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graphisme Thaïla Khampo

Pour sa seconde année de résidence à la salle Jean-Claude-Germain, David Paquet propose son texte Le brasier, mis en scène par Philippe Cyr, lui-même ancien résident de cette même salle ! Porté par Paul Ahmarani, Kathleen Fortin et Dominique Quesnel, Le brasier présente une multitude de personnages aux histoires troubles, aux prises avec leurs drames héréditaires, le tout servi avec l’humour tranchant de son auteur. Emmanuelle Sirois, conseillère dramaturgique au CEAD et fine connaisseuse du travail des deux artistes, s’est penchée sur cette question des objets troublants, sur la réaction face au récit de ce qui est monstrueux et sur la fatalité.

Une fois, j’ai lu un article sur un réseau virtuel de pédophiles bienveillants qui, se sachant monstres, se sachant dangereux, s’entraident et s’encouragent en ligne pour ne pas passer à l’acte. Parait-il que ce réseau avait été créé par un adolescent américain qui n’avait pas pu trouver de soutien professionnel adapté parce qu’il n’avait pas commis de crime. Son cas s’inscrit dans une zone grise, un territoire social rouge sur lequel on ne veut pas glisser. Je me souviens des règles de conduite du groupe : n’avoir jamais passé à l’acte (1), ne pas travailler avec des enfants (2), ne pas regarder de pornographie (3), œuvrer à la prévention et à la condamnation de ces crimes (4). Dégout. À quinze ans, que fait-on quand on porte le tragique au ventre, le tordu dans le sang et l’indicible dans la bouche ? Cet adolescent peut-il choisir de vivre ? Est-ce une fatalité ? Dans quelle mesure ces désirs monstrueux nous appartiennent-ils ? Socialement, de quoi témoignent-ils ?

Une autre fois, j’ai lu un article sur les fiançailles de Charles Manson avec une jeune femme qui venait régulièrement le visiter en prison. Dégout. Incompréhension. Une fois, j’ai lu pour un séminaire un article sur la relation anthropologique entre les systèmes conceptuels, les normes instituées et les représentations du mariage, de la sexualité et du sang : « Le corps dans le corset du sens ». S’il y a consentement, et donc s’il n’y a pas abus, pourquoi ne pourrait-on pas marier notre sœur ?

Je collectionne dans ma tête une série d’objets troublants. Ces trois articles en font partie. Je ne sais pas pourquoi je les ramasse au chemin, ni pourquoi je les conserve ; ils ne me servent jamais à rien. Ce sont des histoires si intenses que je n’arrive pas à les traiter, à me les représenter, à les relier aux sensations qu’elles suscitent. La scène est ce lieu où nous remettons en jeu tous ces objets troublants, tout ce qui nous dépasse, mais nous habite, en espérant y trouver un peu de lumière, y mettre un peu d’ordre. Je sais que Le brasier, écrit par David Paquet et mis en scène par Philippe Cyr, y oeuvrera.

Bon nombre des mises en scène antérieures de Philippe Cyr créent un corpus cohérent, digne d’une démarche qui se déploie autour d’une recherche thématique et formelle percutante : quels sont ces désirs qui nous lient (le social) et nous hantent (l’intime) et comment rendre compte de leur complexité en investissant les espaces poétiques que permet la scène ? Le iShow (mise en scène à laquelle il a participé), Les cendres bleues et Selfie sont traversés par cet acte de compréhension et cette promesse d’amour. Malgré la charge spectaculaire du sujet dont il n’abuse jamais, on lui reconnait une signature efficace, discrète, mais affirmée.

David Paquet, auteur apprécié tant sur les scènes québécoises qu’étrangères, à qui l’on doit Porc-épic et 2h14, deux œuvres majeures de la dernière décennie, livre avec Le brasier un portrait familial tragique, mais drapé d’humour, dont la puissance dramaturgique réside notamment dans l’écart entre la portée monstrueuse des témoignages et la trivialité des détails qui rythme les histoires qu’on nous raconte. Ce ne sont pas des personnages-monstres qu’on nous présente. Ce qui est monstrueux, c’est ce qui les agite. C’est ce qu’on leur lègue, le social, leurs désirs. Le fatum, comme David Paquet me dit.

Ce renouvèlement contemporain du sens de la fatalité, anachronisme s’il en est un, passe entre autres chez Paquet par un travail méticuleux sur la structure du texte qu’on découvre parfois chorale et fragmentée, mais toujours d’une précision horlogère. Dans Le brasier, alors que la construction en triptyque inviterait au premier abord à une lecture linéaire, une histoire en trois temps, c’est une bombe narrative, dont la dernière pièce se fixe avec les derniers mots, qui nous est lancée. À l’instar des personnages piégés par leur destin, la structure-machine se referme sur le spectateur et révèle ce que de monstrueux et de fatal, nos désirs éclairent. Le brasier séduit à la croisée du travail diligent de Cyr sur le trash et du sens de l’absurde chez Paquet, amplifié par les situations grossies jusqu’à la démesure. Chez Paquet et Cyr, poussé à l’extrême, quand ce qui est troublant et monstrueux tombe, ce qui reste et qui s’affirme, c’est un désir de tendresse.

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