« Confondons les sceptiques, montrons aux amis et aux ennemis de la poésie qu’elle peut se faire entendre, et aimer sous des formes nouvelles et dans un langage qui nous parle ! » Pour sa première année de résidence à la salle Jean-Claude-Germain, la metteure en scène Alix Dufresne s’est donné le mandat de s’attaquer à la poésie de la génération Y. Le genre poétique en général et la poésie contemporaine en particulier souffrent d’un cruel manque de visibilité. Pour pallier cette carence, le poète et dramaturge Dany Boudreault dresse ici un état des lieux passionnant.
je me tais
de moins
en moins
j’ai plus soif
j’existe assez
trop vieille
trop jeune (1)
Quand Laurie Bédard dit « je », on croirait qu’elle parle au nom d’une horde de « je », affables de dire, jeunes et vieux à la fois. Je tords ici le sens de ce poème pour parler de cette génération de poètes qui prolifère et prend d’assaut la scène.
Lourde mission que de témoigner du dynamisme d’un milieu en le réduisant au concept de « génération ». Nuits frauduleuses, présentées à la salle Jean-Claude-Germain, regroupe autant de fenêtres, de mondes poétiques que d’individus.
Quelques faits saillants nous éclairent toutefois sans pour autant offrir de certitude. Samuel Mercier, dans son recueil Les années de guerre, évoque que :
deux tours tombent
et nous savons ce qu’il nous reste à faire
(…)
malgré la mort et les petits vieux
il faudra oublier
jusqu’à la portée des nombres (2)
Les mêmes images ont martelé l’imaginaire et témoignent d’une conscience tragique de l’Histoire chez de nombreux poètes. Dans cette optique, oui, génération il y a. Les évènements nous « génèrent » autrement. Benoit Jutras, qui n’en est plus à ses débuts, écrit :
Demain encore, je serai une idée sainte, perdue entre les mondes. (3)
L’image se fracture chez Jutras, fissure le réel, entre dans les arcanes du sacré. Les vers fusent, résonnent avec l’écho d’un psaume. Son « je » est multiple et parle de quelque chose qui a débuté bien avant lui.
La poésie ne se fait pas d’illusions sur le futur, mais elle ne s’apitoie pas non plus. Un réalisme cru la caractérise même chez certains. On remarque le retour en force d’une oralité brute, une langue « poquée » de la rue, incisive et poreuse, empruntant à l’anglais pour faire pétarader le verbe, le rendre plus percussif. On pense notamment au vibrant recueil Shenley d’Alexandre Dostie :
c’est moi le p’tit raide / le p’tit maigre / l’narfé / l’énarvé / celui-là même / venu au monde / les poings devant pis / l’cordon ombilical / ent’les dents (4)
Certains détracteurs pourraient dire que notre époque est sans lyrisme, et n’exalte que le réel. Alors une question fondamentale se (re)pose : quel est le rôle de la poésie ? Célébrer la Beauté ou la Vérité ? Quand on lit Marjolaine Beauchamp, on ne peut s’empêcher de constater que la réponse est à mi-chemin, tant la Beauté réside aussi dans la laideur, si brillamment nommée. Ce rythme haletant, qui restitue parfois la rime, s’approche presque du chant.
Au risque d’écorcher mes jours
Au risque d’être femme à la mer
Je le consens, c’est sale l’amour
Mais c’est quand même ben chaud l’hiver(5)
On semble apprécier de plus en plus entendre et « voir » les poètes qui ont cette faculté de lire leurs propres textes avec authenticité, déjouant ainsi la fausse idée selon laquelle les « acteurs et actrices » le feraient mieux qu’eux. De plus en plus, on préconise une esthétique de la performance qui ne consiste pas à « réussir une lecture », mais créer un contact avec un public qui ne désire plus seulement écouter le texte, mais participer à l’expérience du poète qui dit son propre texte.
Au fur et à mesure qu’ils se fréquentent, les milieux de la poésie et du théâtre tendent à réfléchir autrement la vérité d’une parole poétique sur scène, libérée de la tyrannie du découpage sujet-verbe-complément. Le « genre » poétique brouille ses contours et se mêle à d’autres « genres », se modulant au gré des pratiques. Ainsi, Daniel Leblanc-Poirier, familier des lectures publiques, également musicien et chanteur, allie musique folk et poésie. Quant à Marc-Antoine K. Phaneuf, membre du collectif les QQistes, il affirme dans son inclinaison pour les listes de tous ordres son allégeance à la performance et à l’art contemporain.
L’étalage
Un vrai rrrrrrrrrrrrégal, Tony le tigre, Le Cap’n Crunch fou braque, Sam le toucan psychédélique, le lutin des Lucky Charms, le lapin des Trix aussi sur les t‑shirts de NOFX, le gars zen acteur rétro des annonces de Müslix, etc.
L’énumération calculée engendre une friction hasardeuse, à l’instar de notre pensée libre qui se déploierait en direct.
La page explose et la poésie ne se contente plus de la marge à laquelle elle était reléguée, tantôt malgré elle, tantôt par choix. Elle prend littéralement la scène au collet. « La poésie est très peu lue, si on veut la faire découvrir, il faut la faire sortir du livre », commente l’auteure et organisatrice du OFF Festival de poésie de Trois-Rivières, Érika Soucy, qui donne le crédit de cette réflexion à l’auteur Mathieu Arsenault.
En dépit de la quasi-invisibilité de la poésie dans les médias de masse, le livre conserve une certaine autorité ; le dynamisme des plus jeunes maisons d’édition (L’écrou, La Peuplade, Le Quartanier, etc.) en témoigne. En dehors du livre, la poésie se répand sur toutes les tribunes : blogues, YouTube, Facebook, GIF, Hashtag, Instagram, etc. On a vu poindre une nouvelle faune sur le blogue www.poemesale. Internet devient ce territoire propice à l’éclosion de nouvelles façons d’appréhender le réel. Le quatrième de couverture du livre Nathalie de Steve Savage au Quartanier le démontre :
Grâce à Google, j’ai ainsi compilé des pages et des pages de résultats de recherches. Or Google […) trace un sillon narratif mythologique. C’est dire qu’il nous raconte des histoires. Toutes les histoires. Nathalie, ma Bovary, c’est moi. Mais c’est toi aussi. Nathalie, c’est ce qui arrive quand un nom propre est un nom commun.
Les réseaux sociaux font office, eux aussi, de « scène ». On pense par exemple au mouvement New Narrative ou Alt Lit (Alternative Litterature) aux États-Unis, appelé ici « Récits de vie. » À cet égard, Daphné B., qui se réclame de cette vague, affirme ceci :
Le récit de soi (…] est vivant, inconsistant, ambigu et liquide. Et c’est en ça qu’il est peut-être la forme littéraire qui arrivera mieux que n’importe quelle autre forme à rendre compte du réel au 21e siècle. Dans ce qu’il a de troué, de complexe, de chaotique et de séduisant.(6)
Est-ce que votre dernier statut Facebook soigné est un poème ? Pour celles et ceux qui le sculptent, en aiguisent la métaphore, la versifient, en accentuent la chute, oui : le statut peut obéir à une discipline poétique. Il se taille une place dans un chaos d’algorithmes qui le fait coexister entre un article de David Suzuki et une vidéo de chat. Dans cette perspective, qu’est-ce qui « fait » poésie ? L’intention suffirait-elle à « faire poésie » ? La forme courte du genre épouse bien une génération de l’image rompue à l’immédiateté : pourquoi ne pas lire quelques vers en cliquant sur cet hyperlien sans compromettre ces huit autres fenêtres ouvertes sur notre bureau ? Est-ce que la qualité de la distillation poétique serait alors en péril ? La poésie doit-elle s’ajuster, ou au contraire ne doit-on pas capter ce qu’Internet a à offrir comme nouvelle source à l’imaginaire ?
Peut-être que la poésie s’exprime davantage qu’elle ne se lit. Pour sûr, elle se chante, se dit, s’écoute et s’entend. Et ils sont aussi légion à se consacrer au quotidien à l’intimité pure de la page. Il n’y a pas de mauvaise façon de « faire poésie ». La diversité du vers est évidente, et mérite un éblouissement. Il existe des horizons neufs tels que ceux, sulfureux et inspirés, de Bleuets et haricots de Natasha Kanapé Fontaine, Innue de Pessamit, ou encore ceux de Rodney Saint-Éloi avec Jacques Roche, je t’écris cette lettre, cet ami de Port-au-Prince disparu. Ce « je » prétendument désespéré que l’on taxe souvent de cynisme est piaffant, éclaté, et il brule de dire et de se dire.
Il serait triste de s’objecter contre une telle profusion. Après tout, notre civilisation du langage ne repose-t-elle pas sur la métaphore, essentielle et ramifiée à l’infini ? Dernièrement, Benoit Jutras a brillamment énoncé cette notion de nécessité dans Le Devoir. Il répondait aux vers de mauvaise foi que Couillard a écrits pour le départ de Sylvain Gaudreault de l’Assemblée nationale :
Elle [la poésie] n’a rien à « communiquer », n’a pas d’intentions politiques, idéologiques, elle ne sert à rien, car elle n’est le serf de personne, et c’est pour cette raison qu’elle est nécessaire.(7)
(1) poemesale.com
(2) MERCIER, Samuel. Les années de guerre, L’Hexagone. 64 p.
(3) JUTRAS, Benoit. Outrenuit. Les Herbes Rouges. 130 p.
(4) DOSTIE, Alexandre. Shenley. L’Écrou. 2014, 93 p.
(5) BEAUCHAMP, Marjolaine. Aux plexus. L’Écrou, 2010.
(6) fillesmissiles.com
(7) Les vers du premier ministre, Benoit Jutras, Le Devoir, 8 octobre 2016.