Utopie [u‑to-pie] s. f. : chose qui ne se rencontre en aucun endroit, du grec οὐ (non) et τόπος (lieu). Au sens littéral, un non-lieu ; au sens figuré, une chimère.
Jamais définition n’aura été plus éloignée de la vérité. Les utopies n’ont jamais été des vues de l’esprit ou des constructions chimériques. Au contraire. Puissant et original véhicule de la critique sociale et politique, celles imaginées par Voltaire, Thomas More, Lewis Caroll et tant d’autres, sont toujours nées du réel. Et aujourd’hui, de nouvelles utopies prennent racine dans la cité et se donnent un toit. À l’aune de nos réflexions entourant le 50e du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, nous sommes partis à la recherche d’espaces insolites et inspirants sur les cinq continents. Tour d’horizon de ces lieux, véritables utopies urbaines, reflets d’un monde en quête de nouvelles sociabilités et solidarités.
La Friche la Belle de Mai
Le lieu aux multiples visages
Ancienne Manufacture des Tabacs de la ville de Marseille, aménagée sur douze hectares dans le quartier de la Belle de Mai au XIXe siècle, ce lieu a d’abord représenté l’une des plus importantes industries de la sorte en France. Située près de la gare ferroviaire, elle connaitra de nombreux aménagements jusque dans les années 1960, moment où l’usine, appartenant à SEITA, se spécialisera dans la confection de Gitanes et de Gauloises, suivant une stratégie industrielle commandée par la capitale. Cet évènement inaugure le déclin de la production. Comme le tabac blond est de moins en moins populaire, l’usine réduit ses effectifs année après année jusqu’en 1990, date à laquelle elle ferme définitivement. Les bâtiments restent inoccupés jusqu’en 1992, jusqu’au jour où l’association STF (Système Friche Théâtre) décide de réinvestir les locaux. L’idée est d’en faire une véritable friche culturelle, à la fois libre, souple et ouverte. Ce mandat restera ancré dans l’ADN du lieu jusqu’à aujourd’hui. Grâce aux politiques de la ville (qui acquiert les lieux en 1995), au plan de réaménagement du territoire et au projet Marseille, capitale européenne de la culture en 2013, la Friche ne cessera d’évoluer et d’être réaménagée, accueillant davantage de visiteurs année après année. Aujourd’hui, la Friche est devenue un lieu insolite et éclectique, maison-mère d’une constellation de projets artistiques et citoyens, tels un espace de résidence, cinq salles de spectacle, cinq espaces d’expositions, un lieu de formation (l’IMMS, Institut Méditerranéen des Métiers du Spectacle), un skatepark, une crèche, un toit-terrasse ou encore des jardins partagés.
Le Bâtiment 7
Le rêve devenu réalité
Ancien bâtiment industriel patrimonial, l’infrastructure est construite par le CN entre les années 1920 et 1940 dans le quartier de Pointe-Saint-Charles à Montréal. Après une lutte citoyenne victorieuse pour empêcher la construction d’un centre de foire ou d’un casino, les terrains de l’ancienne usine sont vendus en 2005 à Vincent Chiara, propriétaire du groupe Mach, entreprise immobilière. Entre 2009 et 2011 se forme alors le Collectif 7 à Nous qui négociera avec le groupe Mach jusqu’en 2017, année de signature de la cession officielle du bâtiment. Depuis, le réaménagement des locaux est en marche. L’inauguration du lieu s’est déroulée le 7 mai dernier.
Le but du projet est de créer un lieu de rassemblement alternatif accessible et bouillonnant d’initiatives. La mission est bien de construire un pôle de services et d’activités artistiques, politiques et sociales, suivant les besoins de la population locale et étant géré selon des principes démocratiques. Notons quelques initiatives en cours de réalisation : une épicerie de quartier, une brasserie, une école d’art, des ateliers d’artistes, une maison de naissance, une entreprise de production, transformation et mise en marché suivant une gestion consciente de l’environnement, des logements sociaux, et tant d’autres.
Auroville
Ville expérimentale
Créée en 1968 par Mirra Alfassa, plus connue sous le nom de la Mère, compagne spirituelle du philosophe indien Sri Aurobindo, Auroville est une ville expérimentale située dans la région du Tamil Nadu en Inde. Encore en développement, cette ville dont la construction est soutenue par l’UNESCO, a pour vocation d’être « le lieu d’une vie communautaire universelle, où hommes et femmes apprendraient à vivre en paix, dans une parfaite harmonie, au-delà de toutes croyances, opinions politiques et nationalités. » (propos de Mirra Alfassa) Désert à l’origine, le lieu est maintenant parfaitement viable. Au centre d’Auroville se trouve le Matrimandir — « la Maison de la Mère » -, considéré par sa créatrice comme l’âme du lieu. Le projet final prévoit quatre zones (internationale, culturelle, industrielle et résidentielle) aménagées autour du Matrimandir et réparties sur 25 km² (actuellement 10 km² sont réalisés). Conçue par l’architecte français Roger Anger, la ville devrait avoir la forme d’une galaxie spirale une fois sa construction achevée et devrait être capable d’accueillir 50 000 habitants.
Parmi les projets déjà réalisés ou en cours de réalisation, nous soulignons la Maison de l’Inde, bâtiment comportant une bibliothèque, des cinémas et des amphithéâtres, ou encore le Laboratoire des langues, lieu commun d’échanges pour l’étude et l’apprentissage des langues. Aussi, la ville propose de très nombreuses activités telles que des cours de yoga, de méditation, de théâtre, de danse, des concerts ou encore des pratiques de conservation de la flore et de la faune locale.
La Fabrica de Arte
Le noyau vibrant de la capitale cubaine
Construit au début du siècle dernier, le bâtiment de l’actuelle FAC (Fabrica de Arte Cubano) a abrité successivement l’ancienne Compagnie d’électricité de La Havane, la fabrique d’huile El Cocinero ainsi qu’un entrepôt de pêche. En 2014, après que l’entreprise de pêche ait fait faillite, X Alfonso, un des piliers de la musique afro-cubaine, décide de réinvestir le lieu avec comme idée en tête : faire de cette friche industrielle un espace de rassemblement, de rencontres artistiques et d’expression libre. L’espace, classé « projet communautaire » par la ville, tente alors de s’imposer comme un centre culturel à part entière. Il s’agit d’accueillir à la fois des expositions de mode, d’art plastique, de photographie, de vidéo, de théâtre, de littérature, de danse, de cinéma ou encore d’architecture, tout en favorisant le développement d’activités diverses dans la capitale : festivals de musique, cours de théâtre et de cuisine ou encore conférences y sont proposés. En outre, un bar-restaurant permet d’apprécier les expositions et les évènements, cocktail à la main.
La Fabrique Culturelle des Anciens Abattoirs
L’utopie mise en péril
Ancien abattoir construit en 1912 à Casablanca (Maroc), les lieux, laissés en friche depuis la fermeture de l’usine en 2002, sont réinvestis en 2009 pour créer une fabrique culturelle, endroit hybride dédié à la création artistique urbaine. On y trouve alors du street art, de la musique, de la photographie, du théâtre, de la danse et du cirque. Plusieurs collectifs d’artistes s’y réunissent, partageant les mêmes valeurs : il s’agit de promouvoir l’art en tant que facteur de citoyenneté, de démocratiser la culture et de faire du lieu un espace de partage ouvert à tous. Festivals, spectacles, ateliers et expositions y sont alors organisés : les résidents réussissent à attirer des centaines d’artistes et plus de 400 000 visiteurs entre 2009 et 2016. La fabrique culturelle est aussi fréquentée chaque jour en dehors des évènements, surtout par les skateurs qui viennent profiter des grands espaces ouverts à tous dont la ville manque. Le lieu devient rapidement un pôle de jeunesse à Casablanca, le succès est stupéfiant. Pourtant, le rêve n’aura duré que sept ans. En juillet 2016, l’association Casamémoire cède sa place de gestionnaire des lieux à la mairie de la ville qui en devient responsable. Depuis, toutes les activités sont interrompues et les artistes sont contraints de quitter le bâtiment. Aujourd’hui, seule la compagnie du Théâtre Nomade a réussi à rester in situ. Nous parlons donc d’une situation critique pour un espace qui, un temps, aura cristallisé les désirs de jeunes artistes émergents de la plus grande ville marocaine.
Les utopies urbaines apparaissent ainsi comme des objets fragiles qui nécessitent une attention et une lutte constante.