Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

photo Jean Gaudreau

Du death metal qui décoiffe de Jean dit à la nostalgique ritournelle du Carrousel, en passant par la pop de Trois ou l’inquiétante ambiance d’Alfred, le spectre des conceptions sonores n’a pas de limite en théâtre. C’est d’autant plus vrai cette saison alors que nous accueillons des conceptions particulièrement variées et innovantes. Pour mettre en lumière cet art moins connu du public, Jean Gaudreau/​Larsen Lupin, figure incontournable du théâtre québécois, a invité ses collègues concepteurs et conceptrices à parler du métier. Les anecdotes et histoires des uns et des autres se mêlent ici pour former une mosaïque de toutes leurs journées de travail (très) occupées.

9h32

J’écoute la première lecture d’une pièce à l’affiche l’an prochain. La fébrilité des premières minutes est passée. Les trois interprètes lisent leurs lignes, sans trop chercher à jouer. Toute l’équipe de conception est là, même l’éclairagiste, pourtant très occupé ces jours-ci. On a déjà lu la pièce chacun de notre côté, mais c’est quand on l’entend à haute voix pour la première fois, même avec plein d’hésitations et de maladresses, c’est là qu’on peut vraiment commencer à chercher ce que le spectacle sera.

10h08

Nicolas Letarte réajuste la position d’un micro sur un nouvel instrument inventé, un assemblage de trois objets clairement pas faits pour se rencontrer, et qui produit un son absolument divin quand on arrive à y faire tenir un micro.

10h23

Je devrais peut-être mettre un peu de musique après cette scène, comme un genre de ouiiiii-ouuuuu poum po-poum. Ou peut-être pas.

11h12

Ludovic Bonnier réenregistre une piste de guitare pour la transition vers l’acte 3. Le fauteuil reste en scène et Normand ne change plus de costume, alors la ligne mélodique est trop longue. Ce spectacle a été un peu long à trouver. On pourrait faire au moins trois autres spectacles fantômes avec toutes les idées de décor et de costumes, toutes les étapes transitoires qui heureusement ne sont restées que des maquettes. Le beau solo de guitare va aller enjoliver un décor et des costumes fantômes dans un monde oublié. Mais c’est vrai que c’est mieux que le fauteuil reste en scène ; c’est fou qu’on n’y ait pas pensé avant, on se dit toujours ça.

11h22

Éric Forget lit un courriel : « J’aurais besoin d’un son comme si la terre s’ouvrait, mais que c’est aussi à l’intérieur d’un corps, mais aussi très organique, un son qui avance, qui nous englobe comme si on entrait à l’intérieur d’une cathédrale ou d’une caverne millénaire contenant les restes de l’humanité du passé, mais aussi de l’avenir comme un genre de rumble vivant qui nous dépasse, mais rassurant en même temps. On répète cet après-midi, peux-tu amener ça ? » Éric prend un temps et répond : « J’vais essayer. »

12h23

Le coeur d’Alexander MacSween bat un peu plus vite. C’est un de ces moments où on doit faire une mise à jour de l’ordi, mais une collection choisie de mille petits logiciels et instruments virtuels de mille compagnies différentes roule sous le capot. Malgré toutes les recherches préalables, il y aura toujours un plugiciel qui cessera de fonctionner sans crier gare. Suspense.

12h34

Philippe Brault est au Théâtre Denise-Pelletier. La première représentation se termine. Deux heures de Victor Hugo, devant un public adolescent. On imagine tous les clichés : l’auteur est ringard, les ados turbulents, incapables de se concentrer longtemps à cause d’internet, etc. Mais non, ça a marché. Ils ont été attentifs jusqu’à la fin, et applaudi l’équipe comme des rock stars. Il n’y a pas de recette, c’est à recommencer chaque fois. Peut-être que cette fois-ci, c’est l’éblouissante simplicité et honnêteté des interprètes, et cet orfèvre à la mise en scène, qui se donne le temps de chercher. Et le travail de l’équipe de conception, dans un ensemble envoutant. Ou cette langue qui traverse le vertige du temps. Cette sensation de reconnaitre avec peut-être un peu d’effroi la même bête humaine, familière au-delà des siècles et des royautés.

13h02

Réunion avec un metteur en scène. Le travail n’est pas encore très avancé en répétition, et on ne se connait pas beaucoup. Toujours agréable de parler musique, mais j’ai toujours peur qu’on ne se comprenne pas tant que ça. Les mots ont leurs limites, surtout pour une chose aussi intangible que la musique d’un spectacle qui n’existe pas encore. Avec des mots, on peut s’enthousiasmer pour une description de concept, pondre des phrases qui évoquent une musique parfaite, ni trop ceci, ni trop cela. Mais ensuite on se retrouve concrètement en studio à essayer de confectionner de la crème glacée chaude. On écoute un peu de musique ensemble, juste pour développer un vocabulaire, essayer de verbaliser nos intuitions. Je me rends compte que ce qui est « doux » pour moi est « inquiétant » pour lui. Faudra tendre nos oreilles.

13h08

Frédéric Auger marche en pensant à la répétition d’hier. La direction de sa conception peut encore bouger. Peut-être ira-t-il vers cet espace secret, un espace poétique différent de l’espace occupé par le premier degré de lecture de la pièce. Une sorte d’éclairage parallèle et complémentaire, qui fait danser ensemble le visible et le caché.

13h22

Catherine Gadouas se demande si elle ne devrait pas mettre un peu de musique après cette scène, comme un genre de ouiiiiii-ouuuuuu poum po-poum. Mais peut-être pas.

13h48

Je fais des copies de sauvegarde, ce projet est terminé. Toujours bizarre de s’arrêter, j’aurais pu améliorer encore beaucoup de choses. Mais bon, faut bien.

13h54

Nicolas Basque arrive à la séance d’intensités. On quitte la salle de répétition, et dans quelques heures, à la répétition du soir, il sera dans la salle de spectacle avec son cahier de notes, et d’autres personnes feront jouer ses musiques. Il a trois heures devant lui avec l’équipe de régie pour placer tout ça dans les bons haut-parleurs, au bon volume, au bon moment. Et peut-être que ce qui avait du sens en salle de répétition ne fonctionnera plus dans la grande salle. C’est le début d’une dizaine de jours bien chargés avant la première.

13h73

Je repense à une conférence organisée par la tristement défunte Association des professionnels en audio. Dane A. Davis, le concepteur sonore des Matrix, une sorte de Martin Faucher du son, raconte comment à travers chaque choix de bruitage et d’ambiance, il cherche le meilleur angle pour raconter l’histoire, comme une sorte d’écriture souterraine. Il donne l’exemple de ses longues discussions avec les Wachowsky sur l’importance du son du laveur de vitres, comment cette impression de vitre entre la « réalité » et la Matrice a influencé tout le bruitage et le mix. Soudainement, je me sentais bien. Je n’avais ni son talent ni son expérience, mais j’avais les mêmes préoccupations, et ce n’étaient plus des caprices de gens de théâtre tatillons. Même dans un contexte qu’on pourrait imaginer pif paf boum industriel, des gens prennent le temps de faire de la recherche, se donnent plusieurs lignes directrices invisibles, réenregistrent des bruits dans des studios couteux plutôt que de fouiller dans des banques. Et au bout du compte, ça se sent, ça se vit dans une couche souterraine de l’expérience du public. Le travail de Sylvain Bellemare et son équipe sur Arrival et Blade Runner 2049 en est un autre splendide exemple.

14h34

En tournée à San Sebastiano, Alexi Rioux se rend compte que le directeur technique local n’a pas lu la section « Son » de la fiche technique du spectacle, et qu’il manque un haut-parleur pour mettre au lointain, derrière le décor. Alexi argumente pour utiliser un de ceux qu’il a repérés dans le hall en entrant. Dans les yeux du directeur technique passe le regret de ce temps béni où l’on ne se cassait pas la tête et on mettait juste deux haut-parleurs au cadre de scène et de la musique pendant les changements de décor. Alexi voit passer le regret dans les yeux du DT, et tel un Jedi bien entrainé, il dégaine un sourire compatissant, mais résolu, qui paralyse adroitement son ennemi.

14h99

Je suis embêté. Le metteur en scène est très enthousiaste dans ses suggestions et fait des demandes très précises et concrètes, allant même jusqu’au choix des instruments. J’ai suivi la direction indiquée, on a essayé cette musique en répétition, et je ne suis pas convaincu de l’effet produit. Cette musique ne sert pas bien la scène. Mais le metteur en scène ne s’en rend pas compte, aveuglé par sa joie de voir que j’ai donné vie à ses suggestions. La discussion se gâche, ça devient une question de principe plutôt qu’une question de théâtre, et bon, on dirait bien que cette musique restera là pour toujours maintenant.

15h08

Andréa Marsolais-Roy se demande si elle ne devrait pas mettre un peu de musique après cette scène, comme un genre de ouiiiiii-ouuuuuu poum po-poum. Mais peut-être pas.

15h32

Au studio, je réfléchis à l’enchainement d’hier, et j’ai l’impression que cette nouvelle façon de jouer la scène 8 ne nécessite plus du tout de musique. Celle qu’on trouvait pourtant si importante aux premières répétitions. Comme si la musique avait servi à trouver la scène, et qu’elle ne serait maintenant qu’une sorte de pléonasme.

15h34

Christian Thomas lit le texte d’un spectacle qu’on vient de lui proposer pour l’an prochain. Même s’il exerce son métier depuis plus de trente ans, ça fait toujours plaisir quand quelqu’un pense à lui. Rien n’est jamais gagné, tout est éphémère.

16h72

X, Y et sûrement Z aussi compilent des factures et des rapports de taxes, décryptent des marmelades comptables et oublient consciencieusement que le beau-frère qui ne fait que débuter dans son métier de technicien en informatique n’a pas besoin de se préoccuper de ce genre de choses, gagne déjà un meilleur salaire et aura une retraite.

17h45

Nancy Tobin reçoit un commentaire enthousiaste pour 01, guide de la conception sonore selon Nancy Tobin. C’est un des rares livres où une conceptrice sonore explique méthodiquement sa démarche personnelle. Mais elle ne s’est pas arrêtée là, elle a voulu que le livre lui-même soit un objet d’art. Et elle souhaite que d’autres personnes écrivent 02, 03 et ainsi de suite, pour rendre justice à la diversité des approches et des pratiques.

18h79

J’amène des croquis musicaux en répétition pour la première fois. Ce qui dans mon studio semblait avoir un certain potentiel s’écroule totalement. Ce n’est pas le bon ton et on souligne ce qui n’est pas nécessaire. Sauf une des propositions qui pourraient tenir la route. Heureusement, ça n’inquiète pas la metteure en scène, qui comprend bien le cherchage.

19h57

Mykalle Bielinski se prépare à chanter dans un stationnement souterrain. Elle a composé la musique d’une pièce de danse qui a souvent joué dans des églises à l’étranger. On a une version québécoise différente. De la pierre au béton, de l’encens à l’exhaust, mais ça vibre fort où qu’elle soit.

20h01.3452

Je suis à Dolbeau, on n’a pas vu passer la journée, trop occupés à installer le spectacle dans cette magnifique salle. Les sièges sont remplis, 500 personnes ont décidé de laisser faire Netflix ce soir et, pour des raisons qu’on ne connaitra jamais vraiment, sont venues assister à notre spectacle. La plupart ne remarqueront pas la musique. C’est souvent bon signe. L’imagination a pris le dessus. Dans une heure et quart, le spectacle sera terminé, et une heure plus tard si tout va bien, le décor et les costumes seront dans le camion. Il ne restera aucune trace de notre passage, sauf dans la tête de tous ces gens. Ça ne cesse de m’émouvoir.

20h23

Bernard Falaise réfléchit. Cette idée de quatuor à cordes est la voie à suivre. Il pourrait le simuler avec des échantillonneurs qui sont de plus en plus réalistes, mais il sait qu’enregistrer un vrai quatuor amènerait une finesse de jeu difficile à programmer sur un ordi. Passer son intention musicale à travers quatre cerveaux d’interprètes est ce qu’il y a de mieux à faire. Mais il devra amputer son cachet, les budgets de théâtre sont rarement suffisants. C’est ce qu’il fera. Quand ce genre de chose me traverse l’esprit, j’essaie d’oublier temporairement que personne au conseil des ministres n’a la moindre idée de ce que Bernard fait. Personne ne se doute même que son métier existe.

21h79

Francis Rossignol, Louis Dufort, Michel Smith, Michel F. Côté, Julien Éclancher, Olivier Gaudet-Savard, Jean-Sébastien Côté, Navet Confit, Jacques Poulin-Denis, la gang de Dear Criminals, Anne-Marie Levasseur, Laurier Rajotte, Benoît Côté, Benoit Landry, Stéfan Boucher, Anthony Rozankovic, Yves Morin, Nicolas Letarte, Michel Robidoux, Maryse Poulin, Guido Del Fabbro, Martin Messier, Habib Zekri, Patrice d’Aragon, Simon Gauthier, Diane Leboeuf, Antoine Berthiaume, Benjamin Prescott-La Rue, Gaspard Philippe, Colin Gagné, Caroline Turcot, Ariane Lamarre, Sébastien Watty Langlois, Sylvain Scott, Uberko, Jean-Frédéric Messier, Antoine Bédard, Claude Cyr, Guillaume Arsenault, Jonathan Parant, Mathieu Doyon, Diane Labrosse, Richard Bélanger, Stéphane Caron, l’Orchestre d’hommes-orchestres, Martien Bélanger, Pascal Robitaille, Fred Lebrasseur, Audrey Thériault, Mathieu Campana et beaucoup d’autres se demandent s’ils ne devraient pas mettre un peu de musique après cette scène, comme un genre de ouiiiii-ouuuu poum po-poum. Mais peut-être pas.

22h08

Je ferme mon ordi et sors de mon studio. J’ai fait quelques corrections après l’enchainement de tantôt. Toute la famille dort. Je vis. Je recommence à zéro chaque projet, c’est jamais pareil. Je travaille sur des spectacles qui épluchent le monde, en découvrent des aspects dérobés ou négligés. Je questionne ces textes, et je questionne le monde. J’en discute avec des gens articulés, plus articulés que moi. J’ai la chance de voir des interprètes extraordinaires appuyés par les modestes musiques que je fabrique dans mon petit atelier. J’ai déjà inventé une chanson pour Kim, pleuré en écoutant Monique chanter, ri avec Richard en mettant des vieilles musiques de films d’horreur, je me dis ça, quand la fatigue est trop profonde et que mon coeur grisonne !

92h58

Je lis le message d’un de mes neveux de Montmagny sur un réseau social. Les choses ne sont pas si difficiles à changer, quand on veut. C’est la quatrième pièce de théâtre qu’il voit cette année à la polyvalente, et c’était la même chose l’an passé. Depuis que l’organisation Accès aux arts a été mise en place par des politiciens visionnaires en 2020, les jeunes de partout au Québec voient plusieurs spectacles d’excellente qualité chaque année. Rien de spécialement didactique, ils ne sont pas plus idiots que les adultes. Mon neveu vient de voir Les Hardings, qui en est à sa quatrième année de tournée. Toutes ces réflexions sur le tort, l’erreur, la mort, le pardon, l’ont troublé de belle façon.

92h59

Ça tombe bien, je viens d’entendre Alexia Bürger parler de sa pièce Les Hardings à une émission culturelle très écoutée, et personne n’a pensé à lui dire que ça devrait faire un film, comme si le théâtre n’était qu’une forme de banc d’essai ou de bizarrerie artisanale. Tout le monde comprenait bien que l’expérience théâtrale directe est une forme d’art très puissante, quelques centaines de personnes à la fois. Joie puissante, ou danger d’ennui puissant aussi bien sûr. C’est là tout le plaisir des sports extrêmes.

Merci à Nancy Tobin, Éric Forget, Alexander MacSween, Ludovic Bonnier, Philippe Brault, Nicolas Basque et Alexi Rioux pour leurs oreilles de lecture.

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