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Réflexions autour de Bashir Lazhar à l’occasion de son adaptation pour le cinéma

Evelyne — Le sens d’une oeuvre littéraire ou artistique s’enrichit par l’interprétation du lecteur ou du spectateur, et je ne dirai jamais assez combien les regards posés sur mes travaux m’en apprennent, autant sur l’objet que je mets à l’épreuve du regard de l’autre que sur moi-même. Dans cette perspective, l’adaptation de ma pièce Bashir Lazhar pour le cinéma m’aura permis de prendre conscience de plusieurs éléments qui appartenaient jusque-là au mystère de l’écriture solitaire. Je propose donc ici une partie des réflexions qui m’ont animée tout au long du processus d’adaptation entrepris par Philippe Falardeau, ainsi que certains de nos échanges écrits qui témoignent du dialogue que nous avons entretenu dans le but de cerner à la fois l’essence de la pièce de théâtre et les nouveaux enjeux de sa transposition à l’écran.

Avant même de commencer le travail avec Philippe, la pièce de théâtre avait été présentée une centaine de fois au Québec, traduite et jouée en plusieurs langues. Mais, aussi riches aient été les échanges avec les spectateurs, les traducteurs, les acteurs, les metteurs en scène, certains journalistes, je voyais toujours ma pensée métabolisée par mon interlocuteur, comme si, inconsciemment, ce dernier entendait dans mes propos ce qu’il avait besoin d’entendre :

Les professeurs entendaient une critique du système d’éducation, et un plaidoyer pour une plus grande reconnaissance de la profession d’enseignant.

Les immigrants entendaient une critique de notre système d’immigration, et le manque d’humanité de son administration.

Les hommes entendaient le désir d’aborder la difficulté, pour les garçons et les hommes, de s’affirmer et de s’épanouir dans un milieu essentiellement féminin.

D’autres étaient persuadés que je tenais à me positionner clairement contre le suicide.

Sans être tout à fait fausses, ces interprétations ne rendaient que partiellement ce qui m’avait animée lors de mon processus d’écriture, et le projet d’adaptation pour le cinéma aura été pour moi l’occasion de préciser et de raffiner mon propre discours et ma propre analyse.

L’autre

E — « Je est un autre. »

Dans cette affirmation d’Arthur Rimbaud se résume la tension entre l’identité et l’altérité qui est au coeur de l’acte d’écriture.

L’écriture de toutes mes pièces, mais encore plus particulièrement celle de Bashir Lazhar, aura été un exercice d’imagination et de compassion, une tentation de regarder le monde par une autre fenêtre que la mienne.

Bashir Lazhar est triplement étranger :
Il est un immigrant au Québec.
Il est un homme dans un univers de femmes.
Il est un non-enseignant parmi les enseignants.

La forme théâtrale rendait, en elle-même, cette notion de solitude et de rupture : un homme seul en scène, s’adressant à un public anonyme. Je me souviens avoir craint que l’incarnation de tous les personnages ne soit un obstacle à ce sentiment très fort que suscitait la forme théâtrale.

Je me souviens avoir longuement discuté avec Philippe de l’incarnation des personnages autour de Bashir. Je craignais que la présence d’enfants donne aussitôt un caractère sentimental au film. Avec le recul, je m’aperçois que, si le film propose une forme plus « lisse », plus « traditionnelle » que la pièce de théâtre dont il tire son origine, il a su éviter les pièges du sentimentalisme grâce à une grande réserve de la part de son réalisateur.

Écrire dans la peau d’un autre

Philippe — Il m’a toujours semblé difficile, voire inconcevable, d’écrire d’un point de vue étranger, de me mettre complètement dans la peau d’un autre, une femme par exemple ou un immigrant. Pourtant c’est ce que tu as fait en écrivant Bashir Lazhar. En traitant de l’Autre, t’es-tu investie d’une sorte de « responsabilité » morale ou factuelle ?

E — Je ne me permets pas tout, mais je permets tout à l’écriture. Ce que j’ai découvert, c’est que j’ai eu besoin de faire beaucoup de recherches pour ensuite permettre à mon écriture de s’en affranchir. Si je n’avais pas lu des livres sur la guerre civile, si je n’avais pas pris le temps de rencontrer un avocat spécialisé en immigration, des demandeurs du statut de réfugié politique, un agent d’immigration, je ne me serais pas sentie libre avec mon sujet. En revanche, et tu le soulèves bien, j’ai eu besoin d’écrire à partir d’une situation beaucoup plus fondamentale pour moi, plus intime, plus proche, et c’est mon rapport à l’école, comme enfant puis comme mère, et mon rapport au suicide.

La candeur du personnage

P — Lorsque j’ai rencontré Fellag (l’acteur qui incarne Bashir au cinéma), il m’a dit « Bashir, c’est Candide de Voltaire. »

Avec ta prose et en utilisant le procédé de la rêverie où Bashir parle un peu à lui-même, il va dire des choses à la fois jolie et candide que je ne pouvais utiliser textuellement dans les dialogues. Comme lorsqu’il parle à Dieu : « Je sais que la queue est longue au bureau des plaintes, mais tout de même, s’il pouvait me rendre ma famille, je lui ferais une publicité extraordinaire. »

Ou même des répliques directes comme lorsqu’il s’adresse à la directrice en lui disant : « Vous pouvez m’appeler si vous êtes désespérée. » Je ne pouvais faire dire cela à Bashir, mais ça m’a donné l’idée de montrer une directrice dépassée par les évènements qui se cache pour aller fumer dans la cour.

E — Je ne sais pas si je vois Bashir comme un homme candide. Je crois que ce qui lui donne le courage d’enseigner, ce n’est pas ce qui nous viendrait immédiatement à l’esprit (c’est-à-dire l’amour pour les enfants, la vocation qui repose sur un optimisme fondamental), mais sur quelque chose qui ressemble à un geste de survie : faire le deuil de sa femme en rendant hommage au métier de celle qu’il a aimée.

C’est quelque chose que je répétais souvent à Denis Gravereaux (l’acteur qui a créé le rôle au théâtre) : Bashir est un excellent professeur, mais il n’est pas un professeur.

La pudeur

P — Un mot sur la pudeur de Bashir. Dans la pièce, il dit à son avocat : « Ce n’est pas mon genre d’implorer. » J’ai aimé la grande dignité de ce personnage qui ne s’épanche pas. Est-ce qu’il y a quelque chose de culturel dans notre rapport à l’émotion, dans notre propension à « se raconter » ? À raconter notre drame ?

E — Paul Lefebvre, qui est un fin dramaturge, a résumé le personnage de Bashir dans des termes que je trouve très justes. Je le cite de mémoire : « Bashir est un homme d’idées plongé dans un monde d’émotions. »

Je crois effectivement que notre culture valorise à outrance le partage de la moindre émotion, au nom de vertus à la mode telles « l’honnêteté » et la « transparence ». Selon moi, il ne suffit pas d’être honnête et transparent pour s’élever comme individu et comme société. La réflexion, la retenue, le mystère et la dignité sont des qualités moins célébrées, alors j’aime y porter attention.

La violence

P — Je ne peux jamais dire précisément de quoi parle un film avant le montage final. J’ai une intuition qui me guide lors de l’écriture, mais à chaque étape, le propos est mouvant. Le thème de la violence est très présent dans la pièce. Fulgurant même. La violence d’une pendue qui se donne la mort dans la classe face à la violence subie par tout un peuple dans le pays d’origine de Bashir. La violence du deuil, la violence des mots… Était-ce ce dont tu voulais parler ?

E — Je pense très souvent au suicide. Je constate que je vis dans une société qui fabrique beaucoup d’individus suicidaires, je considère donc que je vis dans une société très violente. Une violence qui passe par l’exclusion, le rejet, l’exigence de la performance, la violence économique, un système souvent impitoyable. Cela, c’est plus difficile à cerner et à décrire que la violence des guerres civiles. Je crois que c’est peine perdue de comparer ces deux types de violence, mais j’ai au moins voulu les mettre en contact, en créant un personnage qui quitte une violence qu’il connait pour rencontrer une violence qui lui est étrangère.

Le non-héros

E — Je me rappelle, en écrivant Bashir Lazhar, que je ne voulais faire de lui ni un héros, ni un antihéros (les antihéros sont devenus, à mes yeux, dramatiquement aussi ennuyants que les héros puisqu’ils sont tellement prévisibles). Je voulais plutôt que Bashir soit un non-héros.

Dans la pièce de théâtre, je me souviens de quelques brèches, que j’appelais des « glissements du discours » où l’on percevait chez Bashir une sorte de « fatigue morale » qui frôle le cynisme. Dans ces passages, le spectateur est forcé de se demander : « Bashir a‑t-il vraiment tenu tous ces propos ? » Ça semble impossible. J’ai voulu rendre théâtralement la lutte intérieure de Bashir entre le discours qu’il souhaite tenir, et une sorte de pessimisme qui le rattrape régulièrement. Dans ton film, la scène qui, pour moi, fait écho à cet état, est la scène du souper entre Bashir et Claire, qui dévoile une certaine dureté inattendue chez Bashir.

P — Le personnage ne m’était pas apparu comme un sauveur, mais comme quelqu’un qui essaye sans le savoir de se sauver lui-même. Pour lui, il y a un ordre où chacun a sa place. C’est pourquoi il apparait si déboussolé quand il est interrompu, quand une main se lève, quand les pupitres ne sont pas en rangées bien droites.

Il y a deux types de glissement du discours :

  • Vers la poésie. 

Dans la pièce, il y a des moments très beaux qui mélangent candeur et ironie. « Moi non plus je n’ai pas d’amis (…), mais moi j’ai le choc des cultures comme circonstance très atténuante. » Cette phrase ne peut pas se transposer dans un film.

  • Vers l’ironie ou le cynisme. 

J’ai évité autant que possible ces attributs. D’abord dans la pièce c’est une réaction à des personnages qui sont des archétypes. Lorsqu’il répond à la directrice qu’il aurait dû faire des activités plus dynamiques, il est ironique. Devant la directrice dans le film, ça aurait été vulgaire, déplacé, car elle-même est plus nuancée.

Déborder de la matière

E — L’adaptation est, pour moi, une transformation qui crée une oeuvre nouvelle dont le rapport à l’oeuvre originale relève autant de la familiarité que de l’étrangeté. Quand on me demande si le film ressemble à la pièce, je peux donner deux réponses qui sont, à mes yeux, aussi vraies l’une que l’autre :
« Oui, énormément. »
« Non, pas du tout. »

Je me suis toujours demandé : est-ce que ce que tu as inventé pour le film était à l’origine « sous » la pièce de théâtre, ou plutôt « à côté » ? Était-ce une injection de tes préoccupations dans les miennes ? Ou une lecture souterraine de la pièce ?

P — Des dialogues naissent les personnages. D’ailleurs, je n’écris presque jamais de scène à scène, car c’est en écrivant des dialogues que j’apprends à connaitre mes personnages.

Je pouvais partir d’une réaction de Bashir, quelque chose qu’il dit en s’adressant au groupe ou à un enfant pour créer un personnage.

Ce qui est inventé dans le film est soit présent « entre les lignes », soit un prolongement de questions qui surgissent au cinéma mais pas forcément au théâtre (pourquoi la pendaison dans la classe), soit une nécessité (les enfants doivent exister et ils doivent être différents les uns des autres).

J’ai parfois contredit la dureté des personnages de la directrice et de Claire. Je suis allé vers quelque chose de plus complexe et de plus intégré au drame. L’ajout fondamental est sans doute la relation ambiguë entre Simon et Martine Lachance et la culpabilité que porte Simon. En décidant de montrer la découverte du corps, je ne pouvais pas laisser ce traumatisme en suspens. En relisant la pièce, je me rends compte qu’il est davantage question du traumatisme de Bashir que celui de la classe.

Puis surtout, les moments de solitude de Bashir à la maison où il fait son lavage en regardant neiger, où il lit de la littérature québécoise et où il regarde des jeunes jouer au hockey. Cette dimension était absente de la pièce.

La fin

E — Un de mes plus beaux souvenirs de ce processus d’adaptation, entièrement mené par Philippe, a été un moment de véritable écriture dont le film a eu besoin et dont je me suis chargée.

Il avait été entendu que Philippe assumerait seul l’écriture du scénario, et que j’agirais à titre de consultante. Je n’avais pas prévu que de cette collaboration naitrait une amitié, ni que je serais amenée à écrire pour le film.

Or, il nous est apparu, à Philippe et à moi, que quelque chose n’allait pas quand venait le temps de transposer la fable qui clôt la pièce de théâtre. Était-elle trop abstraite, trop mystérieuse, je ne saurais le dire avec précision. Mais nous partagions, Philippe et moi, une impression d’inachèvement dans le scénario. Je me suis donc penchée sur l’écriture d’une nouvelle fable. D’une certaine manière, c’est cette fable qui agit, pour moi, comme une signature secrète dans le film.

Dans les prochaines créations de Bashir Lazhar au théâtre, j’y intégrerai cette nouvelle fable qui me semble plus forte.

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