Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

Dans ce pays « dont la devise est je m’oublie », pour reprendre la célèbre formule de Jean-Claude Germain, le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui se questionne régulièrement sur la notion de répertoire. Doit-on se consacrer exclusivement à la création ? Peut-on aussi faire une place aux pièces qui ont marqué la dramaturgie québécoise ou à celles qui, au contraire, n’ont jamais reçu l’attention méritée ? Notre devoir est-il d’aller uniquement vers l’avant ou croire, comme Michelle Rossignol, directrice artistique de 1989 à 1998, « qu’il ne saurait y avoir de création vivante qui vaille sans un retour vers ce qui nous a été légué » ? Pour l’actuel directeur artistique Sylvain Bélanger, il est important de pouvoir plutôt « converser avec des contemporains d’hier ». Quelle oeuvre d’hier est encore d’aujourd’hui ? Quelle oeuvre d’hier est cruciale pour permettre un éclairage sur notre époque ? C’est désireux de faire cet exercice avec d’autres intervenants qu’il a lancé l’invitation au Jamais Lu pour la deuxième édition de l’événement Vendre ou rénover : combat théâtral autour des classiques de la dramaturgie. Au cours de deux soirées, huit duos d’auteurs débattront : dans un camp, ceux qui veulent rénover, c’est-à-dire monter le répertoire ; dans l’autre, ceux qui veulent vendre, c’est-à-dire s’affranchir des classiques. Alexandre Cadieux, journaliste au Devoir s’est entretenu avec Marcelle Dubois, directrice artistique du Jamais Lu et Marc Beaupré, metteur en scène qui prend un malin plaisir à s’attaquer aux classiques.

Alexandre Cadieux — Marcelle, le Festival du Jamais Lu reprend cette année, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, sa formule Vendre ou rénover : combat théâtral… Deux personnes y débattent afin de déterminer s’il faut remettre au gout du jour une oeuvre du passé, ou alors la reléguer définitivement aux oubliettes. Qu’est-ce qui fait qu’une pièce mérite ou non de passer à l’Histoire, selon toi ?

Marcelle Dubois — Tous les textes qui font l’objet d’un débat, on les aime assez pour se poser la question à leur sujet. Il demeure qu’elles comportent toutes des failles temporelles, des imperfections qui correspondent souvent au moment historique où elles ont été créées, et c’est là-dessus qu’on s’amuse dans ces confrontations. Les raisons qui nous poussent à dire que ça a bien vieilli ou pas, c’est assez subjectif.

Le théâtre est à considérer dans sa dualité entre art vivant et littérature. Il sert dans un premier temps à animer tout à coup une société et un public, dans un contact direct et dans une résonance immédiate. Vient ensuite l’épreuve du temps, où on bâtit comme société notre corpus identitaire et culturel. Ce sont deux temps de la création qui ne sont pas antinomiques ni opposés, mais on demeure responsable des choix qui vont créer notre identité collective au fil du temps, et ce, qu’on soit auteur ou professeur, critique, historien ou directeur artistique. Je pense que tous les classiques correspondent à un jalon posé dans l’identité, dans ce qu’on cherche à nommer, à consacrer de nous-mêmes, de ce qu’on a été et de ce qu’on voudrait être… ce qui fait qu’on en oublie des grands bouts !

AC — Marc, dans le champ du théâtre québécois, tu fais office de rénovateur extrême, avec tes spectacles Caligula_​remix, Dom Juan_​uncensored et Hamlet_director’s cut dans lesquels tu t’es autorisé une grande liberté formelle par rapport aux matériaux d’origine. À quand Tit-Coq_2.0 ?

Marc Beaupré — Je n’ai qu’une règle : transmettre au public le bouleversement qu’a provoqué en moi le texte, qu’il s’agisse d’un classique ou d’une création. Ça devrait aller de soi, ça devrait être la norme pour tout metteur en scène ou directeur artistique, mais en tant que spectateur j’ai souvent de sérieux doutes… Il demeure que je suis obligé, par manque de temps, de tracer une ligne entre ce que j’appelle mes appartenances artistiques, c’est-à-dire mes envies de créateur, et mes appartenances citoyennes, soit ma grande curiosité pour ce qui me constitue culturellement. Je serais incapable de laisser les secondes dicter les premières, c’est-à-dire monter un Gratien Gélinas ou un Marcel Dubé à cause de leur seule importance historique alors que ce ne sont pas des classiques personnels. J’aurais l’impression d’être professoral. L’année dernière, lors de la première édition de l’événement, j’ai par contre défendu mon projet de recréation de Being at home with Claude : ce n’était pas qu’un exercice de style, je la monterais n’importe quand cette pièce-là, mais on m’a refusé jusqu’à maintenant la subvention nécessaire pour le faire…

MD — Le système est fait de telle sorte que pour assoir son originalité et la singularité de sa voix, le jeune artiste va miser sur la création et l’inédit. Le metteur en scène qui souhaite remonter René-Daniel Dubois ou Carole Fréchette va se retrouver en compétition avec les nouveaux textes d’un tas d’auteurs qui montent. Si tu sièges sur un jury qui attribue du financement public, que vas-tu privilégier si tu ne peux dire oui qu’à la réalisation de deux ou trois oeuvres sur vingt : le remix ou la nouvelle oeuvre ? On penchera toujours pour cette dernière, même si cette hiérarchisation est artificielle : l’un comme l’autre sont des gestes créateurs qui seraient bénéfiques pour l’ensemble de la dramaturgie. Il y a des étapes dans l’affirmation d’une culture, et je crois que ce sera un signe de maturité artistique de la part de la collectivité lorsqu’un jour, on arrivera à considérer qu’une jeune artiste qui s’intéresse au répertoire ne fait pas que courir après le public scolaire.

AC — On a pourtant, bon an mal an, une ou deux compagnies émergentes qui vont nous remonter un Michel Garneau ou un Daniel Danis. Il demeure néanmoins que ce sont surtout les théâtres établis qui programment dans leurs saisons des textes du répertoire, et ce en sortant rarement de la courte liste formée par les pièces de Gratien Gélinas, Marcel Dubé, Michel Tremblay, Claude Gauvreau, Réjean Ducharme et Michel Marc Bouchard. C’est peu… et c’est très masculin.

MD — Récemment, on m’a mis entre les mains Cocktail, une pièce d’Yvette Mercier-Gouin qui, à sa création en 1935, a connu beaucoup de succès du côté de la critique comme du public. L’auteure y critique un milieu urbain et bourgeois par le biais de la comédie.

AC — C’est aussi la première pièce canadienne-française à avoir été à la fois jouée professionnellement et publiée en format livre, et ce plus d’une décennie avant Tit-Coq.

MD — Elle n’est pas devenue un classique pour autant, on ne la lit pas et on la monte encore moins. Pourquoi ? Mercier-Gouin fut-elle toujours moins considérée parce qu’elle était une femme ? Ou alors parce qu’on voulait à l’époque, et peut-être encore aujourd’hui, se considérer malgré tout comme un peuple aux origines paysannes, qui résiste à la dureté de la vie, plus Tit-Coq que Cocktail ? Je pense que le devoir d’Histoire, c’est un défi de tous les jours, et il faut chercher à rendre justice au passé autrement. On est en train d’essayer de corriger des choses dans notre Histoire, par rapport à nos relations avec les peuples autochtones par exemple. Quand on choisit un classique, on choisit aussi de nommer notre Histoire en la faisant passer par tel chemin plutôt qu’un autre. À un moment donné, le récit se fige. C’est l’auteure Sarah Berthiaume qui disait, à propos de Zone : « On la connait parce qu’elle est souvent montée, elle est souvent montée parce qu’on la connait ! »

MB — Il reste que le Québec est jeune, que l’Amérique est jeune. Quand on parle des grands classiques, il me semble qu’ils sont indissociables de l’apogée politique et économique de leurs civilisations respectives : l’Angleterre élisabéthaine, la France du Roi Soleil, la cité athénienne… Au-delà de ce dont il traite, le texte est aussi le symbole de cette puissance-là, de ces circonstances-là. À notre échelle, on se penche rarement sur la littérature datant d’avant 1960, parce que sous prétexte de Grande Noirceur, on reste avec l’impression qu’il n’existait rien, ce qui est réducteur et plutôt triste.

AC — Parmi les auteurs dramatiques passés à la postérité, il y a aussi ceux qui ont écrit juste avant les grands bouleversements, qui les ont parfois préfigurés, consciemment ou non. On peut penser à Beaumarchais avant la Révolution française, ou Tchekhov juste avant la Révolution bolchevique. Les metteurs en scène soviétiques et les poètes futuristes entretenaient avec lui une relation d’amour-haine, à la fois soucieux qu’ils étaient de détruire ce qui appartenait à l’Ancien Monde, mais également attachés à cet écrivain du passé. Ils lui ont fait passionnément violence, et cette réappropriation permet, du moins en partie, d’expliquer la fortune de son oeuvre dans le temps. Sommes-nous trop doux à l’égard des classiques québécois que nous remontons ?

MD — On en reste trop souvent au texte comme mode d’emploi du spectacle à monter, ce qui nous vient sans doute de notre rapport très étroit avec la création. Si on accordait plutôt à la pièce sa pleine autonomie littéraire et qu’on reconnaissait à l’auteur dramatique un statut légitime d’écrivain, le metteur en scène serait libéré de la responsabilité d’être la personne qui leur confère une existence. Scrapper un Carole Fréchette, remonter Les quatre morts de Marie (1995) et la triturer en fonction de ce qu’est le féminisme aujourd’hui, ce serait formidable ! Mais on aurait l’impression de trahir Carole… On prend encore moins de libertés avec les auteurs vivants.

AC — En France, un grand nombre de jeunes compagnies ont remonté les pièces de Fréchette en leur infligeant toutes sortes de torsions. La distance géographique et culturelle facilite sans doute ce type d’impolitesses…

MB — On m’a accusé d’infamie pour ce que j’ai fait subir aux classiques que j’ai adaptés. Pendant que je travaillais sur mon Caligula, coupant chaque jour de plus en plus radicalement dans le texte, mon ami René-Daniel Dubois me disait : « Tu ne trahiras jamais Camus, parce que quand bien même tu ne conserverais qu’une seule phrase de sa pièce, c’est quand même bien là-dessus que tu bâtis tout ton show ! » C’est la flamme que je veux redonner au suivant. La première personne qui te parle de Shakespeare, ce que tu vois dans son oeil à ce moment-là, c’est déterminant. Comme artiste, j’ai un peu le luxe de choisir mes projets, mais j’espère que les professeurs qui enseignent le corpus québécois ont aussi quelque chose qui s’allume dans leur regard quand ils en parlent, quand bien même on ne peut pas être pareillement touché par toutes les oeuvres.

AC — C’est vrai que la scène n’est pas le seul lieu de la transmission dramatique et de la construction du récit collectif, il y a aussi la salle de classe.

MD — J’ai grandi en région dans une famille où les arts prenaient relativement peu de place ; mon éducation théâtrale, ç’a été de lire tout Michel Tremblay grâce à la bibliothèque locale. Au printemps dernier, lors de la fête de Pâques, j’ai constaté avec grande émotion que mes deux jeunes cousines, qui vont dans des écoles différentes, lisaient toutes deux Incendies de Wajdi Mouawad. On a là un vrai classique en devenir : c’est incroyable ce que l’auteur a réussi à cristalliser dans cette oeuvre. Elle est arrivée à un moment charnière de notre société où ce questionnement sur la guerre et les bombes qui viennent de loin continuent de résonner jusqu’ici, en écho à l’immigration, au langage de l’Autre, à l’ouverture, aux enjeux qui se transforment. Le précurseur de la vague actuelle. À la fois libanais, français et québécois, il est alors le nouveau visage de nos communautés. Ce texte est écrit au début du millénaire, au moment de l’Histoire où nous avons besoin d’être agrandis, de se raconter différemment, au-delà de nos frontières. Il a la force et le momentum des grands classiques. Du moins est-ce ma lecture des choses…

MB — Dramatiquement, c’est tellement fort. C’est une vraie tragédie, dans laquelle le génie de Wajdi a été de prendre le mythe d’OEdipe et de le renverser, en le racontant du point de vue des enfants : c’est désormais Antigone et Polynice qui cherchent leur père, qui se trouve à être aussi leur frère. Le trouble dans lequel ce coup de poing émotif met le spectateur au sortir du spectacle, ou de sa lecture ou de son visionnement du film… c’est dur à battre, ce renversement complet. Pour moi, la raison première du succès de la pièce ici et en Europe, du choix de Denis Villeneuve d’en filmer l’adaptation et de ce qui en a résulté pour lui, c’est la qualité dramatique du texte.

AC — Les adaptations cinématographiques inscrivent aussi les oeuvres dans le temps, leur permettent de rejoindre d’autres publics, sans toutefois en épuiser les possibles. N’est-il pas heureux de pouvoir voir cette saison de nouvelles mises en scène d’Incendies, sous la gouverne de Marie-Josée Bastien au Trident, et de Bashir Lazhar, ici même dans une orchestration de Sylvain Bélanger ? On devine que l’intérêt pour ces pièces, qui ont respectivement quinze et dix ans environ, n’a rien de muséal : outre leurs forces intrinsèques, on y aborde des enjeux qui demeurent encore d’actualité.

MD — J’ajouterais que les dramaturgies actuelles que l’on choisit de mettre de l’avant et de faire entendre sont aussi celles par lesquelles les historiens du futur reliront les années 2010. C’est pour ça que j’aime ce que nous faisons au Jamais Lu et que je me frotte peu au répertoire dans ma création. Que se passe-t-il à Montréal, que se passe-t-il au Québec en 2017 ? Si on juge que les questions de notre époque sont la diversité culturelle et la parité hommes-femmes, par exemple, à nous de l’écrire !

AC — Écrire aujourd’hui le passé de demain, voilà qui réconcilie en partie ces deux temps du théâtre que nous évoquions en ouverture. Seul le temps nous dira ce qui, parmi les créations contemporaines, fera dans le futur office de classique intemporel, de grand marqueur historique, de riche matière à rénover ou de vieillerie à liquider. D’ici là, on ne peut qu’espérer que notre curiosité à l’égard de ce que nous fûmes, notre attention au présent et nos espoirs pour demain continuent de nourrir nos aspirations théâtrales.

Marc Beaupré est comédien et metteur en scène. Avec sa compagnie Terre des hommes, il poursuit depuis 2008 une démarche de réécriture scénique de grands mythes dramatiques et littéraires : Caligula, Dom Juan, Hamlet, L’Iliade. Il a également créé à la scène des pièces d’Annabel Soutar (Fredy), d’Annick Lefebvre (Ce samedi il pleuvait) et de Michael Mackenzie (traduction française d’Instructions pour un éventuel gouvernement socialiste qui souhaiterait abolir la fête de Noël).

Marcelle Dubois est auteure dramatique, directrice artistique et cofondatrice du Théâtre Aux Écuries. Parmi ses plus récents textes portés à la scène, mentionnons Habiter les terres et La ville en rouge, tous deux parus aux éditions Lansman. Depuis seize ans, elle tient la barre du Festival du Jamais Lu, dédié aux textes de théâtre émergents.

Alexandre Cadieux est critique théâtral au quotidien Le Devoir. Il enseigne l’histoire du théâtre au Québec à l’Université du Québec à Montréal depuis 2009. Il rédige actuellement une thèse de doctorat sur l’inscription du théâtre dans la mémoire collective, à partir de la figure de Jean Duceppe.

En lien avec le spectacle Vendre ou rénover :
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