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photo Ulysse del Drago

J’accuse, lançait de toute sa hargne en 2015 la dramaturge Annick Lefebvre, lors de la création de cette pièce. Dans un relais de monologues, cinq femmes — la fille qui encaisse, la fille qui agresse, la fille qui adule, celle qui intègre et celle qui aime — s’y passent comme un témoin brulant une parole de furie et d’indignation. Cinq femmes très en colère. Et une auteure qui nommait elle-même son œuvre comme une « pièce féministe (oui, féministe!) » Pourtant, pratiquement personne, ni chroniqueur, ni spectateur, ni critique, n’a porté sur la place publique le féminisme de J’accuse. Aurions-nous eu peur de ce méchant mot en F ?

« On a l’impression qu’une pièce dite féministe, ça peut être rabat-joie », réfléchissait quelques mois avant la reprise de 2017 la comédienne Alice Pascual. Celle incarnant La fille qui intègre poursuit, à temps partiel, des études féministes. « Il reste des préjugés très tenaces envers le féminisme. Peut-être qu’on n’a pas eu envie d’ajouter au bonheur d’un succès théâtral » des enjeux plus politiques, analysait-elle.

Vrai que le terme « féminisme » est connoté. Isabelle Boisclair, professeure en théories féministes et en littérature à l’Université de Sherbrooke, souligne que c’est un mot qui peut, oui, être répulsif. Il y aura toujours des récalcitrants qui vont trouver que tout est trop féministe, avance-t-elle. D’autres seront contents qu’on produise non seulement des shows féministes, mais qu’en plus on les promeuve et les annonce ainsi. Le public est scindé face à cette étiquette.


C’est le critique de théâtre Alexandre Cadieux qui a soulevé le premier cette question du « féminisme tu » de J’accuse, dans une de ses chroniques au quotidien Le Devoir. Il s’y disait surpris que personne, à sa connaissance, « n’ait tâché d’inscrire J’accuse dans une certaine veine historique, soit celle du théâtre féministe québécois, ne serait-ce qu’allusivement. » La mémoire culturelle est une faculté qui oublie, rajoutait-il, tout en s’étonnant de cet angle mort de la critique face à la pièce. D’autant qu’Annick Lefebvre, dans le programme de soirée, s’en revendiquait sans gêne, se réclamant dans la foulée d’un « militantisme de l’intime ».

«Ce n’est pas full important que le mot féminisme soit prononcé en amont », sur les affiches de spectacles, les publicités ou dans le programme, explique Isabelle Boisclair. Car il n’y a pas de texte féministe en soi. « C’est le lecteur qui le reçoit comme tel. C’est la communauté interprétative — ce terme qu’on utilise à l’université pour parler des spectateurs, lecteurs, critiques, du théâtre même — , qui décide. C’est une affaire de communauté et de réception. Mais pour reconnaitre un objet féministe, c’est sûr qu’il faut connaitre cette culture. Il faut avoir vu, fréquenté, lu des pensées féministes, savoir un peu de quoi on parle. »


Quand Alice Pascual a lu le texte de J’accuse pour la première fois, ce sont les figures féminines qui l’ont frappée, si différentes de celles qu’on retrouve habituellement sur les scènes et les écrans. « Ce sont des femmes qui sont dans l’espace public d’une manière pas tout à fait habituelle. » Avec leur grande colère, leur hargne même, leurs revendications, leurs paradoxes aussi, « la pièce apporte en exemple d’autres modèles féminins, plus variés, pas nécessairement cutes, avec des tempéraments différents. C’est important que les femmes ne se reconnaissent pas seulement dans des personnages de belle fille, d’amoureuse, de la blonde de”. Et que ces autres femmes et leurs paroles puissent être exposées, sur la place publique, et entendues. »

La fille qui encaisse, vendeuse de bas nylon, est maitresse de la beauté et saurait comment faire ressortir celle des autres. La fille qui adule, fan finie d’Isabelle Boulay, porte un amour infini, comme La femme qui aime. La femme qui intègre s’occupe des enfants comme éducatrice. Beauté, amour, soin des enfants. Les femmes de J’accuse pourraient tomber dans la faille des stéréotypes féminins. Mais elles les battent en brèche par une langue crue, pleine de colère, de cul, et par une lucidité cynique face à leur société. Et face à elles-mêmes.

Pour la comédienne, c’est une des forces de J’accuse de n’être pas « un discours. C’est une démonstration et une action. Ça fait le féminisme. Ça ne le dit pas. Je pense que si c’était présenté comme un pamphlet, plusieurs oreilles se seraient fermées, parce qu’on a rarement envie de rester pogné dans des théories ; on a envie de voir les gens vivre. C’est par la vie que l’exemple se donne. »

Isabelle Boisclair est d’accord. « Un spectateur qui pense ne pas aimer le féminisme, qui verrait le show et l’aimerait serait bellement piégé », explique-t-elle, et cela pourrait contribuer à le faire changer d’avis. Mais pour que cette prise de conscience survienne, encore faut-il que le mot, ce mot « féministe » qui semble effrayer, finisse par apparaitre. D’un point de vue intellectuel, il est vrai que ce serait important de nommer, pour défaire les tabous, affirme Alice Pascual. Et pour faire réaliser aux gens la grande diversité que peut prendre le féminisme. En parler n’aurait pu que faire du bien, et secouer ce vocabulaire qui fait peur.


Dans la couverture entourant la première mouture de J’accuse, soit le féminisme « est mentionné telle une évidence, sans qu’on s’étende le moindrement sur ses implications dramatiques et scéniques », écrit Alexandre Cadieux, « soit il est au contraire refoulé, parfois assez explicitement, selon une logique voulant que le propos de la pièce s’élève au-dessus de ce genre de considérations pour embrasser plus large et toucher tout le monde. C’est, chaque fois, un compliment visant à souligner à la fois la diversité des sujets abordés et la force que l’on reconnait à cette production de grand mérite. »

Cette généralisation, poursuivait le spécialiste du théâtre québécois, reconduit une vision trop largement répandue d’un féminisme de fermeture, qui serait sectaire et impropre à rejoindre tout le monde, à penser autrement tous les aspects du social. « Dans cette logique appréciative qui pousse à dire grosso modo c’est plus que politique, c’est humain”, il me semble que le débat public y perd quelque chose. »

Eh oui, s’amuse Isabelle Boisclair, le féminisme c’est aussi de la critique sociale, et aussi légitime que celle qui est faite par les hommes ! C’est un humanisme, poursuit la professeure, qui vise l’égalité des droits, en visant d’abord ceux des femmes. C’est plus qu’humain, c’est aussi politique, en quelque sorte. Et si on ne redonne pas au féminisme son plein nom, on risque de lui faire perdre cette spécificité, sa précision de point de vue et de cible. « Parce que l’autre raison d’être du féminisme, c’est de lutter contre cette pensée qui veut que le masculin est universel, alors que le féminin serait spécifique aux femmes et ne s’adresserait qu’à elles. C’est dur encore de faire comprendre la portée universelle du féminisme. Les hommes sont encore des représentants plus légitimes de l’humanité que ne le sont les femmes. »

Était-ce à la critique de s’avancer davantage sur ce terrain ? « Ce serait sa job, » croit Isabelle Boisclair. Le fait que la critique de théâtre soit de moins en moins pratiquée par des spécialistes et de plus en plus par des généralistes entre-t-il en ligne de compte ? « Ce silence semble dénoter du moins une méconnaissance de la pensée féministe. Il faut des outils pour savoir reconnaitre une telle parole. » Un peu comme un serpent qui se mord la queue : moins on connait le féminisme, moins on le nomme ; moins on le nomme, moins on le connait. Et les préjugés qu’on entretient à son égard peuvent continuer de fleurir en paix.

«Aurait-il fallu que je sorte de ma place de comédienne pour dire le féminisme de la pièce ? », se demandait Alice Pascual après coup. Est-ce ce qu’Annick Lefevbre attend quand elle parle de « militantisme du quotidien » et « de l’intime »? Un passage des frontières entre public et privé, entre auteure et femme, entre actrice et militante ? Peut-être l’aurais-je fait si la pièce avait été mal interprétée, si on lui avait fait dire le contraire de ce qu’elle porte — ce qui n’a pas été le cas, poursuit la comédienne. Quelque chose est passé, et de fort, par ce texte. J’ai du mal à assumer tous les rôles. Je ne suis pas l’auteure. J’étais dans l’action. Mais effectivement, il faudrait en parler. Surtout si on constate un non-désir de formuler ces enjeux-là.


Nommer son féminisme et ancrer J’accuse dans cette lignée du théâtre québécois, auprès des Fées ont soif (1978), mais surtout de La nef des sorcières (1976), aurait été l’occasion de renommer ces textes-là. De rappeler à quel point ils ont été marquants — puisqu’on s’y réfère encore. De se remémorer ces femmes, auteures, actrices, qui les ont fait surgir sur les scènes. De se souvenir de leur parole, cette parole qui encore tombe plus rapidement dans l’ombre quand elle est féminine. Nous laissons ainsi tus les noms des Denise Boucher, Luce Guilbeault, Pol Pelletier, Marie-Claire Blais, France Théorêt, Nicole Brossard et autres. En hésitant à utiliser ce mot en F, est-ce que, comme le serpent se mord la queue, nous ne sommes pas en train de perpétuer une boucle d’oubli, une boucle qui engouffre nos grands-mères, nos mères et leurs batailles ?

C’est peut-être au tour de ces Fées de nous accuser à leur tour… 

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