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Les Saisons Sullivan, Printemps, 2007. Chorégraphe Françoise Sullivan / photo Marion Landry / danseuse Andrée-Maude Côté. Avec l’aimable autorisation de la Galerie de l’UQAM.

Dans chacun de nos numéros, nous offrons à un artiste de faire la connaissance d’une figure importante de la culture québécoise afin de sonder son expérience et de la questionner sur la création. Alexia Bürger entretient depuis longtemps une fascination pour le parcours de Françoise Sullivan, le façonnement de sa démarche artistique au moyen de différents médiums tels la peinture, la sculpture, la photographie, la danse et la performance et sa participation à la naissance d’un des courants artistiques les plus marquants du Québec du 20e siècle, et ce tout en élevant quatre enfants ! Dans le présent numéro, notre artiste associée a donc choisi d’aller à la rencontre de cette personnalité marquante de notre histoire.

J’attends l’heure précise devant le bâtiment en briques de la rue Sainte-Madeleine.
Je regarde ma montre ; il est encore trop tôt.
Je fume une cigarette,
Je pense : la dame qui m’a donné rendez-vous est née en 1925.
Je cogne.
Elle m’ouvre.

Je pense : la femme qui m’ouvre a appris son métier aux côtés de Marcelle Ferron… Claude Gauvreau… Pierre Gauvreau… Paul-Émile Borduas… Jean-Paul et Françoise Riopelle… Fernand Leduc… Elle a côtoyé à peu près tous ceux qui ont révolutionné le Québec du siècle dernier. 

Elle me salue d’un sourire gêné. Je pense : la femme qui me salue d’un sourire gêné a fait des performances avant-gardistes sous Duplessis 

Elle me fait entrer dans son atelier. Je pense : la femme qui me fait entrer dans son atelier est une fondatrice du mouvement automatiste… est signataire du Refus global… est pionnière de la danse contemporaine au Québec… est chorégraphe… est danseuse… est performeuse… … est sculpteure… est peintre… est mère de quatre enfants.

Maintenant, nous sommes toutes les deux debout, timides et souriantes au milieu des tableaux.

Silence.

Je lui offre un pot de confiture au citron et je pense : va savoir ce qui te prend de lui offrir un pot de confiture au citron.

Elle me remercie avec un tel enthousiasme que je pense : c’est une idée de génie de lui offrir un pot de confiture au citron 

Nous sommes un peu gênées. Elle me propose du thé. Et pendant qu’elle s’affaire à nous faire bouillir de l’eau, je décide de m’énumérer à moi-même tous les premiers ministres que cette femme a vu défiler depuis qu’elle est née :

Taschereau, Godbout, Duplessis, Godbout, Duplessis, Sauvé.
Là me semble qu’il y en a un autre…
Lesage Johnson père, Bourassa (y en a pas un entre Johnson père et Bourassa?)
René Levesque (on est passé directement de Bourassa à Levesque?)
Johnson fils (Jean-Pierre, Marc.. Pierre-Marc!)
Bourassa again, Parizeau, Bouchard, Landry, Charest, Marois ( EST CHARLIE?)
pis… shit… ben… Couillard.

Quand l’eau atteint son point d’ébullition, je constate que le poids de l’Histoire s’est répandu partout dans l’atelier… Tout mon corps est courbé sous lui ; je suis petite, stoïque, ignorante, catatonique et paralysée. 

C’est là que la femme qui me reçoit s’assoit devant moi et que le fantôme de Borduas, caché dans un coin de l’atelier, me chuchote enfin (je sais c’est weird) : Aleexiaaaa… il est naïf et malsain de considérer les hommes de l’histoire dans l’angle amplificateur de la renommée qui leur prête des qualités inaccessibles à l’homme présent * (bas de page : citation Refus global).

Alors je sors de ma torpeur et cesse de regarder la femme assise devant moi comme on scrute un monument.

C’est là que je la vois pour la première fois : Françoise Sullivan.
Je veux dire, la vraie.
Candide. Fauve. Plus vivante que moi qui n’ai pas la moitié de son âge.
Et je me dis : c’est la beauté de ceux (les rares) qui acceptent d’être traversés par les années.
Faque je cale mon thé et je saute à pieds joints dans la conversation :

— Le 3 avril 1948, vous avez présenté (à la Maison Ross à Montréal) un spectacle que les historiens considèrent comme l’évènement fondateur de la danse contemporaine au Québec. Qu’est-ce qui s’est passé ce soir-là ?

Nos projets (aux automatistes) étaient toujours de notre initiative personnelle, ce n’était jamais des grandes galeries ou des lieux conventionnels qui nous invitaient. On faisait tout nous-mêmes. Ce soir-là, Jeanne (Renaud) et moi, on avait fait des petites chorégraphies que nous devions danser, on s’était fait tout un programme. Quand on a dit à nos amis automatistes qu’on allait faire un spectacle, ils se sont tous pris d’enthousiasme. Riopelle a dit : je vais m’occuper de l’éclairage. Claude Gauvreau a décidé de réciter un poème de Thérèse Renaud sur lequel Jeanne Renaud avait fait une chorégraphie. C’était à la maison Ross (la faculté de droit de Mc Gill, coin Peel et Docteur-Penfield), l’endroit était plein juste par le bouche à oreille… À cette époque, notre groupe était connu des intellectuels de Montréal, les gens suivaient ce que Claude Gauvreau écrivait dans les journaux… J’ai présenté ma chorégraphie Desdales et la réaction a été forte. Des années après, j’ai rencontré des journalistes qui m’en parlaient encore. Ça avait fait un effet parce qu’à l’époque il n’y avait pas de création en danse comme ce que Jeanne et moi faisions.

- Quel état d’esprit animait les automatistes ? Ça ressemblait à quoi vos soirées ensemble ?

(Grand rire) C’était de la camaraderie, de l’amitié, des impulsions de jeunesses, de plaisir et puis en même temps c’était sérieux parce qu’on découvrait des choses, on se prêtait les livres et on en parlait. On parlait de choses nouvelles, d’idées nouvelles. C’était intellectuel, mais jeune et plein du plaisir de découvrir, de l’émerveillement. En général, c’était vraiment formidable. L’atelier de Fernand Leduc était ouvert le soir, on allait là si on avait envie, ce n’était pas que notre groupe, c’était portes ouvertes, il n’y avait pas d’invitation. Après, quand il est parti, c’était chez Mousseau. Il y avait nous, mais aussi un tas d’intellectuels qui venaient, beaucoup de poètes.

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Les Saisons Sullivan, Été, 2007. Chorégraphe Françoise Sullivan / photo Marion Landry / danseuse Annik Hamel. Avec l’aimable autorisation de la Galerie de l’UQAM.

- Comment le groupe s’était-il formé ? Au hasard des rencontres ?

Bon, je vais vous raconter comment ça s’est passé. Et ce n’est pas tellement connu :

D’un côté, il y avait Borduas. Borduas était plus âgé que nous et il était professeur à l’école du meuble. Certains de ses collègues professeurs étaient au fait du surréalisme et recevaient des livres d’André Breton. Lorsqu’ils ont partagé ça avec Borduas, ça a pris en feu (éclat de rire). Eux, ils aimaient ça, mais Borduas a développé toute une pensée très profonde avec ça…

De l’autre côté, il y avait deux jeunes, Bruno Cormier et Pierre Gauvreau. Ils habitaient proche l’un de l’autre et marchaient ensemble le matin pour aller au collège Sainte-Marie, ils se sont donc mis à parler et sont restés de très grands amis toute leur vie. Ces deux-là discutaient de tout et de rien. Ils parlaient de poésie et aussitôt qu’ils ont pu aller au cinéma, ils analysaient des films. À l’époque, les livres intéressants étaient à l’index, mais un jour ils ont été chez Eaton où il y avait un rayon de livres. Comme c’était anglophone, les prêtres ne connaissaient probablement pas ça (!). Il y avait quelques livres français parmi ces livres et ils ont réussi à acheter Les fleurs du mal de Baudelaire et La saison en enfer de Rimbaud. Alors, voyez cette image : deux jeunes garçons (ils ont peut-être 13 ans) assis sur le bord de la chaussée sur la rue Roy ou avenue des Pins, récitant du Rimbaud à tue-tête…

Pierre et Bruno viennent de familles intellectuelles, mais pas riches, des gens qui n’avaient pas beaucoup d’argent. Ils ont continué une vie intellectuelle et poétique. Bruno Cormier a étudié beaucoup, il est devenu un médecin, un grand psychiatre international qui a fait des choses exceptionnelles pour les prisonniers et pour les malades mentaux. Pierre Gauvreau, je n’ai jamais su pourquoi, a été chassé du Collège Sainte-Marie. Certains ont dit que c’était parce que sa mère n’avait pas les moyens de payer, mais Claude (Gauvreau, son frère) a continué alors je ne sais pas…

- Peut-être qu’il s’était fait prendre avec Les fleurs du mal dans son sac…?

Je pense que ça pourrait être ça (éclat de rire). C’est très possible…

Moi j’avais une amie, Alice, qui habitait près de chez Pierre Gauvreau et qui était amie avec son frère, c’est donc comme ça que je l’ai connu, très jeune. Et puis, un printemps, on avait 15 ans, Alice et moi on a rencontré par hasard Pierre et Bruno au Carré Saint-Louis. Pendant tout un mois de mai et de juin, on les rejoignait au Carré ; Pierre nous parlait beaucoup de cinéma, il analysait tout, il connaissait tous les metteurs en scène, les photographes, les régisseurs… Il parlait de ça avec beaucoup d’autorité (rire), c’était assez fascinant… Ces deux beaux garçons, on les rencontrait quotidiennement pour avoir des conversations intellectuelles fascinantes et on est restés amis avec eux.

Plus tard, je suis entrée à l’École des beaux-arts. Pierre Gauvreau y était. C’est là que j’ai aussi rencontré Louise Renaud, Madeleine Desroches, Fernand Leduc. On se rencontrait souvent et on discutait de la façon dont on nous apprenait le dessin et qu’on ne trouvait pas très intéressante. Alors on travaillait par nous-mêmes. Puis un jour, Pierre Gauvreau a été inclus dans une exposition au Collège Sainte-Marie, c’était une exposition d’étudiants d’art. Borduas avait été invité à cette exposition pour donner un prix. À l’époque, on ne connaissait pas le travail de Borduas, mais on savait qu’il enseignait le dessin à l’école du meuble. Quand Borduas a vu la toile de Pierre Gauvreau ce soir-là, il est rentré chez lui et a dit à sa femme : j’ai découvert un peintre. Un vrai peintre.

Il a donc invité Pierre à venir un mardi soir à son atelier et Pierre a dit : j’ai quelques amis à l’École des beaux-arts qui sont insatisfaits de l’enseignement et ils aimeraient beaucoup vous rencontrer. On est tous allés chez Borduas ce mardi soir là. Cette soirée qui a duré jusqu’aux petites heures du matin a été extraordinaire. Et ça a été le début des automatistes. Quand on avait des rencontres, Borduas amenait quelques étudiants dont Maurice Perron, Jean-Paul Riopelle et puis Barbeau, alors c’est comme ça que le groupe s’est graduellement formé.

- Et le texte du Refus global est le fruit de vos rencontres…

Oui. Mais ça a pris sept ans avant que le manifeste sorte. Sept années magiques.

- Aviez-vous la conscience à ce moment-là que vous étiez en train de faire l’histoire du Québec ?

Oui. On le savait et c’était exaltant. Il y avait des choses qui n’allaient pas dans notre société, il fallait faire quelque chose. Et on savait que ce qu’on faisait en peinture était tout à fait nouveau, on était de l’avant-garde, on avait ce même plaisir peut-être que Picasso et ses amis. Oui, on avait cette conscience et on en jouissait.

- Une fois que le Refus global est sorti, est-ce que cette effervescence-là a continué ?

Non. Non, parce que Le Refus global a été très mal reçu. Borduas en a souffert, il a tout perdu : son poste d’enseignant, il est devenu malade, sa femme l’a laissé et est partie avec les enfants, ça a été la catastrophe… Et puis, il y avait du mécontentement au sein du groupe au sujet de… Breton, je pense (grand éclat de rire). Il y en avait quelques-uns d’un côté et les autres de l’autre. Finalement certains sont partis en France, d’autres à New York. Tout s’est cassé à ce moment-là. Les familles commençaient et il fallait nourrir les enfants. Pierre Gauvreau s’est mis à la télévision. Mousseau au bout de quelque temps a commencé à faire des discothèques et des travaux pour le métro. Enfin la vie était devenue différente, ce n’était plus une vie d’étudiants.

- Il y a donc eu 10 ans entre la naissance du Refus global et le moment où il a vraiment ressurgi au sein de la culture québécoise ?

Oui. Les années 50 ça a été la Grande Noirceur. Claude Gauvreau était vraiment passionné et c’est lui qui a tenu le coup le plus fort. Et puis il a eu son moment de gloire à la nuit de la poésie… Après la mort de Duplessis, certains on découvert le Refus global et l’on fait lire à d’autres, mais ces gens-là étaient des littéraires, pas des artistes visuels comme nous. Puis des plasticiens sont arrivés, Molinari, Fernande Saint-Martin…

- Vous êtes 7 femmes à avoir signé le Refus global (sur 16 signataires). C’est une proportion étonnante pour l’époque. J’ai lu quelque part que Borduas hésitait à ce que vous signez parce qu’il avait peur que vous soyez mis au ban de la société. C’est vrai ?

Oui. C’est vrai. Il avait peur pour nous. Mais bon… je pense qu’on a passé au travers (grand éclat de rire)

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Les Saisons Sullivan, Automne, 2007. Chorégraphe Françoise Sullivan / photo Marion Landry / danseuse Louise Bédard. Avec l’aimable autorisation de la Galerie de l’UQAM.

- Est-ce que vous sentiez à l’époque que vous deviez davantage défendre votre place d’artiste parce que vous étiez une femme ?

Je ne sais pas. J’étais un peu inconsciente de ses enjeux à l’époque, je pensais : je suis une artiste, femme ou homme, peu importe. Je pense que les autres aussi devaient se sentir un peu comme moi. On était acceptées par nos camarades, je pense qu’il y avait plus que l’idée qu’on était des jeunes filles pleines d’enthousiasme (rire). J’espère qu’il y avait plus (grand rire)! Mais à l’époque, on était imperméable à ces questions-là.

- Vous avez eu quatre enfants à une époque ou les garderies n’existaient pas et vous avez réussi à poursuivre votre recherche artistique et à continuer d’apprendre de nouveaux médiums. Heu… Vous avez fait ça comment ? Expliquez-moi !

Ç’a été difficile. Quand je me suis mariée (au peintre Patterson Ewen), c’était le début de la télévision et on me demandait de faire des chorégraphies, mais ça voulait dire que je devais passer la journée et la soirée à Radio-Canada et ça devenait difficile. Évidemment on était payées, pas beaucoup, mais juste assez pour engager une gardienne. Pour pouvoir danser, je devais travailler. Ludmilla Chiriaeff avait elle-même besoin de danseuses pour ses chorégraphies. Elle m’a dit : « Si tu viens danser pour moi, tu pourras utiliser mes autres interprètes pour tes propres chorégraphies ». Les cours de Ludmilla étaient à 18 h, ça m’arrangeait parce que mon mari travaillait chez Ogilvy de jour (et il peignait la nuit). J’ai fait ça pendant quelques années, mais au troisième enfant ce n’était plus possible, c’était trop difficile. Alors j’ai arrêté et pour moi tout à coup c’est devenu comme une vacance. J’ai pris ça comme une vacance…

Et puis au bout de deux ans, je me suis dit : j’ai besoin de peindre. Mais c’est difficile quand quelqu’un d’autre (un mari) peint à côté de vous… Alors pour me faire mon propre chemin, j’ai décidé de faire de la sculpture, pour moi c’était la même chose ! Mon mari a eu un petit héritage et on a décidé d’acheter une maison. J’ai demandé qu’on choisisse une maison avec un garage extérieur pour que je puisse faire de la soudure. C’est comme ça que nous avons choisi notre maison.

- Vous avez pratiqué votre art dans la Grande Noirceur puis dans le bouillonnement de la contre-culture, vous avez vu passer des gouvernements libéraux, conservateurs, souverainistes… Est-ce que les pouvoirs en place ont affecté votre façon de créer ?

Non, non.

- L’impulsion artistique est la même, disons sous Duplessis que pendant la Révolution tranquille ?

Elle hoche la tête.

Silence.

Par contre, il est arrivé un moment vers 67 – 68 où la peinture n’était plus intéressante, on y croyait plus trop : c’était toutes les nouvelles disciplines artistiques qui commençaient à se mettre en place et ça m’a bouleversée. Alors j’ai fait des œuvres conceptuelles (comme la marche entre les deux musées et d’autres choses comme ça). Mais moi je croyais encore à la peinture, je n’ai jamais cessé d’y croire, j’ai voulu essayer de voir comment c’était de créer d’une autre façon. J’ai fait ça pendant quelque temps et je suis revenue à la peinture. Je pense que l’effort que j’ai fait avec ces travaux-là est valable, mais la peinture c’est le plus difficile de tout ce que j’ai fait.

- Pourquoi ?

Je ne sais pas comment dire…

Silence

Je suis allé à Venise au mois de mai pour la Biennale, mais c’est pas vraiment la Biennale qui m’a éblouie. Ce qui m’a éblouie c’est de revoir les vieux tableaux de la Renaissance. Je dois dire qu’il y avait beaucoup d’expositions présentées dans les palais (qui accompagnaient la Biennale sans en faire partie) et que je trouvais beaucoup plus intéressantes.

Il y avait une exposition qui s’appelait Proportio. Une exposition sur les proportions, une statue grecque avec les proportions de la beauté grecque… qu’on ne peut pas nier ! Beaucoup d’artistes des années 50 et 60 étaient dans l’expo et c’était une à couper le souffle tellement c’était beau.

- Et quand vous voyez les jeunes artistes contemporains est-ce que certains vous touchent ?

À la Biennale, j’ai trouvé le pavillon japonais superbe, c’était des cordes rouges avec une clef qui faisait un poids, c’était partout ces cordes rouges et c’était d’une beauté incroyable. Le pavillon allemand avait fait quelque chose sur la lumière, le soleil et l’électricité : une bonne partie était dansée par des danseurs tout à fait asexués, longs, maigres avec un habit en or. Ce n’était pas beau, mais c’était intelligent. J’ai été impressionnée par l’intelligence de l’idée. Et je me souviens pas des autres (elle éclate de rire), pourtant j’étais là du matin au soir !

- Quand vous voyez des œuvres contemporaines est-ce qu’il arrive d’avoir une impression de déjà vu ?

Ah oui, ben oui. C’est toujours comme ça. Qu’est ce que vous voulez ? L’art, la création est difficile à faire. Il faut aller tellement au fond de soi-même. Il y a des gens qui donnent ça comme ça, pour qui ça sort tout seul, mais en général c’est difficile ! Beaucoup de choses sont présentées maintenant, partout, et tout n’est pas bon. Beaucoup de jeunes vont à l’université et prennent des cours d’art, mais ils ne sont pas tous des artistes. Mais parmi eux il y en a.

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Les Saisons Sullivan, Danse dans la neige, 2007. Chorégraphe Françoise Sullivan / photo Marion Landry / danseuse Ginette Boutin. Avec l’aimable autorisation de la Galerie de l’UQAM.

- Vous peignez encore ?

Oui. Elle pointe les tableaux aux murs. Tous les tableaux que vous voyez sont récents. Je peins presque tous les jours avec des interruptions. J’ai un petit studio à la campagne pour l’été. Quand on peint des grands formats, c’est physique, on bouge, on marche, on recule, on va chercher ci, on lave des pinceaux, c’est bon pour la santé.

- Et votre façon de créer est restée la même au cours des années ?

Je pense que c’est la même chose. Tout vient de la même impulsion. Il y a des choses qui arrivent facilement, on fait un tableau, on se demande comment est-ce que j’ai fait ça ? Et ça fonctionne. Mais il a des fois ou on dirait qu’il faut sortir tout ce qu’on a en dedans.

Silence. Françoise observe les tableaux et il se passe quelque chose d’étrange ; comme si tout son être se transformait à leur contact. Je n’ai plus devant moi une femme candide, polie, enthousiaste, mais une peintre qui écoute la toile avec une concentration extrême comme si elle ne voulait rien rater de ce que ses propres tableaux avaient à lui apprendre.

Par exemple celui-là (elle pointe un tableau) : c’est tellement drôle ça… c’est la chose la plus étonnante ; j’ai commencé par ce tableau, et après j’ai fait l’autre là (elle pointe un autre tableau) et quand je les ai mis l’un à côté de l’autre, j’ai dit : ils vont ensemble. Ce n’était pas prévu. Et tous les autres tableaux que j’ai faits après sont nés de ça. Et j’ai refait celui-là. Après j’ai fait la moitié de celui-là. Non, c’est le contraire ; j’ai fait l’autre et après je me suis dit : celui-là a besoin de son compagnon. Ce n’est pas tout le temps comme ça. C’est rare. Des fois on cherche, la tête s’y met.

On sonne à la porte ; c’est le fils de Françoise avec qui elle a rendez-vous. Il s’assoit avec nous, nous parlons un peu tous les trois, de tout et de rien, puis on en arrive par hasard à la poésie :

C’est drôle à une époque, on apprenait des poèmes par cœur, on ne fait plus ça. Moi j’en connais quelques-uns par cœur et je les récite la nuit, souvent. Ça habite les nuits d’insomnie.

- Quels poèmes ?

D’abord le premier que mon père m’a récité quand j’étais petite, celui de Ronsard : Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avait déclose… Il m’avait pris par la main, un beau soir d’été et on était allés au petit restaurant de campagne où il achetait un cigare et moi une crème glacée, on était au début de l’été, la lumière était belle et il m’avait récité tout le poème spontanément.

Je pense : je passerai bien le prochain siècle ici. Mais Françoise Sullivan n’est pas de celles qui parlent pendant des heures d’une montagne : elle est de celles qui attachent leurs tuques avec de la broche, qui prennent leurs skis de fond, leurs raquettes ou leur skidoo et qui gravissent la montagne.

Elle me reconduit dehors, m’embrasse chaleureusement, me dit : revoyons-nous.

Quand la porte de l’atelier se referme derrière moi, je reste un instant immobile sur le trottoir de la rue Sainte-Madeleine, avec un air de merlan frit et je pense : pendant que le monde tourne et se retourne contre lui même, pendant que des façades explosent, que les pays implosent, que les siècles se déploient et se replient sans qu’on ne réussisse jamais vraiment à en apprendre ou en comprendre quoi que ce soit, pendant ce temps, juste là, ici derrière la brique, Françoise écoute ses tableaux. Elle scrute les perles incontrôlables qui suintent des murs (Refus global). Et cette pensée-là me rassure pour la suite du monde.

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