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Dans Nyotaimori, Sarah Berthiaume aborde la responsabilité du consommateur dans notre système mondialisé qui met des populations entières au service d’autres. De son côté, Alexia Bürger oppose dans Les Hardings la responsabilité du travailleur à celle de son entreprise qui établit ses conditions de travail. Corinne Gendron, professeure spécialiste des questions de responsabilité sociale et de développement durable à l’UQAM, démêle pour nous ce thème fascinant !

Qu’est-ce que la responsabilité ? Qui est responsable ? De quoi sommes-nous responsables ? L’individu peut-il être tenu responsable d’un drame rendu possible par la défaillance de processus de gestion sur lesquels il n’a pas de prise ? A contrario, la responsabilité individuelle se dissout-elle entièrement dans la hiérarchie ? Départager les responsabilités n’est pas chose facile, mais devant les tragédies survenues ces dernières années, identifier des coupables ne suffit pas ; nous avons besoin de comprendre.

Qu’est-ce que la responsabilité ?

On l’invoque presque toujours comme si son sens était évident. Pourtant, la responsabilité peut vouloir dire des choses bien différentes. Le premier type de responsabilité qui vient à l’esprit lors d’un accident par exemple est celui de la responsabilité causale, par laquelle on impute à une personne le dommage survenu : « c’est de sa faute ! » dit-on. Mais ce qui est attendu par la suite relève plutôt de la responsabilité réparation, à travers laquelle on se tourne vers ceux en mesure de réparer les dommages ; ce n’est pas ici la faute qui importe, mais la capacité à solutionner le problème. « Aidez-nous ! » entend-on. À ces deux premiers types de responsabilité s’ajoute la capacité à distinguer le bien du mal : la responsabilité capacité, bien connue du monde judiciaire. N’est responsable que celui en mesure de comprendre ses actes et leur portée. « Il ne savait pas ce qu’il faisait ! » plaide-t-on. Enfin, la responsabilité fonction renvoie aux obligations qui sont assumées en vertu d’un statut, d’une mission ou d’un engagement. Par exemple, un ministère est responsable du secteur dont il a la charge. « C’est son devoir ! » invoque-t-on.

Qui est responsable ?

Derrière une tragédie industrielle, il y a bien souvent un ou plusieurs individus qui ont posé des gestes, ou n’ont pas posé ceux qu’il fallait. Pourtant, si elle peut pointer des individus en particulier comme ce fut le cas de Jérôme Kerviel avec la fraude de la Société Générale, la responsabilité se limite rarement à ce niveau, car elle s’imbrique dans des manières de faire qui incitent, ou répriment au contraire, les comportements à risques. Dans ce cas, la responsabilité ne concerne pas tant celui qui a posé un geste particulier qu’elle renvoie à des processus, à une organisation et aux personnes qui les contrôlent. Ainsi, la tragédie de Deepwater Horizon — à l’origine d’une marée noire sans précédent dans le golfe du Mexique — a mis au jour une gestion déficiente de la sécurité au sein de l’entreprise BP. Comme l’avaient découvert des rapports d’inspection antérieurs, la commission d’enquête chargée d’analyser la catastrophe a démontré que cette gestion problématique était nourrie par une culture où les objectifs financiers avaient une préséance absolue sur toute autre considération. Plaidant qu’il était exclusivement mobilisé par la gestion financière de l’organisation, le chef de la direction, Tony Hayward, s’est défendu d’être responsable de l’accident compte tenu de son éloignement des opérations et de son ignorance des procédés ; mais à titre de premier dirigeant de l’entreprise et compte tenu de son pouvoir de l’orienter et de la structurer, il demeurait, tout autant que son organisation, responsable de la catastrophe.

De quoi sommes-nous responsables ?

La responsabilité est intimement liée au périmètre de l’action exercée de manière consciente ; ce qui implique que la responsabilité s’élargit au fur et à mesure que ce périmètre grandit, et que plus on a de contrôle et de pouvoir, plus on a de responsabilités. L’étudiant devenu professionnel, l’adulte devenu parent, l’employé devenu gestionnaire voient tous leurs responsabilités s’élargir de par leur nouveau statut. De la même manière, les petites entreprises, les multinationales ou les États assument des responsabilités que module leur champ d’action. C’est cette prémisse qui explique le développement du courant de la responsabilité sociale au cours des dernières décennies.

La responsabilité sociale de l’entreprise

La responsabilité des entreprises envers les communautés est intrinsèque à l’avènement de l’industrie. Le dirigeant était bien souvent maire de la localité où opérait l’entreprise, si bien que se mêlaient en sa personne des responsabilités politiques et des responsabilités de gestionnaire assumées sur un mode paternaliste.

Avec la consolidation de l’État-nation s’est confirmée une division plus claire entre l’économique et le politique. L’entreprise était légitimée de poursuivre des objectifs plus strictement financiers tandis que l’État avait la responsabilité de structurer l’activité sur le territoire, d’arbitrer les conflits et de développer des normes et des programmes susceptibles d’assurer le progrès et la paix sociale. L’entreprise conservait, certes, un ancrage local, mais bon nombre de ses responsabilités sociales furent assumées par un État qui allait devenir providentiel au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Cette configuration a radicalement changé au cours des dernières décennies. La crise écologique instilla un premier questionnement de l’idéologie de progrès jovialiste qui accompagna la période de croissance économique exceptionnelle des Trente Glorieuses (19451975). Avec la mondialisation, les entreprises se sont ensuite détachées de leur ancrage local en même temps que les États se délestaient de programmes sociaux qu’une fiscalité concurrentielle n’était plus en mesure de financer. Ce contexte a modifié en profondeur les responsabilités différenciées que les populations attribuent à l’entreprise. De par son pouvoir accru, notamment face aux États, et compte tenu des conséquences de ses activités et de ses décisions sur le milieu écologique tout comme sur le tissu social, l’entreprise est désormais au coeur des revendications de toute nature. On lui réclame d’oeuvrer pour un monde plus juste, plus écologique, plus pacifique…

Mais l’entreprise peut-elle, de son propre chef, être responsable ? Bien qu’elle soit parfois dépeinte comme telle, l’entreprise n’est pas un individu ou une personne ; c’est une organisation dont le périmètre est déterminé par ses textes constitutifs et où les comportements sont modulés par une culture spécifique. En d’autres termes, l’entreprise n’est pas un être moral, c’est plutôt un espace où s’organise une certaine moralité. Volkswagen en est un bon exemple : on peut comprendre aisément que des responsables s’ingénient à contourner un système de tests d’émissions de polluants si, au sein de l’organisation, les normes d’émissions sont présentées comme étant irréalistes et inatteignables. Puisqu’à l’impossible nul n’est tenu, c’est la norme et non le comportement délinquant qui devient illégitime. Bref, l’entreprise se construit un système de normes qui répond à ses objectifs premiers, et si ces objectifs organisationnels sont définis de manière trop étroite, ils peuvent mener à des comportements à risques pour l’environnement et la société dans son ensemble, et pour ses employés en particulier.

Si bien que la responsabilité de l’entreprise est tout d’abord tributaire des textes législatifs qui définissent son périmètre non seulement sur le plan normatif (autorisations, interdictions et conditions), mais aussi sur le plan comptable (répartition des charges, risques et bénéfices). Par ailleurs, la responsabilité sociale relève aussi des choix et des orientations du dirigeant et de la manière dont il interprète et exerce ses responsabilités. S’il est vrai que celles-ci sont imbriquées dans un système financier qui pose la rentabilité en objectif premier, le dirigeant choisit la manière d’y répondre et conserve une liberté d’action relativement à la structure et à la culture de son organisation. En d’autres termes et malgré ce qu’on entend souvent, le dirigeant dispose d’une marge de manoeuvre nonobstant les dictats des marchés financiers, marge de manoeuvre dont il peut et doit être tenu responsable. Ainsi en va-t-il de chacun au sein de l’organisation : nous sommes tous responsables à un degré défini par nos fonctions et nos connaissances, sans jamais qu’une ignorance délibérée puisse nous absoudre.

Bref, loin de se résumer à l’identification d’un coupable, les tragédies des dernières années nous incitent à remettre en question les priorités de nos organisations. Exclusivement tournée vers des objectifs de rentabilité, l’entreprise est-elle en mesure de prendre en charge les risques qu’elle suscite par ses opérations et à porter un projet bénéfique pour le plus grand nombre ? Au vu des dernières catastrophes et de l’impact de nos entreprises sur la société, on peut se demander s’il ne serait pas pertinent de redéfinir l’entreprise comme un outil au service de la société dans son ensemble, plutôt que comme un instrument exclusivement au service de l’enrichissement de ses actionnaires. Loin de se limiter à éviter les catastrophes, la responsabilité de l’entreprise devrait s’ouvrir sur sa contribution au bien-être de tous et de chacun.

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