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Walid Photographe

Dans le cadre de son 50e anniversaire (et grâce au soutien du projet DémART-Montréal), le CTD’A accueille en résidence Papy Maurice Mbwiti, comédien, auteur, metteur en scène et directeur artistique d’origine congolaise. Il y est accompagné par notre directeur artistique Sylvain Bélanger et un conseiller dramaturgique pour l’écriture de son projet en élaboration, Les histoires de partir. Faisant partie du comité éditorial de ce numéro, Papy nous livre un texte inédit sur l’un des thèmes au coeur de son projet et de sa démarche : la mobilité des êtres humains sur la planète.

Il est de nature de l’homme d’être mobile, c’est ainsi qu’il s’accomplit en tant qu’être. Bouger, c’est aller à la rencontre de l’autre, la conquête de l’inconnu et la découverte des univers pluriels qui enrichissent, bousculent, innovent et font progresser toute la société.

La mobilité est avant tout un droit naturel ; si je devais lancer un cri strident, je monterais sur le toit de la plus haute chapelle de Montréal sans hésiter, je crierais : « Sortons, bougeons, soyons plus mobiles, comme des électrons, car de nos frottements se créent de la lumière, de la vitesse et de la vie. »

Malheureusement, ce qui devait être un droit pour tous est passé à celui d’objet de réglementation politique avec les notions des territoires et des nations vers un véritable privilège social pour les uns et enfin à celui d’instrument d’oppression et de rejet pour les autres.

« L’enfer c’est l’autre » disait Sartre. Il ne croyait pas si bien dire, l’autre d’aujourd’hui, c’est l’étranger.

Dans ma culture, on l’appelle Mopaya, le visiteur, le mot « étranger » n’existe pas chez moi, personne ne peut être étranger s’il a deux yeux, deux mains et deux pieds. Seuls les esprits maléfiques rencontrés la nuit peuvent l’être, encore faudrait-il qu’ils aient une raison valable expliquant leur retour dans le monde des vivants.

Mais tout celui qui vient d’ailleurs est d’abord considéré comme un frère venu de loin ; il est une source de bénédiction et de richesse. Solidarité naïve, me diras-tu, mais elle a ses vertus cette philosophie, elle associe charité, intégration et sécurité. Car non seulement il devra être présenté à tous, mais connu par tout le village. Ainsi, il est identifié, intégré et sécurisé. S’il décide de rester chez nous, pour une raison ou une autre, tel en cas de mariage, il devient le Muana mboka, « fils du pays », on lui confiera en outre un de nombreux noms significatifs de chez nous. Mon grand-père disait : « Le visiteur n’emporte pas avec lui la case tout entière, sinon les bons souvenirs de celle-ci. »

Et que veut dire alors, bouger aujourd’hui

Bouger demande peu et beaucoup à la fois ; la mobilité est fondamentalement liée à la notion de liberté. Liberté de mouvement, mais aussi liberté de choisir son emplacement ou sa destination. Bouger est malheureusement un luxe réservé à une certaine catégorie sociale. Il est même un privilège éminemment politique lorsqu’il s’agit du Nord ou du Sud.

Ne bouge pas celui qui veut, outre la question économique qui peut rapidement se résoudre dans une société occidentale par une planification établie avec un choix de sa destination sur un point du globe depuis son ordi à la maison, il n’en demeure pas moins un vrai casse-tête pour les autres.

De réelles questions existentielles surgissent, allant jusqu’à replonger l’humanité dans les pages les plus sombres de son histoire, je repense ici à des milliers de vies qui échouent chaque jour en Méditerranée dans des barques de fortune, faisant de cette mer le plus grand cimetière à ciel ouvert que l’humanité ait jamais connu. Le monde se rappelle encore avec émoi l’image macabre du petit Aylan couché sur les larges de ces eaux, et bien sûr de la vague d’indignation générale qu’avait suscitée la diffusion des images de l’esclavagisme des migrants en Lybie.

La mobilité nous renvoie alors vers une utopie, l’utopie de l’espace, celle qui fait penser que l’herbe est plus verte ailleurs. Puis s’enchainent d’autres utopies, celles du temps et du corps… Corps, mémoire de tout mouvement, musée ambulant de toute notre histoire.

Décidément, la question de la mobilité est une des grandes crises politiques et humanitaires de notre époque.

Un des aspects politiques de cette question dont la plupart des habitants du Nord ne se rendent compte, c’est celui de la possession du BON passeport.

Ah oui, il y en a de ceux-là qui pèsent des tonnes ; le passeport capable de t’ouvrir en toute gratuité les portes de plus de 170 pays de la planète, t’épargnant ainsi les tracas légendaires des demandes de visas ou des longues heures de contrôle au peigne fin dans les aéroports ; celui qui vient du mauvais côté du globe… Combien de fois ai-je vu des gens passer la nuit devant les ambassades occidentales en Afrique spécialement — pour ne pas dire à Kinshasa d’où je viens — pour espérer l’obtention d’un visa dont souvent l’issue est quasi hypothétique.

Même pour une demande d’un petit séjour d’une seule semaine, le traitement reste aussi dégradant que traumatisant : de multiples paperasses à rassembler, des attitudes et des regards de condescendance à subir, des cautions en argent à déposer à l’ambassade, cautions qui peuvent aller jusqu’à des milliers de dollars, avec le risque d’être confisquées par l’autorité en cas de non-retour au jour prévu sur les billets. Il faut ensuite appliquer la fameuse clause infantilisante qui exige de se présenter obligatoirement à l’ambassade lors de son retour au pays pour signaler sa présence. Une manière de faire allégeance au maitre-sauveur qui vous a permis de visiter sa gracieuse terre.

Bouge pas qui veut…

La mobilité — un droit pour tous — est malheureusement devenue un droit à sens unique et se présente désormais sous deux types : une mobilité libre et choisie et une mobilité restreinte et imposée. La première — celle des favorisés, celle que j’appelle mobilité libre et choisie — est pour ceux considérés comme des expatriés, ceux qui ont décidé de leur propre gré, avec leur bon passeport, de s’extraire de leur patrie vers une autre, car l’on considère qu’ils apportent un plus, en termes de je ne sais quoi exactement. La seconde, la mobilité restreinte et imposée, est celle des immigrés, ceux-là dont les passeports demeurent assez problématiques, incapables d’ouvrir même une seule porte du pays d’en face. Ceux-là qui sont à la recherche de la vie, du minimum de bien-être. Ceux et celles qui viennent sans repères géographiques, ni petit guide de meilleurs cuistots et restos de la ville. À ceux-là, il incombe une mobilité de survie et parfois celle du déracinement.

Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase : « Nous n’allons pas nous taper toute la misère du monde. » « Lol, really, are you serious ? » Alors, arrêtez de vous taper toutes les richesses de la terre, bon Dieu !

La misère du monde, c’est ainsi qu’ils sont nommés, ceux-là qui sont prêts à tout pour scolariser leurs filles et fils parce que leurs terres et villages ont été injustement occupés par ces jolis expatriés qui en exploitent l’or, le diamant, le cuivre, le coltan, le pétrole, l’eau, le bois, au détriment des populations locales. Ceux à qui on a confisqué le rêve d’un pays plus beau qu’avant, d’un choix véritablement démocratique, d’une liberté d’expression, d’une paix durable, d’un sourire apaisé ou d’une rencontre humaine avec l’autre.

L’autre qui viendrait de n’importe quel coin du monde, car en réalité l’autre est une richesse de coeur, pas seulement une bouche de plus à nourrir, mais deux mains de plus pour travailler et une nouvelle tête pour penser ensemble la société. Passant la plupart de nos temps sous la terre, dans le métro, rappelons-nous qu’au-dessus de nos têtes, il y a une ville tout immaculée, qu’il va falloir bouger. Il va falloir la tacheter, l’embellir, la remplir et la marquer de nos sons, de nos envies, de nos mouvements, de nos mobilités de corps et d’esprits.

Je parle des mobilités cognitives, celles qui permettent la circulation et la confrontation des idées et des intelligences créatives et inventives d’un monde nouveau, sans jugement basé sur la texture de cheveux, la couleur de peau ou la musicalité d’accents.

Le va-et-vient nécessaire qui nous permet parfois de mieux apprécier le nous singulier et collectif à la fois ainsi que le ici connu au là-bas craint.

Il va nous falloir bouger pour remplir notre distance entre l’inconnu et le connu, aller de la peur à la connaissance, de l’ignorance vers la tolérance.

Aussi heureux sommes-nous de bouger en shorts en été pour une belle balade qui peut partir de la terrasse d’en face à la Gaspésie ou, plus encore, de son jardin vers les sables de la Floride. Il est bon de retenir que de même que l’immobilisme est source de maladie pour un corps, il est sclérotique pour une société.

Le droit à la mobilité est une magnifique invitation vers l’heureux accident de la rencontre et la découverte des nouveaux espaces géographiques, culturels et humains. Fabriquons alors pour cela ensemble de la « mobilité utile ».

En lien avec le spectacle Les histoires de partir
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