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photo Anaïs Barbeau-Lavalette : Éva Maude TC / Émile Proulx-Cloutier : Véro Boncompagni

Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier présentent Pas perdus / documentaires scéniques, leur troisième spectacle issu d’un dispositif qui cherche à transposer sur scène la charge humaine du cinéma documentaire, sans passer par l’entremise d’interprètes professionnels. Pour ce faire, plusieurs heures d’entrevues audio sont captées pour constituer une trame narrative, magnifiée par un traitement sonore préservant toute la force et l’authenticité d’une parole spontanée qui ne se rejoue pas. Notre directeur artistique Sylvain Bélanger a posé six questions à ces deux créateurs qui y répondent d’une seule voix.

1 — Pouvez-vous décrire votre démarche se rapportant à vos documentaires scéniques ? Et en quoi Pas perdus se distingue de vos premiers spectacles ?

À la base, ce dispositif est un art du portrait.

Sur scène, aucun acteur. Seulement de « vraies personnes ». Des citoyens choisis pour leur vie fascinante, ou encore pour la façon surprenante qu’ils ont de se raconter. Des mois avant le spectacle, avec chacun d’eux, on aura capté plusieurs heures d’entrevues, uniquement sonores. Nous en préservons l’essentiel — narratif et poétique — par un travail de montage soigné et ficelé. Cette bande-son constitue la locomotive du spectacle : leur propre voix, magnifiée par un traitement sonore étoffé, voire cinématographique. Sur scène, ils accomplissent des actions familières, entourés d’objets qui leur appartiennent, créant un contrepoint entre voix hors champ et actions scéniques.

Nos expériences précédentes nous ont montré l’impact puissant que peut avoir sur le public la juxtaposition de la voix humaine magnifiée dans les haut-parleurs à la présence en scène de l’être qui porte cette histoire : silence détendu, beauté du geste simple, présence puissante d’un corps dépouillé du réflexe de performance. Ce dispositif autorise le regard du spectateur à se poser longuement sur quelqu’un tout en respirant le même air que lui. Le spectateur ici n’est pas voyeur, il est un invité privilégié. Notre regard s’est déshabitué à contempler l’immensité et le mystère qui émanent de l’inconnu croisé sur la rue. C’est là une des ambitions centrales du documentaire scénique : retrouver la grandeur de l’autre. L’éclairage ajoute à l’envoutement afin de décoller de la réalité brute et de laisser voguer l’imagination des spectateurs tout en restant captif de la parole et du récit.

Dans notre titre, le mot « documentaires » se trouve au pluriel, car il s’agit vraiment d’une série de courts portraits distincts, presque autoportants. Dans nos premiers spectacles, les personnages se succédaient sur scène les uns après les autres. Cette fois, nous tisserons des liens entre eux, nous ferons des allers-retours entre les récits. Peu à peu, des échos et des effets miroir jailliront et ces histoires finiront par s’enchevêtrer et offrir un portrait collectif plus vaste. Mais cela reste tout de même plusieurs petits documentaires.

Bien que le lien qui unit toutes ces histoires ne soit pas en soi un punch, nous pensons que le plaisir du spectateur sera plus grand s’il le découvre au courant de la représentation.

2 — Les récits de Pas perdus sont principalement audio, soutenus par les actions des personnes sur scène. Qu’y perdrait-on, d’après vous, s’ils nous parlaient directement ?

On y perdrait l’essentiel : soit l’étonnante vérité de la première fois où les mots émergent. Cette spontanéité-là ne se rejoue pas. Le contexte des entrevues crée une détente. Ça a une influence sur le ton du récit, la profondeur des confidences, le choix des mots, l’humour, et même la résonance de la voix. Quand la confiance s’installe, c’est fou comme la voix devient texturée, musicale. Puiser dans un échange intime une matière qui pourra être magnifiée dans l’espace scénique, cela provoque une écoute différente, un regard différent, donc au-delà de la forme, cela porte une charge et une signification différente.

D’autre part, pour que la proposition tienne, nous visons à créer un contexte scénique où les participants seront à l’aise et heureux. La bande-son les libère de la pression de mémoriser, projeter, réussir. Ils habitent leur propre histoire et peuvent alors se concentrer entièrement sur quelques actions simples à exécuter sur scène.

En plus de la rencontre humaine et du regard sur la société, il y a dans cette démarche une quête de leçons de jeu et d’écriture. Dans l’histoire de l’art, la paroi entre l’œuvre et le réel a toujours été poreuse. Plusieurs vers de chansons et amorces d’histoires romanesques ont été « dérobés » au réel : un bout de conversation capté par hasard, un fait divers, le récit d’un ami… De la même façon, les acteurs s’inspirent souvent du physique d’un passant ou de sa manière de parler. Dans notre dispositif, le réel comme « matière source » est préservé, même s’il est transplanté dans le lieu fictif par excellence : la boite noire d’une scène.

3 — Quel est le plus grand défi que vous rencontrez à travailler avec des non-acteurs ?

Nous ne les abordons pas comme des « non-acteurs ». Nous ne leur demandons jamais de jouer, de faire « comme s’ils ressentaient quelque chose ». Les directions consistent en une série d’actions, exécutées avec un certain rythme, afin d’assurer un arrimage avec la bande-son et l’éclairage. On retourne peut-être au sens premier du mot « acteur » : ils posent des actions, ils agissent. Et comme ce sont des gestes qui s’accordent à leur vie, le processus de répétitions s’est amorcé non pas il y a deux mois, mais il y a plusieurs décennies. Et ça parait dans leurs mains. Pour un metteur en scène, cette aisance est un cadeau. Il faut simplement inventer un espace où chacun pourra s’ancrer le plus naturellement possible.

Jusqu’à maintenant, personne ne nous a demandé de jouer dans le montage de son histoire, de couper quelque chose. L’approche respectueuse et d’égal-à-égal permet d’aller vraiment plus loin dans un récit intime. Et la mise en scène les protège, d’une certaine façon.

Le véritable défi se trouve dans la salle. Au début, ce type de dispositif déstabilise certains spectateurs. Suis-je voyeur ? Est-ce que cette intimité est pleinement consentie ? Est-ce que la personne sur scène se sent bien ? Il est normal que ces questions surviennent… mais il est étonnant de constater à quel point on ne se les pose plus dès qu’il y a un écran alors que l’on fait face au même dilemme éthique. Notre époque nous gave de vidéos maison et de téléréalités où les sujets filmés sont souvent bien inconscients du sens généré par le cadre et le montage. L’écran ne protège pas le sujet filmé, il protège le spectateur en lui épargnant des questions fondamentales sur sa relation avec le sujet et sur son rôle dans cette expérience devenue banale. Dans une salle de théâtre, cette barrière protectrice tombe, l’écran est crevé, les questions ressurgissent. Mais cette fois, le sujet/​personnage est en pleine connaissance du montage, des intentions, du sens global. Il a répété. Il connait la suite. Il se rend même au théâtre tous les soirs pour revivre le voyage.

Étrangement, une partie du travail de mise en scène consiste à rassurer le spectateur. À l’inverse du cirque, il faut rendre le filet le plus apparent possible ; le sentiment de sécurité facilite l’écoute et autorise l’émotion.

4 — Qu’en retirez-vous sur le plan humain ?

Cette démarche nous oblige à sortir de notre chambre à écho. Ça renverse les a priori, les clichés, les certitudes sur le monde et les gens. Que l’on fasse un documentaire filmé ou un documentaire scénique, un paradoxe nous frappe chaque fois : entamer une conversation avec un outil d’enregistrement est un geste somme toute bizarre, mais cela agit comme une clé, un « accélérateur de rencontre ». Sans cet outil, cette conversation avec un pur étranger ne serait peut-être jamais allée aussi loin d’un seul coup. Elle n’aurait même sans doute jamais eu lieu.

En cinéma documentaire, une fois que la matière est captée, le cinéaste en fait pas mal ce qu’il veut, selon son éthique artistique personnelle. Dans le cas du documentaire scénique, il y une seconde rencontre : celle entre la personne et le montage tiré de sa parole. Jusqu’à maintenant, cela s’est toujours bien passé. Et à l’étape de la mise en scène, tout ce qui représente un défi pour tout acteur de métier — comprendre le personnage, plonger en lui — s’avère soudain parfaitement simple. Par contre, certaines conventions théâtrales de base qui paraissent évidentes nécessitent certaines explications. On doit alors choisir des mots clairs et vrais. Disons que c’est rafraichissant !

De plus, ce travail est fort inspirant autant sur le plan du jeu que celui de l’écriture, car il nous rappelle à quel point la vie est originale, décalée et, bien souvent, pas « naturaliste » du tout. Intérieurement, ça défriche de nouveaux espaces. Des gens te racontent des tragédies puis éclatent de rire : comme acteur, on oublie que cela est possible… et puissant.

5 — Sans trop en dire sur le lien qui rassemble les personnes présentées dans le spectacle, on peut dire que vous vous intéressez à la mémoire, au langage et à la transmission. Y a‑t-il un aspect de notre culture dont la disparition vous préoccupe ?

Ce qui nous attriste, c’est l’expression d’un mépris décomplexé à la seule évocation de ce qui est ancien : les récits, les œuvres, les gestes, les gens. Dans certains milieux, tout cela semble synonyme de poussière encombrante et se heurte à une sorte d’indifférence cool, ou encore à une suspicion amusée : l’intérêt pour les fondements de la culture d’ici serait un symptôme de fermeture. Fermeture à la modernité, à la création, à la culture de l’autre. Cette opposition est commode pour des débats de surface et des effets de toge, mais s’avère au final bien infertile. Quand un Haïtien ou un Polonais me parle des fondements de sa culture, j’ai le gout de pleurer de joie. Je voudrais que l’on puisse tous raconter le Québec avec autant de verve. Mais je doute de notre capacité à le faire.

6 — Que souhaitez-vous pour le Québec ?

Émile — Je souhaite qu’on prenne soin du Québec comme d’une maison. Une maison aux fenêtres immenses, certes, mais aux fondations solides. Quand je dis fondations, je pense à la langue, à la mémoire, à la connaissance du territoire, des récits, des œuvres fondatrices — écrites, filmées, bâties. D’une part, négliger et méconnaitre ses fondations n’est pas du tout une preuve d’affranchissement et d’ouverture. Et d’autre part : exprimer le désir de prendre soin de ses fondations ne veut pas dire vouloir à tout prix habiter dans la cave. Quittons cette rhétorique morose ; la maison n’en sera que plus accueillante.

Anaïs — Moins de bruit. Plus de courage.

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