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ORLAN, La réincarnation de Sainte ORLAN, 1990 – 1993, performance

Le corps émerge partout dans les textes de la saison 17/18 : corps victime dans La nuit du 4 au 5, corps au travail dans Nyotaimori, corps prison dans Déterrer les os pour ne citer qu’eux. Instrument d’oppression ou symbole de libération, l’évolution de la représentation du corps dans l’histoire de l’art témoigne du rôle changeant qu’il occupe au sein de nos sociétés. Nous avons demandé à Violette Loget, doctorante en muséologie et participante de la Horde (regroupement de jeunes accompagnant Sylvain Bélanger tout au long de la saison 16/17), de nous parler de l’utilisation du corps en art visuel.

Qu’il soit moulé, filmé ou sculpté, l’emprise du corps sur l’art est déconcertante. C’est l’extraordinaire maitrise du marbre dans le rendu formidablement sensuel de cette main qui s’enfonce dans la cuisse de Proserpine chez Le Bernin. C’est un tribut à la folie des hommes sous le sombre pinceau de Goya dépeignant un Saturne aux yeux exorbités dévorant l’un de ses fils, dans un acte de démence absolue afin de protéger son autorité. Du canon de beauté au monstrueux, le corps canalise la jouissance et les plaisirs, interroge la douleur et la violence dans des oeuvres à vocation cathartique. Les artistes l’explorent pour sonder l’humanité dans ses thématiques fondamentales — l’identité, la poésie, la famille, la vieillesse — comme dans ses limites — l’animalité, la mutation, la mort. Petit récit de l’histoire des corps.

Le corps figuré

Un profil, deux épaules, deux bras, deux jambes : des parois pariétales aux hiéroglyphes du Caire, les premières représentations des figures sont conventionnelles et stylisées. Évocatrices du quotidien d’une époque ancienne, les attitudes des personnages sont figées au service d’un message visuel, afin d’être compréhensibles pour le plus grand nombre. C’est l’essor de la statuaire grecque antique qui marque le passage à un système mimétique, basé sur l’analyse des corps. La musculature est puissante chez le Faune Barberini (photo 1), un magnifique satyre endormi s’étirant nonchalamment dans une position fortement érotique. Les ossatures se façonnent, les muscles gonflent, les articulations développent les mouvements. Le contrapposto anime les divinités grecques, en introduisant un subtil déhanché dans les corps représentés. Les sculpteurs rivalisent en torsions, bascules et flexions, et la mise en place d’un canon des proportions idéales de beauté stimule l’émulation entre eux.

Au Moyen-Âge, l’art et la figure sont au service de la religion chrétienne. On ne compte plus les Madones à l’Enfant (photo 2), les Annonciations de Saint Gabriel, et les innombrables répliques de la Cène, interprétées sur les vitraux, les mosaïques ou encore les enluminures. L’art est sacré et loin d’une représentation réaliste et idéaliste, le corps matérialise des concepts théologiques. L’image, facile à déchiffrer, endosse une fonction éducative. Les compositions sont graphiques et segmentées à la manière d’une bande dessinée, à l’image des frontispices d’églises qui se parent de scènes sculptées illustrant l’histoire du Jugement dernier. Au centre, le Christ majestueux est représenté assis sur son trône de gloire, alors qu’à sa gauche les élus sont conduits au Paradis et qu’à sa droite, les damnés subissent les tourments des Enfers. Si les commanditaires se font représenter sur les peintures d’autel, ils sont drôlement petits aux pieds de Marie. En cause, le système pictural de l’époque qui fait dépendre la répartition et la taille des personnages à leur importance spirituelle et hiérarchique.

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Deux incontournables de la Bible permettent aux artistes de la Renaissance de perfectionner le rendu des corps nus : la Crucifixion et l’histoire d’Adam et Ève. Si les scènes demeurent fortement bibliques, la Renaissance abandonne progressivement la perspective d’importance. La passion pour les sciences mathématiques et architecturales ainsi que la redécouverte des sculpteurs et des théoriciens de l’Antiquité remettent au gout du jour la recherche d’un canon esthétique, harmonieux et sexpartite, basé sur la fusion des plus belles proportions des plus beaux corps. L’heure est à la mimétique et l’apprentissage passe par l’étude méthodique des volumes et des lumières. Les ombres portées apparaissent enfin, les points de fuite libèrent la perspective, les groupes de personnages sont mis en scène et les visages dévoilent des émotions. Finalement le mouvement s’affirme, de La Naissance de Vénus de Botticelli aux naïades de Rubens, depuis les plis des tissus et les envolées de cheveux, jusqu’aux poids des chairs et aux tensions des muscles des personnages.

Le corps éclaté

Avec les Lumières, l’affirmation du concept d’individu, la colonisation de nouveaux continents, l’essor de la médecine et de l’autopsie participent au déclin du canon esthétique universel. Les proportions se diversifient. Les transformations corporelles fascinent des artistes comme Rembrandt qui réalisera au cours de sa carrière plus de cinquante autoportraits. À la même époque, la profusion des vanités aux crânes, représentations allégoriques de la fuite du temps et du triomphe de la mort, bouscule l’image vaine du corps idéal. Le déclin du canon esthétique s’accompagne d’une obsession pour le hors-norme et les malformations, mais aussi de projets scientifiques supportés par de nombreuses planches illustrées, cherchant les traits caractéristiques médians capables de définir l’homme moyen, ou cataloguant de manière douteuse les types humains. Au XIXe siècle, les artistes du courant réaliste prônent une représentation brute de leur époque en exposant la souffrance, la difformité et la vieillesse.

Les avant-gardes du XXe siècle iront encore plus loin en décomposant les règles du système de figuration conventionnel. Le corps de l’oeuvre se démantèle. Les cubistes disloquent la figure, les futuristes conçoivent la machine comme l’avenir de l’homme et les constructivistes annihilent la figure en prônant l’oeuvre d’art totale. Une fois la toile déconstruite, l’envers du décor s’expose. Dans les drippings de Jackson Pollock, la performance du corps de l’artiste transforme l’acte de création. Le mouvement de l’ensemble du corps remplace les pinceaux chez le peintre phare de l’action painting américain. L’oeuvre est le fruit de projections, de coulures et de jets de peintures lancés sur la toile dans une chorégraphie spontanée. Les arts performatifs imposent le corps de l’artiste comme une oeuvre à part entière et révèlent les spectateurs en tant qu’acteurs actifs des happenings artistiques. En faisant tomber la barrière entre le corps figuré, le corps de l’artiste et le corps social, l’art renouvèle ses champs d’influence, de la sphère intime aux enjeux publics. C’est héritiers de ces tendances que les artistes contemporains posent un regard renouvelé sur le corps.

Le corps engagé

Scruté par les anthropologues, ethnologues et sociologues, le corps revêt des marqueurs identitaires. Incarnation physique des pressions sociales, l’enveloppe corporelle est révélatrice de normes culturelles intrinsèquement reliées au statut de l’individu, comme les habitudes alimentaires, sportives et vestimentaires. S’il est personnalisable comme jamais auparavant grâce à l’essor de la chirurgie esthétique, des injections hormonales, des tatouages, scarifications ou piercings, le corps révèle aussi les limites de la personnalité. Avec ORLAN, le traitement du corps s’opère sous les coups des bistouris de chirurgiens. Commencée en 1990, La Réincarnation de Sainte ORLAN revisite l’autoportrait à travers neuf opérations-performances au cours desquelles son visage est transformé selon les canons de l’histoire occidentale, du front de la Joconde au menton de la Vénus de Botticelli. Saisissantes par leurs irréversibilités, ses performances dénoncent l’absurdité des normes de beauté imposées aux femmes. Chez Hans Eijkelboom, c’est l’illusion du vêtement comme marqueur d’individualité qui est invalidée. Son livre Hommes du XXIe siècle explore la banalité des foules à partir de 6 000 images méticuleusement classifiées en thèmes vestimentaires. Bien que le photographe ait parcouru les centres urbains de vingt-cinq pays, la succession de séries de copies conformes est frappante. Les multiples blondes platine, complets trois-pièces ou autres parkas militaires affichent l’emprise des industries de la mode, de la publicité et des médias sur les usages corporels.

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ORLAN, La réincarnation de Sainte ORLAN, 1990 – 1993, performance

Sous l’habit, la représentation du corps nu évolue au rythme des revendications d’égalité, d’intégrité corporelle et de respect des identités de genre. Dans les années 1970, les photographies de Robert Mapplethorpe revisitent la figure de l’Adonis fort, musclé, viril pour revendiquer l’homosexualité et le fétichisme en tant que composantes identitaires. Trente ans plus tard, Melanie Manchot fait poser sa mère nue dans l’espace public. Liminal Portraits illustre la prise de contrôle des femmes sur leur image. La photographe y interroge l’obsession sociale pour la jeunesse et le rejet des corps vieillissants, ne correspondant plus aux modèles de perfection actuels.

À partir des années 1970, les représentantes de l’art féministe revendiquent leur corps en tant qu’outil politique. Historiquement, les artistes femmes n’ont bénéficié ni des conditions de production ni des outils de promotion nécessaires à ce qu’elles accèdent à la reconnaissance publique. Longtemps limitées à la copie, à la peinture de fleurs et aux arts appliqués, c’est bien souvent seulement comme muse ou « femme de » qu’on les catégorise. Si elles intègrent des mouvements d’avant-garde, les théoriciens les isolent en mentionnant leurs productions comme un épiphénomène marginal. Au coeur de la pratique d’artistes féministes repose la nécessité de se démarquer de cet « art féminin », où elles ont été cantonnées. L’heure est au renversement des stéréotypes remorqués par l’ordre patriarcal. Avec Tirs (1961), Niki de Saint Phalle utilise la carabine afin d’exploser des bas-reliefs de plâtre blanc renfermant des poches de pigments, d’encres et de liquides pour faire saigner la peinture et attaquer la société phallocratique. En 1964, Yoko Ono performe Cut Piece. Assise dans la posture de la femme japonaise soumise, elle invite les spectateurs à découper ses vêtements, morceau par morceau, pour conscientiser le public à la passivité attribuée au corps féminin. Depuis 1984, les Guerrilla Girls, un groupe d’artistes américaines militantes cherche à éveiller les consciences au sexisme et au racisme des institutions artistiques en incriminant les complices et les acteurs des discriminations. De « Voir ton art systématiquement réduit au féminin » à « N’être inclue que dans les éditions revues et corrigées de l’histoire de l’art », leur manifeste de 1988 dénonce en treize points sarcastiques les injustices du monde de l’art.

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Guerrilla Girls, The Advantages of Being a Woman Artist, sérigraphie, 1988, Tate Modern (Londres)

Le corps identitaire

Thème aux ramifications tentaculaires, il n’y a pas d’art dans lequel le corps n’est pas impliqué. En art contemporain, il entre en résonnance avec une infinité de réalités sociales et d’enjeux identitaires, politiques, mais aussi philosophiques et spirituels. Médium polysémique révélateur d’innombrables constats sociaux, le corps engage, dénonce et interroge le monde qui nous entoure. Vivant, mort ou hybride, le corps a la capacité de remettre en question les valeurs fondatrices de nos sociétés. Après tout, à l’heure de la perte de corporalité des corps avec les avatars en ligne, et de l’engouement pour les superhéros bioniques et autres cyborgs tout puissants et mécanisés, que révèle cette fascination pour l’hybridation technologique des corps sur notre contemporanéité ?

Pour aller plus loin :

  • Exposition Le temps file. La vanité dans la collection du MNBAQ, du 6 avril au 24 septembre 2017 au Musée national des beaux-arts du Québec
  • Centre Pompidou, elles@centrepompidou : artistes femmes dans la collection du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou : Paris, 2009, 381 p.
  • Les images du corps, Philippe Comard, Gallimard : Paris, 1999, 160 p.
  • La mort et le corps dans les arts aujourd’hui, Sylvia Girel, Fabienne Soldini (dirs.), L’Harmattan : Paris, 2013, 460 p.
  • Corps et arts : séminaire Interarts de Paris, Marc Jimenez (dir.), 2007 – 2008, Klincksieck : Paris, 2010, 261 p.
  • L’invention du corps, Nadeije Leneryrie, Flammarion : Paris, 1997, 255 p.
  • Le corps dans l’art contemporain, Sally O’Reilly, Thames & Hudson : Paris, 2009, 223 p.

Oeuvres citées dans l’article

  • Le Bernin, L’enlèvement de Proserpine, 1621 – 1622, marbre, Galerie Borghèse, Rome
  • Francisco de Goya, Saturne dévorant un de ses fils, 1819 – 1823, peinture murale transférée sur toile, Musée du Prado, Madrid
  • Pierre Paul Rubens, Le Débarquement de la reine à Marseille, le 3 novembre 1600, 1622, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris (1)
  • Harmen van Steenwyck, Vanité, entre 1630 et 1656, huile sur toile, collection du Musée national des beaux-arts du Québec (2)
  • Sandro Botticelli, La Naissance de Vénus, vers 1484 – 1485, tempera, Galerie des Offices, Florence
  • Neri di Bicci, La Vierge et l’Enfant avec saint Michel et saint Blaise, vers 1475, huile et détrempe sur bois, collection du Musée des beaux-arts de Montréal (3)
  • Rembrandt Harmensz, Van Rijn, Autoportrait appuyé sur un muret de pierre, 1639, eau-forte, Musée des beaux-arts, Montréal
  • Anonyme, Faune Barberini, vers 200 B.C, marbre, Glyptothèque, Munich (4)
  • Jackson Pollock, Number 1A, 1948, 1948, huile sur toile, Museum of Modern Art, New York
  • ORLAN, La Réincarnation de Sainte ORLAN, 1990 – 1993, performance (couverture)
  • Hans Eijkelboom, Hommes du XXIe siècle, Phaïdon : Paris, 2014, 512 p.
  • Robert Mapplethorpe, Joe, N.Y.C., 1978, photographie argentique, J. Paul Getty Museum, Los Angeles
  • Melanie Manchot, Liminal Portraits, 1999 – 2000, 14 photographies
  • Niki de Saint Phalle, Tir, 1962, plâtre, peintre et objets divers, performance filmée à Malibu
  • Yoko Ono, Cut Piece, 1964, performance réalisée au Yamaichi Concert Hall, Kyoto
  • Guerrilla Girls, 1988, The Advantages of Being a Woman Artist, sérigraphie, Tate Modern, Londres (5)
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