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Jérémie Battaglia

Depuis sa première création, Post humains, Dominique Leclerc s’intéresse aux interrogations éthiques naissant du couplage du corps humain avec la technologie. L’autrice, metteuse en scène et interprète est immergée dans un univers vertigineux mais bien réel, où les technologies visant à nous améliorer et à refuser notre finitude prennent de l’ampleur. Ces avancées et les enjeux éthiques qu’elles soulèvent sont trop souvent méconnues du grand public, alors qu’elles posent des questions primordiales pour l’avenir de l’humain. Xavier Inchauspé, collaborateur de longue date du 3900 et docteur en philosophie est allé à sa rencontre pour explorer ces notions et plonger avec elle dans nos futurs potentiels.

3900 volume14 i/o Gattaca

Au départ, Dominique Leclerc avait eu l’idée de monter Gattaca à la scène. Ne serait-ce que pour cette formidable scène qui synthétise peut-être tout ce qui nous attend. Toutes les possibilités que les nanotechnologies et biotechnologies offriront bientôt. Tous ces choix moraux surtout qui nous attendront alors. Pour nous. Nous et ce que nous considérons comme nos premières extensions : nos enfants, bien sûr, mais nos parents aussi. Ceux et celles pour qui l’on se soucie d’abord et qui peuvent nous enchainer dans la crainte autant que nous élever dans le soin.

« Je pensais que c’était basé sur un livre ou une nouvelle. Mais non ! Gattaca, c’est un scénario de film ! Je ne pouvais pas le refaire pour la scène. Ça n’aurait eu aucun intérêt. Il est déjà tellement bon ce film ». Au lieu de cela, « j’ai plutôt écrit i/​O » dit-elle en riant. « Avec ces transformations rapides de notre espèce qui sont en cours et à venir, j’avais le désir de documenter cela d’une certaine manière, de laisser une trace ».

Accompagnée sur scène par ses complices artistiques Patrice Charbonneau-Brunelle et Jérémie Battaglia, elle incarne le personnage principal de ce spectacle où s’enchevêtrent des images d’archives, son histoire plus personnelle à travers le rapport à son père décédé récemment et des entrevues réalisées avec différentes personnes phares du mouvement transhumaniste rencontrées dans le cadre du documentaire produit par l’ONF sur lequel elle travaille également. En un mot, i/​O est une création entre « science-friction, auto-fiction et théâtre documentaire » !

Post Humains

Dominique poursuit ainsi la démarche qu’elle avait entamée dès son premier spectacle Post humains présenté en 2017 à l’Espace Libre, puis tourné au Québec et en Allemagne. Cette première création transposait à la scène le récit de cinq années de recherche et de rencontres au cœur du mouvement cyborg et transhumaniste.

Qu’est-ce qui l’a conduit à une telle plongée dans ce monde qui lui était étranger ? Son propre corps. Diabétique de type 1, Dominique dépend de « sept compagnies pharmaceutiques canadiennes qui produisent des outils dispendieux et désuets », dont elle a besoin pour survivre. Et c’est de la recherche d’alternatives possibles que cette première création est née.

Aussitôt, le président de l’Association française transhumaniste – Technoprog l’approche. « On se rencontre une fois par année à TransVision, un grand colloque organisé par Humanity + et rassemblant tous ceux et celles qui s’intéressent au transhumanisme, aux avancées technologiques et aux débats éthiques qu’elles soulèvent. Il n’y a pas de participantes qui nous viennent du Canada cette année. Tu veux te joindre à nous ? »

Elle a dit oui. Oui à cette Association qui prône « l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales humaines ». Oui à Humanity + qui prône un « usage éthique de la technologie afin d’étendre les capacités humaines et transcender ses limites ».

« Oui. Je vais le faire, mais my way. Après tout, la meilleure manière de shaper le futur, c’est de le créer ou de participer à sa création ! J’étais donc dans une affaire plus politique qu’artistique. Mais quand la pandémie est arrivée… J’ai vu les monstres sortir ».

3900 volume14 i/O Dominique
Jérémie Battaglia

Les monstres

La pandémie a frappé. L’économie mondiale a été secouée et alors l’écart entre les camps s’est creusé. Et quand je dis les camps, c’est bien parce qu’ils étaient nombreux et non seulement deux. En fait, ils n’étaient même pas ces deux camps dont on n’aura finalement que parlé durant la pandémie, comme s’ils étaient deux blocs monolithiques : antivax vs provax. Les fractures étaient ailleurs.

Imaginons un ensemble de personnes, un groupe, un mouvement. Tous et toutes sont passionnés ou intéressées par les biotechnologies et la génétique et tout ce que les percées scientifiques ouvrent de possibles, de transformations, d’enjeux, de débats. Ce sont des philosophes, des éthiciennes, des chercheurs, des entrepreneuses, des lobbyistes aussi. Imaginons tous ces gens. Réunis pour un colloque : oui. Réunis dans une même pensée ? Non.

Un ensemble de lignes de fond et d’idéologies diverses traversent en effet le mouvement transhumaniste allant du libertarisme au conservatisme en passant par le progressisme à tendance socialiste. Car au cœur de ces avancées scientifiques se cachent des questions plus fondamentales : jusqu’où l’État devrait-il règlementer la recherche et l’expérimentation ? À qui profiteront ces avancées et ces recherches, au 1% ou plus grand nombre ? Quels dangers ces progrès génétiques en cours et à venir constituent-ils pour la diversité humaine et des formes de vie sur terre ?

Or les monstres en question ici, c’était pour Dominique la frange plus libertarienne du mouvement qui a rapidement milité pour l’absence de contrôle étatique et contre toutes les mesures en place du confinement au couvre-feu qui pouvaient ralentir l’économie. « Après le mouvement n’est pas que libertarien. Il y a de tout, en France plusieurs essaient d’être plus progressistes comme Technoprog, par exemple. Mais là comme partout, ce sont toujours les moins nantis qui sont plus progressistes, on dirait ».

Mais d’autres personnalités bien en vue, comme l’activiste, écrivain et homme politique Zoltan Istvan a plutôt mis de l’avant la liberté individuelle avant la sécurité publique. « Zoltan est très libertarien. L’économie avant tout ! Je le savais, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il se désolidarise à ce point des plus âgés, des plus vulnérables de la société ». Représentant de la branche la plus individualiste du transhumanisme, Zoltan Istvan défend en effet une philosophie qu’il qualifie de « fonctionnalisme égocentrique téléologique ». Une philosophie qui se présente comme une version radicale et extensive de la fameuse phrase d’Adam Smith : « N’attendez votre diner de la bienveillance ou de la bonté morale de votre boulanger, mais plutôt du soin qu’il apporte à la recherche de son propre intérêt personnel ». En d’autres termes, les vices privés sont des vertus publiques et la société tout entière est bien mieux servie par l’égoïsme de chacun et chacune que par leur humanité. 

« Mais parfois quand j’interviewe des gens comme lui et d’autres, je me dis que je suis trop douce, que mes questions sont trop soft et que je devrais les bousculer. Et en même temps, je veux les amener à se livrer pour comprendre ce qui les pousse, de façon très personnelle, à défendre certaines idées et à agir dans ce sens. Je ne suis pas technophobe. Je ne suis pas antipharma. Eh oui, je sais bien que les pharmaceutiques sont des compagnies de marde… Mais sans ces compagnies de marde, sans leur insuline, je serais déjà morte ».

À mort la mort ?

« Transhumanisme » est donc le parapluie sous lequel l’on retrouve un ensemble de courants et de mouvements, d’idéologies et de pratiques ayant toutes en commun de dépasser les prédicats d’un certain « humanisme » qui refuserait, par exemple, d’attenter à l’intégrité du corps, qui célébrerait la « nature » humaine dans sa constitution primaire et accepterait tous les maux et les souffrances qui l’attendent.

À ce titre, nous sommes tous et toutes « transhumanistes ». Nos sociétés occidentales ont déjà depuis longtemps dépassé la recherche en biologie à de seules fins thérapeutiques pour aller vers des fins préventives ou « transformatives ». Qui n’est pas vacciné contre la polio ou la rubéole ? Quels futurs parents ne passent pas le test de dépistage prénatal des trisomies ? Qui ne souhaite pas mourir dans la dignité et sans souffrance ?

Et d’ailleurs, si demain, on nous l’offrait ? L’injection qui nous permettrait d’apaiser certains maux chroniques physiques liés au vieillissement ? La pilule qui ralentirait le déclin de nos fonctions cognitives ? « Sérieusement. Je ne sais pas si je dirais non. Je suis encore jeune. Mais plus vieille ? Je ne sais pas. Toi tu dirais non ? ».

Comment refuser ces avancées en nano et biotechnologie, et celles à venir ? Qui sont les monstres donc ?

Le mouvement est bien en marche et s’accélère. Et l’argent afflue. Car toute la Silicon Valley s’y précipite. Les Larry Page (Alphabet), Larry Ellison (Oracle) et Peter Thiel (PayPal) ont tous massivement investi ou ont fait des dons majeurs à différents laboratoires ou centres de recherche ces dernières années. Jeff Bezos (Amazon) a largement financé l’ouverture d’Alto Labs dont la mission se résume à celle-ci : « Comment la biotechnologie peut-elle servir à nous rajeunir ? »

« Ils veulent tous la potion magique. La fontaine de jouvence ». Et ça, ce n’est qu’en Occident. « En Russie et en Asie, ces mouvements, que je connais moins, sont tout aussi importants ».

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Jérémie Battaglia

Dystopies et utopies

« Ce qui fait le plus peur, c’est l’accélération des inégalités que ces avancées vont peut-être provoquer. Aux États-Unis, une fondation comme Open Insulin Project 2 vient en aide aux plus vulnérables afin qu’ils puissent se procurer de l’insuline. Il y a des gens qui meurent encore là-bas, au 21e siècle, parce qu’ils n’ont pas accès à de l’insuline ». En près de 60 ans, le prix de la dose d’insuline est passé de 75 cents à 250 dollars (USD) en moyenne. En fait, depuis 2012, ce prix aux États-Unis augmente annuellement d’environ 15% alors que les coûts de production, eux, baissent 3. De nombreux diabétiques sans assurance peinent à se procurer les doses dont ils besoin mensuellement.

« Et les grandes corporations de la Silicon Valley veulent nous faire croire que leurs recherches vont bénéficier également à tous ? » Que le trickle-down effect du libéralisme va fonctionner pour ces avancées-là, alors qu’il ne fonctionne toujours pas pour certains médicaments et soins de base et existants depuis longtemps déjà ?

La pandémie aura mis cela en relief pour Dominique. « Ça devenait encore plus évident pour moi. Ça n’avait plus de sens. On le voit. Si on continue à se placer au-dessus des autres espèces, au-dessus de nos environnements, au centre de tout. À sacrifier la diversité. Il ne marchera pas votre plan. On restera toujours à la merci des éléments naturels, des virus, etc. Je pensais que la pandémie nous forcerait à l’humilité, qu’elle nous remettrait à notre place. Mais non. On dirait que c’est pire. » L’être humain continue de se placer au sommet de la pyramide du vivant. « C’est d’une prétention ! »

Difficile dans un tel contexte de ne pas imaginer des lendemains dystopiques comme ceux dépeints dans Gattaca ou ailleurs. Dominique avoue qu’elle a de plus en plus de mal à être optimiste. « Je constate à quel point les gens dans nos sociétés ont du mal à faire le moindre geste pour les autres, le moindre sacrifice à leur confort ou à leurs droits individuels. Juste porter un masque, par exemple, on en voit plusieurs incapables du moindre compromis. La dystopie est aussi là ».

Et à observer, lire et dialoguer avec les plus fortes têtes ou les plus grandes gueules du mouvement transhumaniste, il est difficile de ne pas craindre cet avenir qui nous est pourtant promis. Mais heureusement, le transhumanisme n’a pas le monopole de ces réflexions. D’autres courants de pensée se penchent sur l’être humain en devenir : sur son rapport avec la technique, la redéfinition de l’intelligence qu’elle implique et toutes les questions éthiques ou sociales que cela peut engendrer. Mais avec d’autres postulats, avec d’autres visées aussi. Francesca Ferrando, par exemple, est professeure de philosophie à la New York University (NYU) et s’identifie à un mouvement différent : le posthumanisme.

Or, si ce mouvement a en commun avec le transhumanisme de chercher à repenser radicalement nos traditionnelles conceptions de ce qu’est l’humain à l’aune des découvertes et avancées scientifiques que nous faisons, il s’en démarque clairement. Pour le dire simplement, son élan n’est pas d’accroitre la puissance de l’humain sur le monde et sur soi, sur la nature et sur la technique, sur la vie et sur la mort. Son élan est ailleurs. Il n’est pas celui d’atteindre l’ultime fantasme libéral : un individu autodéterminé ayant dépassé tous les obstacles et toutes les limites physiques, cognitives, sociales ou politiques connues. Cette quête de l’individu absolument libre. Sans déterminations extérieures. Libre en soi. Mais peut-être ultimement libre seul : sans les autres.

Le posthumanisme a d’autres prémisses. « C’est un mouvement surtout académique, universitaire. Pour le moment, en tout cas. Il est mené par des femmes d’ailleurs. » Et ce n’est certainement pas un hasard. « Un courant qui conçoit l’humain comme une notion plurielle, qui le replace dans un rapport d’horizontalité avec l’environnement et les autres espèces ». Francesca et Dominique œuvrent peut-être dans des champs différents, mais elles partagent une démarche similaire et une visée commune. « Elle aussi entre en dialogue avec des transhumanistes, même les plus libertariens. Même si elle est en désaccord avec eux, elle cherche justement à encourager le dialogue pour ouvrir les perspectives ».

« Et je lui demande toujours, comment tu fais pour rester positive Francesca ? Comment tu fais pour ne pas être découragée ? Elle puise sa force et son optimisme dans ses choix, dans toutes les micros-choses qu’elle fait au quotidien pour elle et pour les générations futures ». Réduire son empreinte écologique ou travailler avec des outils éthiques, par exemple. « Tu es l’artisan de ta vie et ça se vérifie dans un ensemble de choix personnels. Et si mon seul pouvoir dans nos sociétés capitalistes, c’est d’être une consommatrice…, je vais prendre ce pouvoir-là ! »

« Et donc, j’essaie d’être cohérente dans ma vie, mes choix, car ce n’est pas vrai qu’il est trop tard » ajoute-t-elle finalement. « Non, il n’est pas trop tard. Ça, je le crois encore ».

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