lui dis que je ne veux pas lui prendre trop de temps. Il me répond qu’il s’en fout royalement. Que pour lui le temps est interminable et qu’il prend toute sa valeur quand il a l’occasion d’être avec quelqu’un d’autre et de vraiment communiquer. Sinon c’est plate et il n’en a plus rien à foutre de rien. Un genre de néant.

M — L’autre, ça là, euh beauté. Pis euh des fois communiquer élégance de l’esprit.

Ses yeux brillent. Je me dis, ouin, respect. On se salue. Je repars de chez lui. Je me replonge dans le Montréal torride. Montréal qui déménage en bedaine ou en tenue légère. Je regarde tout ça et je trouve ça beau. Mais sans me demander mon avis, mon ventre se tord de nervosité. Comme à chaque fois que je travaille avec des histoires vraies, je me dis toujours qu’il va falloir être à la hauteur des trésors cueillis ; ne pas trahir le propos, prendre soin comme un trésor précieux de tous ces témoignages en même temps, rester libre comme artiste. À chaque projet c’est pareil, même si j’ai quelques années de métier, on dirait que j’ai jamais rien fait, pis que je plonge pour la première fois du plus haut plongeon, les shakes dans les jambes, pis le cœur gonflé d’excitation.

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