Le magazine
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du Théâtre
d’Aujourd’hui

Le Séisme

Pour cette édition, nous avons confié la rubrique À découvert à Micha Raoutenfeld, qui entame sa résidence au CTD’A. Iel a conçu son spectacle, Papeça, comme le deuxième volet d’une trilogie à venir : La trilogie des corps éthériques. À travers ce récit intime, iel nous entraîne dans son univers onirique, à la croisée des mondes tangible et intangible et nous laisse entrevoir la signification profonde de l’acte créatif.

Jeux de miroirs

« You know what, sometimes it seems to me we’re living in a world that we fabricate for ourselves. We decide what’s good and what isn’t, we draw maps of meanings for ourselves… » — Olga Tokarczuk

***

Enfant
Je fais ce rêve
Dans lequel

Je suis dans un bain
Avec une femme
Pour qui je ressens un désir immense
Je découvre avec fascination cette sensation
Qui m’emplit d’une grande plénitude

Le bain est situé dans une maison
Qui comme un îlot de paix
Nous protège, nous garde
Par la fenêtre
Qui surplombe le bain
Une lumière chaude et enveloppante se dépose sur notre peau et sur l’eau trouble dans laquelle nos corps entremêlés baignent 

Je m’en remets à ce bien-être
Qui est à la fois charnel et sensible
Qui se propage à la fois dans nos corps et dans l’atmosphère

Depuis ce rêve
Plusieurs années ont passé
Mais je suis resté·e immensément habité·e par ces images et ces sensations 

À un tel point que mon imagination s’en est emparée
Et a en a créé un monde aqueux et charnel
Que j’ai longtemps rêvé de voir devenir réalité

***

Quand j’ouvre les yeux
Notre bateau vient de s’amarrer
À l’île

Ce sont mes vacances
Et porté·e par mon goût intarissable d’aventures
Je me suis embarqué·e dans ce voyage

Venant à peine de poser le pied sur l’île
Quelque chose me quitte
Je suis envahi·e de fatigue
Mon corps cherche le sol

Je monte dans un autobus qui ne cesse de monter pour redescendre
L’ultime arrêt se trouve sur la pointe ouest
Et c’est là
Que je peux enfin me déposer
Les mains vides et les joues en feu

Je jette mon regard
Loin
Très loin
Vers cette roche
Flottant à quelques centaines de mètres du rivage
Surplombant ce tout petit village qui vient tout juste de m’accueillir

Mes paupières ont du mal à rester ouvertes
Le soleil entame sa descente
Sa lumière m’inonde
Et soudain, une présence
Celle d’une femme
Qui se tient debout à mes côtés
Et qui se met à raconter

« Cette île est
Particulière
Ce qu’elle porte
Ce qu’elle prend
Ce qu’elle engorge
À l’arrivée
Tu t’éteins
Ton corps s’éteint
Ton esprit se met en veille
Il ne reste plus que le sommeil
Profond
Qu’il faut laisser venir

Rien ne sert de combattre
De lutter
Il faut se soumettre
À l’île

Parce que c’est elle qui sait

Sa terre
Est vivante
Bouillante
Volcanique

C’est le mouvement
La rage
L’ébullition
Qui a créé cette île

Au réveil
Deux choses peuvent arriver
Tout dépend
De ce que tu ouvres et de ce que tu protèges

Un courant doit passer
Une irruption se prépare
Sans aucune pitié
Elle irrigue et pétrit tout sur son passage

Cette terre est puissante
Ses racines féroces

Impossible d’y échapper » 

Je me laisse donc avaler par un sommeil abyssal
Qui me plonge dans un état second
Et contre lequel, comme la femme me l’a prédit, je ne peux rien
Lorsqu’enfin la vie revient à moi
Une lumière chaude et enveloppante se dépose sur ma peau
Elle me rappelle

Par la fenêtre je vois l’eau active et cherchante
Qui reflète la vie de ce village dans lequel il me semble avoir atterri·e par pur hasard

Je me lève, m’habille et sors
La nuit tombe déjà
Sur mon chemin
Je fais la connaissance de Luka

À chaque année, depuis 30 ans maintenant
Luka passe ses étés sur l’île
Tout comme la majeure partie de ses visiteuses

Une fois qu’on y goute, il est impossible de ne pas en redemander
M’explique-t-il

Ce soir
C’est l’anniversaire d’une de ses amies
Il m’invite à l’accompagner
Et j’accepte avec plaisir

En marchant il se confie 

« L’île est mon corps
Mon corps est l’île

Se perdre comme un devoir
Celui de voir
De sentir
De se lier
Pour toujours

Entre deux
Ni un
Ni l’autre
Sans direction
Sans trajectoire
Déjà tracée
Sillonnant
Les confins de notre existence

Un départ sans arrivée
Comme point de rencontre
Au sein des débris
De notre salvation tant espérée
Seul reste
Ce qui nous différencie

Un jour
Quelqu’un trouvera
Comment se départir de sa peau
Pour enfiler la sienne

Contre toute attente
Célébrant nos noms
Qui émergent de nos entrailles
Invitant cette mouvance
Qui envahit nos corps
Nous existons

Un désir à jamais inassouvi
Une célébration de ce qui rend nos corps indéfinissables »

Dans le petit bar auquel Luka m’introduit
C’est la fête
Tout le monde danse
La musique est forte et entrainante
Cette fois-ci c’est une odeur
Elle me rappelle 

Je sors pour reprendre mon souffle
La lune est pleine
Sa lumière se reflète sur la roche avant d’atteindre la surface de l’eau
Pour venir éclairer un visage
Celui d’une femme

Elle fume accotée à la rambarde
Et quand je lui tends la main pour me présenter
Un immense désir qui m’est étrangement familier
Suivi d’un sentiment de plénitude m’envahit
Et tout me revient
J’expérimente la matérialisation de mon rêve
De ce que j’ai passé des années à cultiver dans mon imaginaire
Et qui se déploie soudainement devant moi
Sur cette île
Face à cette femme
Qui se tient
En chair et en os devant moi

Avant de me quitter
Elle me dit

« Demain
Comme tous les jours
Les visiteuses nageront jusqu’à la roche
J’y serai et je t’attendrai »

Le lendemain matin
À dix heures tapantes
J’ai plongé dans l’eau avec cette femme qui m’y a invité·e

Aujourd’hui
Je nage toujours à ses côtés
Je poursuis ce que j’ai inconsciemment moi-même
Cherché
Créé
Manifesté
… ?

***

Il y a une corrélation indéniable entre ce qui existe à l’intérieur et à l’extérieur de nous
Les délimitations sont de fausses indications

Ce qui se passe dans notre tête
N’y reste pas
Même ce que nous croyons garder pour nous, en nous
Se reflète immanquablement en dehors

La porosité qui existe entre l’imagination et la réalité
Existe aussi entre la scène et la réalité
La scène est une prolongation de notre imagination
La scène a le pouvoir de rendre tangible l’intangible
La scène tout comme l’imagination est un espace de manifestations
La scène tout comme l’imagination a le pouvoir de créer et de détruire

L’acte de création comme un pouvoir magique
Nécessitant grande conscience
Et prise de responsabilités

L’acte de création comme preuve
De notre interrelation
Et de notre éphémérité

L’acte de création comme une ode
À l’infini
Et à l’absolu

L’acte de création comme un portail vers le désir et la plénitude.


En lien avec le spectacle Papeça
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