Elles se connaissent mais ne savent pas trop qui je suis. Elles sont de la Côte-Nord ; pas moi. À un moment — lapsus — , je dis « de la Côte d’Or » ; elles rient. Elles communiquent depuis la même plaque tectonique, ressentent pareillement l’aridité des paysages de la Côte-Nord et la beauté du fleuve. Elles forment un duo depuis La liste et Le carrousel. L’auteure et l’actrice. Jennifer Tremblay et Sylvie Drapeau. Et me voici, moi, lectrice et spectatrice, assise face à elles dans le bureau de Sylvain Bélanger, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Nous formons maintenant un trio. Les trois côtés du triangle : le texte, la scène, la salle. Par chance, nous ne pourrons jamais être un triumvirat ou la Trinité. Nous sommes d’un autre sexe. Trois femmes, trois âges, autour d’une trilogie. Nous parlons d’ELLE. Et d’elles.
Se lever trop vite fait perdre du temps
Avril est pluvieux. Les répétitions de La délivrance viennent de commencer. L’actrice est ravie de faire un travail « de table » toute la semaine, sans « être debout », à chercher le personnage tout de suite. Prendre le temps de pister un sens et un ton avant de se mettre en piste. Se lever trop vite fait perdre du temps. Il faut regarder le paysage qu’offre le texte, échanger avec son vis-à-vis, Patrice Dubois, le metteur en scène, se questionner, arrêter une lecture. Ensuite, debout, le corps trouve son empreinte, son pas, son chemin.
ELLE n’a pas de nom
Il y a l’arrière-grand-mère Constance, la grand-mère Marie et Florence, la mère ; il y a Charles, le père, et Rémy, le beau-père despote. ELLE, la narratrice, le personnage central, n’a pas de nom. Évidemment personne ne la nomme, puisque c’est elle qui parle. Et puis pourquoi inventer un nom qui la confinerait à un destin unique : une Manon ou une Capucine de fiction ne peuvent pas vivre la même vie sur scène. Or, la narratrice de la trilogie est multiple et dévoile, d’une pièce à l’autre, de nouvelles facettes d’elle-même. Tantôt Manon, tantôt Capucine, peut-être aussi Huguette ou Louise, c’est toujours ELLE qui vit et se remémore des épisodes et des moments différents de son histoire. Alors, pas de nom, pas de didascalies, pas de ponctuation autre que le point à la fin des phrases : l’actrice et le metteur en scène donneront au personnage son empreinte, son pas, son chemin.
Nous sommes trois et le dictaphone qui doit enregistrer cet échange s’arrête, le traitre, sans que je m’en aperçoive. Voici donc qu’il n’y aura plus d’entrevue formelle, plutôt un texte fragmenté à trois voix mêlées, aux sous-titres qui résonnent comme des phrases rescapées de la mémoire. Un imprévu ! Un hasard !
Mais les hasards existent-ils vraiment ?
Un jour, à l’encan du TNM, Jennifer Tremblay achète une grande photo de La Locandiera qu’elle fait encadrer. À partir de ce jour, Sylvie Drapeau fait partie de son quotidien. La voix de l’actrice scande, dans la solitude de l’écriture, les mots que trace l’auteure de La liste. Celle-ci aimerait bien voir celle-là interpréter son texte sur la scène du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Cela reste le vœu d’une nouvelle dramaturge. Si elle a déjà écrit et publié un recueil de poésie, un roman, des albums pour la jeunesse, cette pièce constitue sa première incursion au théâtre. Aussi, quand Marie-Thérèse Fortin lui annonce son intention de mettre la pièce en scène, ajoutant qu’elle a déjà pensé à une comédienne, l’auteure retient son souffle. Par chance ou par hasard, elles partagent le même point de vue. Mais les hasards existent-ils vraiment ? La metteure en scène n’a‑t-elle pas tout simplement perçu les intonations de l’une dans les phrases de l’autre ? Sylvie a donc joué La liste et Jennifer a écrit les deux autres pièces en pensant à elle, en l’imaginant dire et jouer ses textes. « Si la vie nous aime, disait Sylvie, ce sera ainsi. » La vie les aime.
Est-ce qu’ELLE aime ses enfants ?
À la fin des représentations, au cours de la tournée de La liste, des spectateurs demandaient s’il y avait une suite à la pièce, car le personnage semblait avoir encore des choses à raconter. Plusieurs interrogeaient les liens de la narratrice à ses enfants. Cette femme enfermée dans les impératifs ménagers — « Chacun de mes gestes devait avoir un but. Mais aucun n’était utile. » — et obsédée par la mort de sa voisine — « Sur ma liste des tâches urgentes. J’ai écrit en haut de la page. Ressusciter Caroline. », cette femme aimait-elle ses enfants ?
Il fallait répondre à cette question. Et cette réponse, c’est Le carrousel qui la donne, cette lettre d’amour d’ELLE à ses fils. « Mes fils. Ma joie. […] Seule joie sans commencement ni fin. » Dans cette seconde pièce, ELLE roule sur la route 138 vers sa mère mourante, Florence. Au cours du voyage, ELLE interpelle Marie, sa grand-mère décédée, la questionne sur sa propre enfance et sur celle de sa mère. Non, tout n’avait pas été dit dans le premier volet. ELLE avait autre chose à révéler à ses fils, à son frère, à nous.
La tête, le cœur, le ventre
Le premier volet de la trilogie, c’est la tête. Le second, le cœur. Le troisième, La délivrance, s’imposait : le ventre. Le ventre des femmes. Celui de la mère, Florence, à laquelle un père despote a ravi son fils. Celui de toutes les mères dont le ventre donne naissance aux enfants, mais peut aussi devenir leur tombeau.
Caroline, la voisine de La liste, celle qui « aime la facilité d’aimer les enfants », décède d’une hémorragie à la suite de l’erreur d’un vieux médecin lors de son cinquième accouchement. Florence, la mère au chevet de qui ELLE se trouve dans Le carrousel et La délivrance — les deux pièces se chevauchent — agonise. Elle était déjà symboliquement morte, une première fois, quand on lui a ôté l’utérus, après qu’elle eut beaucoup saigné — sang stérile. « Je suis vide comme un sac neuf. » Télescopage autour de l’infertilité, de la mort, de la séparation d’avec son fils.
De quelle lignée es-tu ?
ELLE est issue d’une lignée de femmes, de celles qui appartiennent à l’espace clos de la maison, qui gèrent l’intérieur, qui font des listes. De celles qui, devenues mères, protègent et couvent les enfants, les cajolent et les chatouillent. Adultes, elles restent tout de même « de petites filles effrayées » dans leur tête, leur cœur, leur ventre.
La lignée des hommes est celle de la ligne dure, car ils sont parfois menaçants. Florence sera envoyée par sa mère Marie derrière les grilles d’un pensionnat pour échapper à Émilien, son père. Le choix de Marie. Le moindre mal. Ou celle de la ligne brisée, celle de ceux qui s’éloignent. Au monde clos de la maisonnée, les hommes préfèrent le vaste champ, les trains, les bateaux. Ils sont souvent absents. ELLE, déjà dans La liste, attend son mari qui part, mais revient, comme elle a attendu son père qui, lui, a disparu de sa vie.
La délivrance repose sur une scène qui a obsédé son auteure et dans laquelle la protagoniste s’adresse à Jésus, Fils de Dieu, Fils de l’homme, si peu de Marie, et qui pour cette raison ne lui a été d’aucune aide. Cette diatribe contre Dieu lui-même la délivre, adulte, de sa crainte d’adolescente éprouvée devant Rémy, le beau-père dur et despote. Cette colère lui donne la force de répondre au désir de sa mère mourante qui réclame le fils qu’elle a mis au monde, soigné, veillé, nourri, amusé. Et perdu, car comme Dieu, ou Jupiter, Rémy a voulu son fils pour lui seul : « Tu es né de ma cuisse je t’ai nourri jour et nuit pendant que ta mère dormait. » Cette scène fondatrice permet à ELLE de poser à son frère la seule question qui s’impose, nécessaire : « De quelle lignée es-tu pour détourner ton regard de ta mère ? »
Alors, je pose la question qui, de nos jours encore et autant que dans ma jeunesse, agace, inquiète, dérange. J’ai laissé glisser le silence tranquille qui a suivi. Sylvie regardait, par la fenêtre du bureau, la pluie tomber longuement sur la rue Saint-Denis. Jennifer regardait Sylvie. Sylvie a détourné la tête.
Sans doute ces pièces sont-elles féministes… Pas tellement parce qu’elles portent une revendication, mais parce qu’elles disent le féminin. Elles racontent la vérité. La nôtre. Celle des femmes. Et la vérité est peut-être choquante. Elles relatent l’histoire d’une vie, celle d’une femme qui essaie de comprendre, de se comprendre, qui se révolte et qui désire sortir des ornières. La trilogie donne la parole à une femme de cette lignée qui fut pendant des siècles si discrète, presque muette, et qui peut enfin dévoiler une autre version de l’histoire. Quand ELLE se libère du secret de son adolescence, elle affranchit son frère du mensonge dans lequel son père, Rémy, l’a tenu. La vérité et la connaissance ouvrent la voie à la délivrance, celle des femmes, des hommes aussi. « Sois cet homme qui sort de l’emprise de son père et qui va dire adieu à sa mère. »
Ces hommes que les femmes espèrent connaitre
Même inquiétants, des hommes de sa lignée l’ont fait évoluer. Un jour, Émilien a assis sa petite-fille sur un cheval fougueux, sans selle, sans bride, et d’une claque sur la croupe, l’a lancé au galop ; ELLE, accrochée à la crinière, a expérimenté la peur et l’excitation de la liberté et du risque. Une autre fois, dans un piano-bar vide d’après-midi, Charles, son père si peu fiable, et ses frères chantent pour elle toute seule sa chanson préférée : ELLE échappe aux paysages arides, chante avec eux, devient le centre du monde.
ELLE, fille de Florence, petite-fille de Marie, a des fils. Pas de fille. Est-ce là le signe d’une rupture dans la sempiternelle répétition des mêmes deuils, des mêmes violences ? Personnage pivot, ELLE est issue d’une tradition, mais animée d’un désir de bousculer l’ordre des choses. Pour que plus rien ne soit pareil, ELLE abat son alter ego, l’arbre solitaire qui se dresse au bout du champ, seul dans la rudesse du climat. C’est le prix à payer pour partir, changer de route et pouvoir dire à ses fils : « Mes fils. Soyez ces hommes que les femmes espèrent connaitre. »
Je m’emballe. Lire, entendre, analyser des textes me fait toujours cet effet. Je m’arrête sur la forme du discours de cette trilogie où une femme parle seule sur scène. Pourtant, à mesure que le « récit théâtral » se développe, le monologue se transforme, épouse l’évolution du personnage. Évidemment, au théâtre, le monologue est toujours plus ou moins artificiel, toujours dialogique, ne serait-ce que par la présence du public.
Dans La liste, bien qu’elle s’adresse aux spectateurs, ELLE s’enferme dans un soliloque qui convient bien aux obsessions qui l’habitent : sentiment de culpabilité et délire de performance ménagère. Comme le manège qui tourne autour de son axe, Le carrousel revient sans cesse sur les mêmes souvenirs à travers un dialogue qu’ELLE établit avec sa grand-mère morte : c’est plus qu’un soliloque, mais l’échange reste intériorisé. Dans La délivrance, qui porte si bien son titre, ELLE parle au téléphone avec son frère. Cette fois, la présence de l’autre est affirmée et essentielle à la progression du récit.
L’auteure et l’actrice approuvent. ELLE sort d’elle-même dans un élan vers le dialogue. ELLE part, prend le large. Ou la route qui longe le fleuve, la seule route pour partir de la Côte-Nord, pour y revenir, bordée d’épinettes, parfois dangereuse. Comme ELLE, l’actrice et l’auteure l’ont si souvent empruntée qu’elles en connaissent tous les secrets, tous les paysages. « On est la route 138 ! » Laquelle a dit cela ?