Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

Valérie Remise

Colossal et novateur, c’est ainsi que l’on pourrait qualifier le processus de création de Constituons ! qui a réuni quarante-deux citoyens tirés au hasard, à parité hommes-femmes et représentatifs de la population, pour les plonger dans l’écriture de la constitution du Québec de demain. Mais comment cette conversation collective, qui tend à redonner au théâtre sa fonction d’agora, a‑t-elle pris forme ? Pour le découvrir, nous avons demandé à Isabelle Mandalian, complice de longue date de Christian Lapointe, de nous entrainer au cœur de cette proposition audacieuse. 

D’où je parle

Mai 2017

Nous sommes dans un bar où Christian Lapointe a ses habitudes. Il m’a donné rendez-vous pour me parler d’un projet. Il est quatre heures de l’après-midi, nous sommes au début de mai 2017. Pour mettre la table, il me parle d’une question qui le turlupine depuis un temps : d’où il parle lorsqu’il écrit. Christian Lapointe enchaine : « Je réalise que je ne sais pas répondre, je ne sais pas d’où je parle comme auteur québécois. » Petit moment de flottement. En effet, de quoi est faite cette fibre qui le tisse comme artiste québécois ? Et au fait, qu’est-ce qu’un Québécois ? Comment nous définissons-nous ?

Il n’a pas la réponse, mais il explique grosso modo que le texte fondamental, celui qui répond à cette question, qui dit « qui on est, ce qu’on veut et comment on va le faire », peut (doit) être écrit collectivement. Bref, il sort le chat du sac : on va monter une assemblée constituante citoyenne non partisane pour écrire la Constitution du Québec. Et on va utiliser le théâtre pour le faire. « T’embarques-tu ? »

Je le connais Christian Lapointe. Je sais qu’il est sérieux. Je l’ai rencontré en 2009 alors que j’étais chargée des communications au Théâtre La Chapelle. Le spectacle Vu d’ici ouvrait la saison en trashant avec force chainsaw et gazon synthétique le cauchemar climatisé de nos vies mortes sous perfusion télévisée. Dans cette volonté hirsute de secouer les puces du spectateur, j’y ai reconnu ma famille esthétique, celle qui cherche sans cesse à renouveler la relation avec le spectateur. Et c’est ce que j’ai suivi dans son travail les années suivantes. Il s’y est pris de mille manières, empruntant à tous les registres, en perfectionnant toujours sa technique, ses approches et en bâtissant au fil du temps une équipe de collaborateurs-concepteurs-complices aguerris.

En 2015, il m’a semblé qu’il touchait un sommet avec le choc Tout Artaud?!. Ce spectacle/​action performative — lire sur scène sans interruption pendant des jours et des nuits les vingt-huit volumes de l’œuvre d’Antonin Artaud, pas de prix d’entrée, prestation ouverte en continu jour et nuit — va venir bousculer quelque chose à l’intérieur de la relation avec le public. Spectateur et performeur, dans un acte gratuit, accroché au moment présent, ont fait ensemble en parfaite symbiose chaque minute de ces cinquante-sept heures de performance. Et ce faisant, la mise à l’épreuve des limites de chacun a libéré aussi la parole d’Artaud, entendue alors réellement comme une parole de combat, réfléchie, furieuse, vivante. Comment se remet-on d’une rencontre aussi puissante avec le public ? Lire : que faire après ça, revenir au jeu, à de la mise en scène ? C’est une question que j’aimais, bien amicalement, lui ramener sur le tapis. Son projet d’écrire la Constitution est peut-être une forme de réponse.

Cette longue parenthèse pour situer d’où je vous parle nous ramène dans le bar où Christian Lapointe a ses habitudes. Il propose cette fois une mise à l’épreuve du théâtre comme agora. Amorcer une conversation nationale, le théâtre peut-il faire ça… pour vrai ? Sans trop savoir quel sera mon rôle exact, j’embarque. Il y a quelque chose d’irréductible dans la conviction de cet oiseau-là.

Faire au lieu de dire

Automne — Hiver 2017

Lorsque Christian Lapointe débarque en affirmant « au théâtre on dit des choses, moi, j’ai envie de faire », il faut entendre « se plonger dans une action concrète » et en fin de compte peut-être aussi « faire une différence ». A contrario de beaucoup de pièces à thèmes politiques, les pièces « sur » un sujet, la mise sur pied de l’assemblée constituante est une action. Il ne s’agit pas d’une enquête, de la dramatisation d’une problématique, c’est une action politique concrète qui a prise dans le réel, elle mobilise un grand nombre de gens et le fait de la réaliser a une incidence dans la réalité, elle marque un jalon dans la marche à petits pas vers une définition de l’identité québécoise. Le titre du projet est sciemment conjugué : Constituons ! c’est un appel à l’action collective, avec ce point d’exclamation qui marque bien la vastitude de la chose.

Nous nous revoyons à l’automne 2017, son projet a considérablement avancé. Il s’est adressé à l’Institut du Nouveau Monde, organisme indépendant dont le mandat « accroitre la participation des citoyens à la vie démocratique » est tout désigné pour la mission de monter une assemblée constituante citoyenne non partisane. D’autre part, neuf diffuseurs ou compagnies de théâtre essaimés sur le territoire sont maintenant impliqués dans la coproduction en plus des deux principaux acteurs montréalais, le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et le Festival TransAmériques. Il déploie la conversation de la Gaspésie à l’Abitibi, du Lac-Saint-Jean à l’Estrie, en passant par la Côte-Nord, le Bas-Saint-Laurent, le Centre-du-Québec et l’Outaouais. Et l’enthousiasme de tous ces partenaires est palpable. La méthode arrêtée avec l’INM vise à recruter par tirage au sort quanrante-deux citoyens à parité, de chaque région administrative, qui passeront ensemble trois week-ends répartis sur l’année. La portion de consultation publique sera assurée dans chaque région par les théâtres. Mais pour mettre en branle tout cela, déplacer, héberger, accueillir une cinquantaine de personnes, il y a un cout. À l’hiver 2017, Christian Lapointe repart avec son bâton de pèlerin. Il ouvre des portes un peu partout, sollicite syndicats, milieu universitaire et scientifique, fondations. Pour démarrer une campagne de sociofinancement, il tourne son appel à la participation du public, les deux mains sur le volant, sur l’autoroute entre Montréal et Québec. Il réussit à lever les fonds avec un chrono impressionnant. Et cela frappe lors du montage du dossier de présentation : les logos des partenaires sont aussi importants que le texte de présentation dans ce projet. Pas pour la réglementaire « visibilité » accordée au financement, non, les nombreux logos composent un tableau des différentes solidarités de la société civile convaincues de la nécessité de faire l’exercice d’une assemblée constituante citoyenne.

Pirater le réel et déjouer les forces de l’inertie

Aout — Décembre 2018

Écrire une constitution citoyenne, en tant que province ou en tant que nation, plusieurs l’ont rêvé, proposé, défendu depuis des lustres au Québec de chaque côté du spectre politique. Et pourtant, rien. On ne s’entend pas sur la manière ni sur le but ou l’on attend « les conditions gagnantes ». Avant même l’annonce publique du projet, certaines résistances se manifestent. Pour les déjouer, Lapointe utilise le prétexte du théâtre : rien à craindre, c’est un documentaire théâtral. C’est bien connu, le théâtre c’est inoffensif, ça ne fait peur à personne. D’autre part, il demande à l’INM la rigueur méthodologique d’un exercice réel. On va faire « comme si » c’était vrai, comme au théâtre, mais en même temps s’assurer que le texte final pourrait vraiment être soumis au référendum populaire et adopté par l’Assemblée nationale. L’image de relever ses manches peut aussi se lire comme un bras d’honneur. Et l’aventure démarre en aout 2018 au Théâtre Périscope à Québec, avec la première assemblée réunissant les quanrante-deux constituants tirés au sort. Christian Lapointe donne les rênes à l’INM, il se pose en témoin du processus, ne veut pas l’influencer. Invités, avec les concepteurs de la pièce et autres partenaires coproducteurs, à assister à la seconde assemblée qui se déroule au Cœur des Sciences de l’UQAM, nous sommes tous frappés par ce qui s’opère devant nous. La cohésion de ce groupe de citoyens qui ne se connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, le sérieux et le respect des échanges autour des questions sur chacune des six commissions thématiques, leur envie d’écrire ensemble un texte universel est un véritable moment de grâce. Une brèche est ouverte pour reconstruire le pouvoir citoyen, c’est palpable aussi dans les forums de consultation citoyenne qui se tiendront dans les théâtres et c’est porteur d’espoir. Pourtant, tous les efforts déployés au fil de l’année — et ils sont nombreux — pour intéresser les journalistes d’actualité à suivre leurs travaux n’auront rien donné. Ce n’est pas une nouvelle et la médiation ne les intéresse vraisemblablement pas. Les sections culturelles s’en chargeront un peu. Bref, c’est le revers de l’argument « ce n’est que du théâtre », on n’aura pas entendu parler énormément de constitution citoyenne au moment où elle s’écrivait.

Cette réunion est enregistrée : archiver le présent

Printemps 2019

Depuis les tout débuts du projet, Christian Lapointe se préoccupe de constituer le matériel de sa pièce documentaire. Sans hiérarchiser, pour ne rien sous-estimer a priori, il archive le présent en permanence. Un documentaire indépendant est tourné par l’équipe d’Alexis Chartrand de Club Vidéo, les réunions de tout acabit sont enregistrées, les courriels conservés, il dit à ceux avec qui il travaille « tu sais, ce qu’on dit là pourrait se retrouver dans le show… », les outils pour monter un métadocumentaire sont en place. Ils constituent (sic) déjà, en décembre 2018, une masse considérable d’information qui va aller toujours en s’accumulant jusqu’en mai 2019. Bien que les travaux de l’assemblée se poursuivent, il faut créer une pièce ! En janvier 2019 on a besoin d’une image, d’un résumé de la pièce, bref « communiquer » six mois en amont sur un spectacle qui n’existe pas, même pas dans la tête de son créateur. On a beau faire, on a beaucoup de misère à imaginer Christian Lapointe avec une perruque blonde reproduisant le travail (par ailleurs excellent) de Christine Beaulieu dans J’aime Hydro. Comme toujours en création, il faut laisser grandes ouvertes les portes, ne pas annoncer une interprétation erronée. Mais que va-t-il faire ? Le sujet se pose mal pour défendre « l’art pour l’art », et sous-entend la question de la trahison de l’état d’esprit des constituants et de l’immense tâche qu’ils ont accomplie. La navigation est délicate, il est conscient de la commande à faire « œuvre utile » inhérente à la forme du théâtre documentaire.

La création : il est où le bonheur ?

Mai — Juin 2019

Dès décembre, il ébauche une structure, invite ses collaborateurs (concepteurs d’éclairage, de son, de vidéo, de scénographie, assistante-metteur en scène, dramaturge) à proposer leur vision dans une exploration du champ des possibles. Son équipe a une compréhension de la grammaire d’écriture scénique de Christian Lapointe et possède, tout comme lui, une intelligence de la forme et des symboles de la représentation. « J’aurais pu faire une conférence de deux heures, mais au final ce qui sort c’est du théâtre », se surprend Lapointe au bout d’un mois de répétitions. Oui, du théâtre avec des scènes, un décor et une dramaturgie. Le dispositif prend forme dans un corps-à-corps intense avec l’échéance lors des deux semaines précédant l’installation pour la première lors d’une résidence de création au Théâtre du Bic. On travaille rarement en théâtre concentré sur un seul projet tous ensemble 24h sur 24. Et le fleuve, matin et soir comme décor, renforce l’impression d’être au cœur du sujet mis en scène. Cette résidence de création soude l’équipe, et chaque fois qu’un nuage sombre envahit la boite noire du théâtre, Martien Bélanger aux commandes de la création musicale lâche à brule-pourpoint dans les haut-parleurs les premières mesures du hit de Christophe Maé… : « Il est où le bonheur, il est où ? » Je me le demande aussi lorsque je suis prise comme cobaye — je suis la seule spectatrice dans la salle — pour tester les scènes d’intervention avec le public qui font partie de la mécanique théâtrale.

Même en montage et en répétitions intensives, Christian Lapointe continue de suivre les dernières étapes de l’assemblée constituante : le dépôt du texte de la constitution citoyenne à l’Assemblée nationale. À trois jours de la première, c’est la députée indépendante de Marie-Victorin, Catherine Fournier, qui le remettra dans les mains de madame Sonia Lebel, ministre de la Justice et responsable du Secrétariat à l’accès à l’information et à la réforme des institutions démocratiques. Christian Lapointe est sur place à Québec, le temps de serrer des mains, de récupérer la photo, et il est reparti finir sa journée de répétition à Montréal.

Mon témoignage sur cette année passée à accompagner de diverses manières ce processus aurait pu être nourri de mille autres observations. Mais je m’arrête ici, au moment où débutent les représentations. Simplement, j’ajouterais pour finir que la pièce Constituons ! a conservé la pertinence de sa conjugaison. C’est un appel à reprendre le flambeau là où ces quarante-deux citoyens l’ont déposé : entre les mains du citoyen.

QU’EST-CE QU’UNE CONSTITUTION ?

Une loi fondamentale

La constitution est la loi fondamentale d’un État. À ce titre, elle est au sommet de l’ordre juridique. Toute autorité tire ultimement sa compétence et son pouvoir d’elle ; toute règle de droit doit lui être conforme. Si elle est parfois constituée d’un seul et unique texte, elle est le plus souvent composée d’un ensemble de lois fondamentales, de grands principes et de conventions constitutionnelles établies et reconnues. C’est le cas du Canada, comme de la plupart des pays de tradition juridique anglo-saxonne, d’ailleurs. Une constitution répond à ce simple, mais fondamental objectif : encadrer l’exercice des pouvoirs publics dans un État. Ainsi, le plus souvent, elle se compose de deux principaux éléments. Le premier concerne la limitation du pouvoir. Dans les faits, elle prend la forme d’une Charte qui énonce des droits et libertés des citoyens considérés comme étant inaliénables et qu’aucun pouvoir ne peut donc limiter ou brimer sans justification. La seconde concerne la délégation et l’organisation du pouvoir lui-même. Et d’une constitution à l’autre, cela peut aller de l’exposé des pouvoirs dévolus à chaque principal organe législatif, exécutif ou judiciaire, jusqu’à la manière dont ses officiers ou représentants sont nommés ou élus. Dans les pays fédéraux comme le Canada, un troisième élément s’ajoute afin d’établir le partage des compétences (armée, éducation, télécommunications, etc.) entre le palier de gouvernement central et celui des provinces ou états fédérés.

La Constitution du Canada

La Constitution du Canada est principalement formée de trois textes distincts : 

  • l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (1867) qui crée la Confédération canadienne 
  • le Statut de Westminster (1931) par lequel le Royaume-Uni reconnait la souveraineté des pays membres de l’Empire britannique
  • l’Acte constitutionnel et son annexe (1982) qui garantissent qu’aucune loi britannique n’est désormais valide au Canada

La Constitution du Canada stipule que chaque province peut se doter d’une constitution ; pour l’instant, seule la Colombie-Britannique l’a fait.

La particularité du Québec

Le Québec n’a jamais ratifié la Constitution du Canada. En 1981, alors que le Canada conserve encore certains liens constitutionnels avec le Royaume-Uni, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau souhaite mettre fin à cette tutelle en rapatriant la Constitution canadienne au Canada. Le débat constitutionnel cristallise alors de nombreuses tensions, notamment sur la répartition des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux. En novembre 1981, des négociations ont lieu entre Trudeau et les premiers ministres des différentes provinces. Dans la nuit du 4 au 5 novembre, après deux jours de discussion et alors que le premier ministre québécois René Lévesque est seul à son hôtel, les neuf autres premiers ministres concluent un accord avec Trudeau. Le lendemain, Lévesque refuse de ratifier la constitution signée sans son accord. Cet épisode historique, renommé « La nuit des longs couteaux » a été vécu au Québec comme une trahison majeure de la part des autres provinces du Canada. Aucun des premiers ministres québécois suivants, quelle que soit leur affiliation politique, n’a ratifié la Constitution du Canada. L’absence d’adhésion du Québec à la Constitution du Canada n’a pas de conséquence juridique, mais crée notamment un vide politique et des conséquences politiques nombreuses.

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