Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

photo Stéphanie Laurin

Quatre ans après sa trilogie Un-Deux-Trois présentée sur notre scène, l’auteur et metteur en scène Mani Soleymanlou nous revient avec Neuf [titre provisoire] pour ouvrir la saison du 50e à la salle principale. Xavier Inchauspé, secrétaire général d’Orange Noyée et collaborateur de longue date du magazine, nous parle de la genèse du projet et suit Mani lors des premières rencontres de création avec les interprètes.

Première scène

Je me souviens

« L’histoire débute un dimanche du siècle dernier.
Un dimanche du mois de janvier, à Téhéran, en Iran.
Je, le personnage principal, Mani Soleymanlou,
est né de parents iraniens. »

Ces mots, Mani les a prononcés plus de 150 fois, de l’immense plateau au Palais de Chaillot à la petite scène d’un bar déserté au fin fond du Yukon. Certains d’entre vous les auront entendus au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Ces mots ouvraient UN : sa première création théâtrale. Depuis, il y a eu d’autres spectacles, d’autres chiffres : deux, trois, quatre… Vous savez compter aussi bien que lui. On est rendus à neuf. Le dernier chiffre. La fin du cycle ?

« Après, c’est fini les chiffres ! » répète-t-il depuis un an.

On verra bien. De toute façon, les chiffres sont surtout un prétexte, une addition logique pour tenter d’aller au bout de ce geste premier : sortir de soi et chercher à devenir l’Autre. Vaste programme, vous en conviendrez. En fait, j’ai toujours considéré Mani comme un hégélien tant il est porté par un profond idéalisme. Et quand je dis « idéalisme », il est loin d’être naïf ou béat. Au contraire, c’est un idéalisme qui n’ignore rien des vicissitudes de la vie et s’ancre dans nos luttes et nos échecs. En fait, ses deux précédentes trilogies relèvent bien de la dialectique de Hegel. Thèse, antithèse, synthèse ; moi, toi, nous ; un, deux, trois.

D’un spectacle à l’autre, Mani n’a cherché qu’à mettre en scène ce mouvement dialectique, cet aller-retour constant qui va de moi à l’autre, de l’autre à moi. Il s’agit bien là d’un mouvement sans fin. Chaque synthèse appelle bientôt son antithèse. Chaque réconciliation amène un nouveau conflit, une nouvelle contradiction, un nouvel « autre ». Tout équilibre ou accalmie ne peut être que provisoire.

Rien ne se fige jamais. Mani l’a bien compris. Car il ne prêche rien, il questionne. Il ne révèle pas de vérité cachée, il met en scène ses doutes. Il ne comble pas les vides, il les expose.

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photo Stéphanie Laurin

À la fin de Trois, qu’il a entièrement réécrit pour la France avec les acteurs là-bas, l’un d’eux, Gustave Akakpo se levait et, jouant le producteur d’un théâtre togolais, interpellait Mani : « Ton grand spectacle avec les indigènes, tu peux venir faire ça chez nous ? […] Allez ! Tu dois venir Mani ! On a des choses à se dire, parce que vous là-bas en Occident vous courez, vous courez… vous courez dans le mur. Nous, on est au pied du mur et on vous attend. »

Cette réplique est peut-être celle qui résume le mieux tout l’élan théâtral de Mani de Un à Huit. Pourquoi cette fuite en avant ? Après quoi court-on ? Mais ce « quoi » il ne le nomme pas. Dans ses spectacles, il l’approche souvent, l’effleure parfois, mais il ne le fixe jamais. C’est l’absurdité de notre course effrénée qu’il met en scène, pas la ligne d’arrivée.

Alors, Neuf [titre provisoire], le dernier chiffre ? Probablement. Mais pas au sens d’une boucle ou d’un cycle qui se clôt. C’est plutôt un autre moment de la course. Ce n’est plus le sprint au sortir des blocs de départ. Celui que cherchait à illustrer la cacophonie des voix qu’était Trois ou la frénésie du party qu’était Huit. Neuf [titre provisoire], c’est le kilomètre 26 du marathon et son mur que l’on franchit ou qui nous arrête. C’est la crampe qui paralyse ou le second souffle qui libère.

Prochaine scène

C’est la faute aux boomers, comme d’habitude !

On est à l’hiver 2015 et Mani sort de scène. Depuis une semaine, il joue Ils étaient quatre à la Petite Licorne avec ses vieux amis de l’École nationale de théâtre. Monique Spaziani l’approche après le spectacle et ils ont une longue discussion sur son travail : la théâtralité qu’il cherche à déployer à Orange Noyée, sa méthode de création, les questionnements qui l’agite. Monique lui avoue alors regretter de trouver trop peu d’occasions pour participer à une création collective, trop peu d’espaces où elle pourrait s’exprimer en son nom. « Tu sais, Mani, nous aussi on l’a fait le party. »

Et si c’était ça, Neuf ?

La semaine suivante, Patricia Nolin lui tiendra sensiblement le même discours et quelques mois plus tard, Annette Garant ne dira pas autre chose à Geneviève Schmidt à la sortie de Cinq à sept. L’idée fait son chemin. Ce sera ça, Neuf. Cette génération-là. Ces acteurs et actrices à qui on a surtout offert des rôles, demander « de jouer des personnages », ces dernières années. Mani veut leur redonner la parole.

Ça pourrait être un enterrement ? Le mariage de l’un d’eux ? Ou peut-être juste un party ? Non. Ce sera bien un enterrement. La première idée est la bonne. Un enterrement, c’est l’angoisse projetée de sa propre mort, mais c’est aussi les retrouvailles entre vieilles connaissances, le fou rire réprimé, l’étrange rigidité de la personne qu’on a connu vivant ou la réduction d’un corps entier à une simple urne, le sourire compatissant, les pleurs permis, l’étreinte trop longue, l’oraison gênante et le témoignage poignant, la confusion des odeurs des fleurs, le carrousel des photos souvenirs, le tapis qui feutre chaque pas, la sonate de Bach qui joue en sourdine. C’est la réception qui suit où tout le monde se lâche enfin.

« Ces acteurs et actrices à qui on a surtout offert des rôles, demander de jouer des personnages”, ces dernières années. Mani veut leur redonner la parole. »

Prochaine scène

Party de cuisine

Le printemps est arrivé et les voilà rassemblés. La salle de répétition est prise par d’autres. Ce sera donc la cuisine du théâtre. Ça importe peu. C’est même tout indiqué. Une table et des chaises suffisent.

Ils sont cinq. Henri Chassé, Pierre Lebeau, Marc Messier, Mireille Métellus et Monique Spaziani. Mani les a déjà rencontrés individuellement, mais c’est la première fois qu’ils se retrouvent ensemble. Forcément, l’ambiance est joyeuse. Chacun prend des nouvelles des autres. Tout est enregistré puis sera retranscrit. Et tout ce qu’ils disent pourra se retrouver dans le spectacle. Mais à part quelques « ce n’est pas moi qui a dit ça » ou « merci d’effacer ce passage » lancé à la blague à l’enregistreuse, tout le monde se prête au jeu. Personne ne se retient.

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photo Jérémie Battaglia

Mani lance à l’occasion quelques thèmes, mais il ne dirige pas réellement la discussion et la laisse suivre son cours. Tout y passe. Leur rapport au théâtre et au métier d’acteur. Leurs idées sur la société québécoise, la langue française, les plus jeunes générations, leurs parents, l’éducation, la politique, l’indépendance, la Révolution tranquille. Tout ce qui aujourd’hui les enthousiasme ou continue de les désespérer. Ils reviennent sur leur jeunesse, parlent de vieillir.

Ces cinq-là pratiquent le même métier, appartiennent à la génération du baby-boom. Mais leurs expériences sont différentes, leurs opinions aussi parfois. Les divergences sont avancées avec précaution. « Je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi. » « Je comprends ce que tu dis, mais moi, je n’ai pas ressenti cela. » On ne discourt pas. On participe à un heureux tâtonnement collectif.

Avec de tels sujets, le ton pourrait être grave ou nostalgique. Il ne le sera pas. Les nombreuses anecdotes qui viennent appuyer telle ou telle idée sont plus drôles les unes que les autres. La pièce s’écrira cet été et d’autres rencontres sont prévues d’ici là, mais déjà l’élan est clair. Malgré l’enterrement, le spectacle sera une célébration de la vie. Pour le 50e anniversaire du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, ils regarderont en avant.

Prochaine scène

Titre provisoire ou l’art de confondre les graphistes

- C’est super beau, mais t’as oublié
de mettre le titre complet sur l’affiche.
- Hein ? Ben non. Y est là, je l’ai devant moi.
- Il manque le « titre provisoire ».
- Neuf ?
- Pas le neuf, je veux dire le « titre provisoire ».
- Ça s’appelle plus Neuf ?
- Non. Oui. Ça s’appelle toujours Neuf,
mais « titre provisoire ».
- OK, mais ça part à l’impression dans trois jours.
Ça va me prendre un titre final.
- C’est ça que je te dis. Le « titre provisoire »,
c’est le titre final.
- Donc c’est Neuf ?!
- « Titre provisoire ».
- …
- Tu me suis ?
- …

Le chiffre neuf allait de soi. Mais pourquoi ce [titre provisoire] ? Pour se moquer de lui-même et de son fétiche des chiffres ? Pour marquer le passage du temps face auquel nous sommes si peu de choses ? Pour souligner le caractère éphémère du théâtre ? Pour mettre l’emphase sur le travail de création qui précède l’oeuvre présentée ? « C’est ça. Pour un peu tout cela et d’autres raisons encore », se contenterait-il de nous répondre d’un ton détaché.

Pourtant ce [titre provisoire] ne m’apparait pas si anodin. Working title dirait-on en anglais. Le chantier de travail. Et cette simple expression me semble mettre le doigt sur ce qui fait la singularité des créations de Mani au sein d’Orange Noyée : son cheminement artistique est toujours l’oeuvre créée. En d’autres termes, le spectacle est la démarche qui l’a vu naitre. Au sens propre, de celui qui marche, qui est constamment en mouvement. Des premières rencontres, aux répétitions et jusqu’à la dernière représentation, le fil est ininterrompu.

Et tous nos doutes, nos impuissances, nos désirs, ne sont pas donc expliqués, mais exprimés sur scène. C’est le propre même de sa démarche. Rassembler, interroger, écouter et se lancer avec eux et elles. Dans le vide. Ou plutôt dans les vides de chacun et de tous. Sans pourtant chercher à les combler, simplement à les partager. Pour reprendre ses propres mots : « Quand je dis vide, entendez-moi bien, vide ne veut pas nécessairement dire qu’il y a un manque […] J’aime bien ce vide. Je l’aime de plus en plus. Ce vide qui me pousse à me questionner. Ce vide. »

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