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photo Julie Beauchemin

La pièce Dehors raconte la confrontation de deux frères que tout oppose : l’un est un reporter de guerre perpétuellement en déplacement, l’autre est resté au domicile familial pour s’occuper de leur père. Nous avons confié la classe de maitre à son auteur Gilles Poulin-Denis, qui nous raconte ici sa rencontre avec Alexandra Szacka, une grande reporter à Radio-Canada ayant couvert, entre autres, les manifestations étudiantes à Pékin, le régime de Vladimir Poutine en Russie à la fin des années 2000, le printemps arabe en Tunisie avant de devenir correspondante pour l’Europe.

17h20 heure du Pacifique, mon Skype se met à rugir, appel entrant. Je clique sur l’icône du téléphone pour accepter l’appel et je découvre Alexandra Szacka tel que je l’ai toujours connue, c’est-à-dire dans un écran. Cette fois, elle n’est ni en Russie, ni à Paris, ni en Tunisie, elle est chez elle à Montréal.

Alexandra Szacka a plus de 30 ans de métier. Elle a commencé comme journaliste d’affaires publiques à diriger de grands reportages, principalement en Amérique du Sud, mais aussi en Afrique et en Asie, pour des émissions hebdomadaires comme Arrimage et Nord-Sud à Télé-Québec. Toujours en tant que journaliste en affaires publiques, elle est passée à Radio-Canada sur les émissions Enjeux et Zones libres. Depuis dix ans maintenant elle est correspondante à l’étranger pour Radio-Canada. Plus tard, lors de notre discussion elle me dira :

« J’ai fait ma carrière un peu à l’envers parce que normalement les gens commencent aux nouvelles et finissent dans les grandes émissions des grands reportages. Mais, franchement je ne regrette pas. »

Pour un moment je suis pris d’un moment de panique : comment on fait pour interviewer une journaliste avec tant d’expérience quand on n’est pas journaliste ? Moi, j’écris des histoires, j’invente des situations, j’imagine des personnages, je dirige pas des entrevues. C’est aussi relaxant que de faire à souper pour un chef cuisinier.

« Alors tu écris des pièces de théâtre ?
Et qu’est-ce que tu fais à Vancouver ?
C’est la première fois que la pièce sera jouée ? »

Les réflexes de journaliste d’Alexandra prennent le dessus, elle en rit. Voilà, première leçon : entamer la discussion simplement, s’intéresser à ce que font les gens pour les mettre à l’aise. Après avoir parlé un peu de ma pièce, je reprends le contrôle de la discussion et je tente une première question. Je vous épargne la transcription verbatim de ma question qui est truffée d’hésitations et de bouts de phrases laissés en suspens.

Alexandra Szacka — Aux nouvelles t’as deux ou trois heures pour faire un reportage pour un évènement qui vient d’arriver, alors il faut être solide pour faire rapidement une analyse. Dans les émissions hebdomadaires, t’as moins d’impact, t’as deux ou trois mois pour fouiller un sujet, mais t’as moins d’impact. Alors qu’aux nouvelles, tout le monde t’écoute. C’est des trucs plus courts, mais c’est à toi d’avoir assez de profondeur et de connaissances pour quand même sortir des sentiers battus. Même dans un deux minutes et demi tu peux aller en profondeur. Mais, c’est vrai qu’aux nouvelles c’est à la minute près alors ça peut rester plus superficiel, plus en surface. Alors tout compte fait, ça dépend beaucoup des personnalités, moi je suis quelqu’un qui marche bien sur l’adrénaline, s’il faut que je sorte quelque chose, je vais trouver, donc moi le rythme des nouvelles me convient bien. J’aime bien ça.

Gilles Poulin-Denis — Il y a quand même une grande part de storytelling dans le journalisme ?

AS — L’autre jour, l’Unicef a sorti un rapport sur les conditions des enfants réfugiés (1). Les chiffres étaient épouvantables. Et là, on va parler de chiffres, de statistiques toute la journée, mais on n’aura pas un enfant pour nous en parler. Je me suis dit que j’essaierais de trouver une des familles syriennes qu’on a accueillies il y a un an, il y en a peut-être qui ont déjà commencé à parler français. J’ai trouvé une petite fille de 11 ans d’Alep, on est allé l’interviewer. Quand elle dit : « Je m’ennuie de ma maison, on était bien, je peux pas y retourner et je pense aux gens qui sont restés là-bas », ça vaut tous les rapports du monde. C’était tellement touchant. La télévision c’est un médium d’information, mais ça passe par le cœur, par les sentiments, il faut toucher les gens. 

Je pense à ces images partagées mille fois sur Facebook de villes syriennes complètement détruites ou d’un ambulancier syrien qui lance un cri du cœur à la caméra depuis les décombres de la ville.

GPD — Il me semble que dans le cas de la Syrie par exemple, nous nous sommes habitués à ce que ce pays soit en guerre et les nouvelles nous bouleversent moins que d’autres conflits. Pourquoi tu crois que dans le cas de la Syrie nous ne nous mobilisons pas plus ici ?

AS — Le conflit au Moyen-Orient est tellement compliqué. C’est pas qu’on accepte, c’est qu’on est impuissant. Le problème avec la Syrie c’est que c’est un terrain de jeu des grandes puissances. C’est la Russie qui est maitre de jeux là-bas et on peut rien contre la Russie visiblement. Nos gouvernements ont baissé les bras, les États-Unis ont baissé les bras devant la Russie. Parce que la Russie est là, tout le monde a peur de déclencher une troisième guerre mondiale. 

Et Alexandra connait bien la Russie pour y avoir été correspondante de 2007 à 2010. Je lui demande donc comment c’était de concilier son devoir journalistique dans un pays où la liberté d’expression est pratiquement inexistante.

AS — Moi, quand j’étais là il y avait encore un semblant de démocratie. Il y avait déjà des gens qui se faisaient attaquer, qui se faisaient mettre en prison, les manifs étaient violemment réprimées, mais il y avait encore des médias indépendants et une certaine liberté de parole. C’est au cours des cinq ou six dernières années que ça a complètement disparu. Par contre, j’ai eu beaucoup d’intimidation sur Internet, sur les réseaux sociaux, ils m’ont mise dans une rubrique comme Russophobe notoire et j’ai pas de doute que ce sont les autorités qui font ces choses-là. Mais aujourd’hui c’est beaucoup plus grave, il y a beaucoup plus de meurtres.

Elle me raconte ensuite l’histoire de Boris Nemstov, un ancien politicien qu’elle avait interviewé à plusieurs reprises. M. Nemstov menait une enquête sur l’argent de Poutine et s’est fait assassiner en pleine rue au pied du Kremlin alors qu’il marchait avec son amoureuse. Et celle d’une jeune femme, Natalia Estemirova, qu’elle avait rencontrée en Tchétchénie, qui a été enlevée devant sa fille et assassinée. Je lui demande comment on réagit lorsqu’on apprend qu’un de ses contacts est décédé.

AS — C’est terrible. Surtout cette femme, ça m’a vraiment fait quelque chose, en plus qu’elle avait une fille qui était encore toute jeune à l’époque. Ce sont des gens qui, parce qu’ils défendaient la vérité et les droits humains et parce qu’ils nous ont aidés à faire nos reportages, se font assassiner. On peut pas faire autrement, on fait parler les gens, on les expose jusqu’à un certain point.

GPD — Je trouve qu’à Radio-Canada il y a quand même une certaine neutralité journalistique. Mais, on le voit avec les États-Unis où il y a des chaines qui prennent carrément position. Ça ne doit pas être évident devant certaines situations ou personnes de garder cette neutralité journalistique ?

AS — C’est très difficile. Même que c’est encore plus difficile maintenant que ce l’était il y a quelques années. On se retrouve devant des phénomènes comme Trump ou comme Marine Le Pen en France. C’est au nom des valeurs de la démocratie que nous devons être neutres, mais ces gens-là veulent détruire ces valeurs démocratiques, veulent détruire les bases mêmes de la démocratie, veulent détruire les médias que nous sommes. Alors comment peut-on rester neutres ? C’est vraiment la question des années à venir, ça va être extrêmement difficile.

GPD — Au courant de ta carrière, tu as assisté à des moments importants, je pense aux manifestations étudiantes en Chine en 1989, le printemps arabe en Tunisie et la vague verte en Iran. Comment on se sent quand on arrive pour couvrir ces évènements-là qui deviennent par la suite des faits marquants de l’histoire ?

AS — C’est très grisant. Mais souvent on sait pas ce qui se passe. En Chine, j’ai eu le temps de voir parce que je suis arrivée au moment où les premières manifs ont commencé. J’avais une série de reportages en Chine pour Nord-Sud. Je suis arrivée à Pékin et il y avait une manif, on n’avait jamais vu ça. Une petite manif sur la place Tiananmen et puis ça grossit et ça grossit. Nous on était dans le sud du pays, on a décidé de tout lâcher nos sujets et on est monté à Pékin. Quand tu travailles dans les affaires publiques, il faut savoir quand prendre la décision d’abandonner les sujets préparés d’avance et d’aller couvrir ça.

Ma dernière nuit sur Tiananmen, je suis allée faire une dernière marche. J’ai vu les gens essayer de forcer la porte de l’assemblée du peuple. Il n’y avait encore eu aucune violence, il y avait les grèves de la faim, les gens occupaient la place… Mais quand ils se sont approchés de la porte de l’assemblée du peuple, une immense porte sculptée, tout de suite j’ai senti qu’ici il allait y avoir un massacre. Effectivement c’est ce qui s’est passé.

C’est ça, l’histoire se joue devant nos yeux et c’est parmi les choses les plus intéressantes que j’ai couvertes. C’est très riche en évènements et en même temps tu peux faire des choix tout le temps.

En Tunisie, on n’avait aucune idée de ce qui se passait. On a pris l’avion, c’était le dernier avion parce qu’après ils ont fermé l’espace aérien. On n’a même pas pu atterrir à Tunis, on a dû se rendre à une autre ville, à Monastir. Ils voulaient pas nous laisser entrer parce qu’on n’avait pas les autorisations. On s’est retrouvés à l’aéroport, enfermés dans le bureau des douaniers. Ils nous disaient : « Vous n’avez pas le droit d’entrer votre matériel, il faut une autorisation du ministère. » Oui, mais le ministère n’existait plus. Ils ne nous laissaient pas sortir. Finalement, un moment donné, ça faisait tellement d’heures qu’ils nous retenaient… le gars est parti fumer une cigarette. J’ai regardé sur son bureau et il y avait une autorisation, ils attendaient une équipe russe. C’était rempli et signé par le ministère. J’ai pris la feuille et je l’ai cachée. Quand le gars est revenu, je lui ai demandé : « Est-ce que vous avez un fax ? On va écrire à notre bureau à Paris, on va leur envoyer un fax, peut-être que notre autorisation est arrivée à Paris. » On a faxé le document, on a téléphoné à notre recherchiste à Paris, on a dit : « Mets du blanc et mets nos noms à la place des russes et renvoie-nous le fax. » On revient et on attend. Finalement le gars part fumer une cigarette et il revient, il nous dit : « Regardez l’autorisation vient d’arriver par fax, vous voyez bien que le ministère existe encore. »

En tout cas, il faut vraiment avoir des ressources, mais il faut aussi être prudent. C’est très dangereux. Il faut toujours être à l’affut de tout ce qui se passe, bien exercer son jugement et rapporter le plus d’éléments possible. Mais c’est très grisant. L’Iran, la Tunisie, Pékin, c’était vraiment extraordinaire comme évènements à couvrir. Ce qui reste, c’est l’excitation et de voir l’histoire en marche. On vit un peu pour ça. Je donnerais beaucoup pour le faire encore, ça n’arrive pas souvent.

On termine l’entrevue comme elle a commencé, c’est-à-dire avec Alexandra qui me pose des questions. Décidément les réflexes journalistiques sont bien ancrés chez elle. Mais c’est la passion et la curiosité, que je perçois dans le regard brillant d’Alexandra, qui me donnent envie de me raconter. C’est certainement cette aisance qu’elle arrive à installer qui explique, entre autres, pourquoi elle a une carrière aussi palpitante et prolifique, doublement décorée du prix Judith-Jasmin. Par contre, j’arrive mal à m’imaginer tous les évènements et les personnes sur lesquels s’est posé ce regard brillant au fil des trente dernières années, forcément ça lui donne une vision unique sur notre monde. Heureusement pour nous, les reportages d’Alexandra nous permettent une petite incursion dans sa compréhension du monde.

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