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Dans 21, Rachel Graton dessine un portrait touchant de la complicité naissant grâce à la pratique de ce jeu de basketball entre une jeune bénéficiaire et une intervenante en Centre jeunesse. Fabrice Vil, cofondateur de l’association Pour 3 Points et chroniqueur, revient sur les enjeux du travail dans de tels établissements et l’importance du sport dans la construction de ces adultes en devenir. Il nous propose ici une analyse passionnante de la pièce de Rachel Graton sous le prisme de ses propres expériences.

« Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde », disait Gandhi. Cette phrase désormais célèbre n’est pas qu’un appel à la croissance personnelle, mais énonce également qu’aucun changement de société n’est possible si les humains qui la composent ne changent pas eux-mêmes. Parce qu’une société n’existe pas en vacuum. Elle est le produit d’institutions, de normes et de cultures elles-mêmes produites par les êtres humains : leurs compétences, leurs croyances, leurs jugements et leurs valeurs.

C’est là que réside toute la complexité de la lutte aux inégalités sociales, conséquences de l’exploitation d’humains par d’autres humains. Celles-ci ont provoqué, à travers les générations, des traumatismes humains qui vont bien au-delà du manque de ressources financières. La pauvreté, en plaçant les individus dans des conditions limitant leur développement cognitif, émotionnel ou relationnel, a fragilisé des familles entières en ce qui a trait à leur capacité à naviguer habilement dans leur vie.

Afin de rétablir des rapports sociaux plus égalitaires, on ne peut donc faire l’économie des efforts qui permettront à chaque être humain, un à un, de s’engager pleinement et avec résilience dans sa vie. C’est pourquoi j’applaudis 21, la pièce écrite par Rachel Graton.

À une ère où l’on sous-estime la valeur des éducateurs et éducatrices de tous types et la difficulté de leur travail, cette pièce dépeint avec sensibilité et intelligence, par l’entremise de la relation entre Zoé — une jeune admise en Centre jeunesse en situation de défavorisation — et Sara, une éducatrice, l’art complexe de soutenir le développement humain.

En tant que coach certifié en développement intégral et président de Pour 3 Points, un organisme qui se consacre à la formation d’entraineurs sportifs oeuvrant auprès des jeunes, particulièrement en milieux défavorisés, j’ai acquis au fil des années quelques connaissances au sujet des méthodes efficaces d’intervention auprès des jeunes. C’est à la lumière de ces connaissances que j’exposerai deux facteurs faisant, à mon avis, en sorte que la relation entre Sara et Zoé aura fait une différence marquante dans la vie de Zoé.

Les qualités personnelles de Sara

Le principal outil de travail du maçon est son marteau. Quel est le principal outil de travail de l’éducateur ? Sa propre personne. Aucun outil, aucune technologie, ni même aucune qualification ne rendront efficace l’éducateur qui ne possède pas d’abord les attributs personnels lui permettant de jouer adéquatement son rôle.

Tout d’abord, le plaisir personnel qu’éprouve Sara au contact des jeunes est déterminant dans la capacité de jouer son rôle. En parlant de son travail, Sara explique à Zoé :

- Sais-tu pourquoi moi je suis ici ? Moi je suis là pour toi.
Aussi parce que j’ai besoin d’travailler. Tout l’monde
a besoin d’travailler. Mais tant qu’à travailler j’me suis
dit qu’j’allais faire kekchose que j’aime. Tu vois c’que j’veux
dire. Pis être là pour aider des jeunes à aller mieux dans
vie j’trouvais que ça, j’aimais ça. Pis là, la jeune en face
de moi c’est toi. Ça fait que je suis là pour t’aider toi.

Non seulement les éducateurs doivent aimer la présence des jeunes, mais ils doivent aussi avoir une croyance profonde que chaque jeune peut développer son potentiel. À ce sujet, malgré les difficultés auxquelles Zoé est confrontée, Sara demeure convaincue de son potentiel et agit comme tel. « T’es capable. » « J’pense que t’es assez bright, OK ? » « Tu mérites d’être capable de t’concentrer quand t’es à l’école parce que t’es brillante pis que t’es capable de finir tes études. Tu mérites d’être fière de toi. » Voilà trois occasions où Sara, par ses propos, manifeste sa conviction, ce qui installe les conditions permettant à Zoé de bâtir sa propre résilience.

Cela étant dit, la conviction de Sara ne doit pas être confondue avec un idéalisme déconnecté. Par son empathie, Sara demeure consciente des fines subtilités de la vie de Zoé, ce qui lui permet de l’accompagner d’une manière pertinente par rapport à la réalité de Zoé. Sara elle-même porte un regard critique sur certains de ses collègues qui semblent ne pas saisir pleinement l’univers de la défavorisation :

- Elle, la TS Geneviève, celle qui s’met des bandeaux
qui
fittent avec le reste de son suit ? Qui pense qu’il faut
s’habiller selon la clientèle ? A pense que parce qu’à
travaille avec des enfants faut qu’a soit habillée
en Passe-Partout. A l’oublie que ces enfants-là ont
pas d’enfance dans leur garde-robe en général.

L’empathie de Sara face aux personnes en situation de défavorisation ne s’acquiert pas par des apprentissages théoriques, mais à travers nombre d’expériences concrètes permettant de développer une fine intimité avec les tenants et aboutissants de la défavorisation. De là d’ailleurs, la pertinence que des individus issus des milieux défavorisés deviennent eux-mêmes éducateurs dans ces milieux. À compétences par ailleurs similaires, un éducateur ayant vécu la pauvreté sera toujours meilleur dans ce contexte qu’un éducateur n’ayant pas vécu la pauvreté. À la lecture de la pièce, on devine que Sara a elle-même flirté avec la pauvreté au cours de sa vie, ce qui la rend familière aux enjeux vécus par Zoé.

La relation significative

L’auteur Gordon Neufeld avance qu’un adolescent est incapable de s’orienter seul dans la vie, qu’il a besoin d’aide et que c’est l’attachement à une personne signifiante qui lui procurera cette aide. C’est en développant avec le jeune une relation significative que l’éducateur peut agir comme phare. Il lui revient donc d’établir cette relation de confiance et de collaboration qui favorise l’apprentissage.

L’ingrédient souvent trop négligé d’une relation significative ? La patience. Car un lien authentique ne s’établit jamais immédiatement, mais plutôt par des rapprochements graduels à travers le temps. S’apprivoiser, comme l’explique le renard au Petit Prince :

- Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
- C’est une chose trop oubliée, dit le renard.
Ça signifie « créer des liens… »
- Créer des liens ?
- Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi
qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits
garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas
besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard
semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises,
nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi
unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…

Et puis le renard poursuit :

- Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras
d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe.
Je te regarderai du coin de l’oeil et tu ne diras rien.
Le langage est source de malentendus. Mais, chaque
jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près…

À leur première rencontre, Zoé ne dit pas un mot à Sara. Idem à leur premier match de basket. Sara, elle, répare la chaussure de Zoé avec du duck tape. À leur deuxième match, les mots de Zoé se résument à peu près à « ouain », « j’sais pas », « correct » et « y fait fret ». Sara demeure toutefois constante dans son approche, établissant méticuleusement le lien de confiance avec Zoé, sans la brusquer, en étant à l’écoute et sensible à ses besoins. Zoé s’ouvre donc peu à peu au gré des rencontres. C’est ainsi que Zoé et Sara se sont apprivoisées, ce qui permet à Sara, une fois le lien créé, d’intervenir auprès de Zoé, tantôt en suscitant sa réflexion critique, tantôt en demandant à Zoé de s’observer sous les plans émotionnel ou somatique.

Oui, Sara est appelée à intervenir en fonction d’un plan d’intervention, mais ce plan repose d’abord sur un lien de confiance. À travers la création de ce lien, on observe que Sara n’utilise pas son statut d’adulte pour imposer un contrôle sur Zoé. Elle fait d’ailleurs preuve de suffisamment d’humilité pour s’excuser auprès de Zoé lorsqu’elle juge avoir commis une erreur. Sara équilibre habilement cette posture avec le maintien de son rapport d’autorité auquel elle a recours lorsque le comportement de Zoé outrepasse les balises du respect auquel Sara a droit dans les circonstances.

Et le sport, dans tout ça ?

Tout au long de la pièce, les échanges entre Sara et Zoé se déroulent sur un terrain de basket. Le sport, c’est un prétexte. À quelques nuances près, le sport constitue simplement un contexte instaurant, pour les jeunes motivés par cette activité, un climat favorable au développement. Il en va de même pour d’autres activités, comme l’art visuel ou le théâtre, pourvu que ces activités interpellent les jeunes. Dans le contexte d’une activité ludique, le jeune accueille plus facilement des interventions favorisant son développement, et il arrive même, parfois, que le jeune se développe à son insu. Au cours de la pièce, Zoé elle-même se méprend sur la nature exacte de sa relation avec Sara.

- Parce que j’trouve ça important l’travail qu’on fait ensemble.
- Du basket…
- Tu penses que c’est ça qu’on fait ?
- Quoi ?
- Du basket.
- On fait y’ien qu’ça.
- Tu penses que j’t’emmène ici juste
pour que tu pratiques tes lancers ?
- …
- C’est ça qu’tu penses ?
- …
- Qu’est-ce que tu penses qu’on travaille
quand on vient ici ?
- J’sais-tu.

C’est le basket qui motive Zoé, et c’est à juste titre que la progression de Zoé, tout au long de la pièce, s’observe à travers des tirs au panier. Cela étant dit, le sport en lui-même n’est vecteur de développement personnel que lorsqu’il s’exerce dans des conditions propices à cet effet. À ce titre, les entraineurs et autres éducateurs ont une responsabilité essentielle, responsabilité que Sara assume admirablement.

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