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Valérie Remise

Autrice d’une vingtaine de pièces traduites dans plus de vingt langues, jouées à travers le monde et récipiendaires de nombreux prix, Carole Fréchette est certainement l’une des auteur·trice·s québécois·e·s les plus important·e·s de la période contemporaine. Alors qu’elle signe un retour en force au CTD’A avec sa pièce Nassara, il nous semblait incontournable de lui consacrer cette classe de maitre. Pour l’occasion, c’est Tamara Nguyen, jeune autrice en résidence d’écriture au CTD’A et ancienne étudiante de Carole Fréchette à l’École nationale de théâtre qui l’a rencontrée au printemps 2020 et qui nous livre ici son récit.

Je rencontre Carole au mois de mai 2020, pendant la première canicule de l’été. Chacune derrière notre écran, nous prenons des nouvelles du déconfinement et des dernières mesures annoncées par le gouvernement pour les arts vivants, comme il est maintenant coutume de le faire entre gens issus du milieu culturel. L’intimité est flottante en vidéo-conférence, tantôt aussi tangible qu’en présence, tantôt fuyante derrière les failles de la technologie ; les rires qui grésillent, les pixels qui peinent à suivre. Mais Carole a cette lumière, cette intelligence pétillante, qui déjoue ma fatigue du virtuel. Et je décide de parler avec elle de Nassara comme si aucune incertitude ne planait sur la production de sa pièce cet hiver. Parce que je me prends à rêver de ses mots sur la scène. Parce que ce rêve est beau.

Tamara Nguyen — C’est ton voyage au Burkina Faso qui a inspiré Nassara. Peux-tu me parler de ton expérience là-bas et de ce qui t’a menée à l’écriture de ta pièce ?

Carole Fréchette — Je suis allée au Burkina à l’invitation des Récréâtrales, un festival de théâtre qui a lieu là-bas tous les deux ans. En marge de programmation principale, ce festival organise des laboratoires de formation destinés à de jeunes artistes africains. C’est dans ce cadre que j’ai animé un atelier d’écriture pendant deux semaines, en février 2014.

Beaucoup de choses m’ont frappée lors de ce séjour, mais j’ai été particulièrement touchée par les enfants qui criaient joyeusement « nassara ! nassara ! » en me voyant passer dans la rue, puis couraient vers moi et me prenaient la main. Sans trop comprendre pourquoi, chaque jour j’avais hâte de retrouver ces cris et ces contacts furtifs. 

Parallèlement à mon atelier, je participais à des réunions avec les autres formateurs, venus principalement d’Europe, mais aussi d’autres pays africains. J’avais du mal à trouver ma place au sein de ce petit groupe où j’avais le sentiment de ne pas saisir tous les enjeux qui couraient en sous-texte.

Ces deux éléments ont été en quelque sorte à la source de ma pièce, qui met en scène une Québécoise, Marie-Odile, au milieu d’un colloque international à Ouagadougou. Assise parmi un petit groupe de participants, elle n’arrive pas à se concentrer sur ce qui se dit, car elle est obsédée par le souvenir des enfants croisés dans la rue, dont les cris et les sourires la renvoient à des douleurs enfouies. 

« Nassara » veut dire « le Blanc, la Blanche » en mooré, la langue principale parlée par les Burkinabés. Le mot m’a accrochée pour sa sonorité sans doute et parce qu’il était scandé avec tant de plaisir par les enfants. Je crois que je l’ai adopté aussi parce que c’est ainsi que je me suis sentie là-bas : blanche, dans tous les sens du terme. Dans mon carnet du 24 février, dernier jour de mon séjour à Ouaga, j’ai écrit : « C’est la fin. Retour ce soir. Le mot qui me vient : innocence. Mon innocence. »

TN — Pour toi, comment écrit-on l’autre, l’étranger, de façon à rendre compte à la fois de son irréductible altérité et du caractère universel de ses expériences ?

CF - Ah ça ! Grande question ! Surtout en ce moment, avec tous les débats autour de l’appropriation culturelle. Il me semble qu’il faut d’abord trouver sa juste place. Pour moi, cela veut dire : assumer ce que l’on est, ne pas prétendre connaître ce que l’on ne connaît pas. Il faut partir de là.

Pour Nassara, j’ai senti d’emblée que ma juste place était celle de l’étrangère, qui regarde de l’extérieur. C’est pourquoi, sans doute, je suis allée spontanément vers un monologue, ce qui me permettait de demeurer collée au point de vue de Marie-Odile. Mais, en cours de route, un autre personnage a en quelque sorte forcé son entrée dans ma pièce : Ali, un jeune Burkinabé. Et alors j’ai dû changer ma perspective. Il m’a fallu trouver un moyen de m’approcher de ce jeune homme.

Ali est « l’autre » pour moi, pas seulement parce qu’il est Africain, mais aussi parce que c’est un garçon, parce qu’il a dix-huit ans, parce qu’il vend des pagnes au marché, parce qu’il se sent invisible, parce que ça gronde en lui. Comment moi, femme blanche, nord-américaine, dans la soixantaine, pouvais-je entrer dans la tête, dans le corps et dans le cœur de ce garçon qui touche un jour une kalachnikov et se sent recomposé ? Peut-être en cherchant ce qui nous lie plutôt que ce qui nous sépare. Malgré nos différences gigantesques, nous avons une expérience commune, nous sommes des humains, aux prises avec des désirs, des frustrations, des besoins d’amour, de reconnaissance, de sens.

Il était doublement difficile de faire parler à Ali, car non seulement il est loin de moi, mais il entre dans la pièce en état de tension extrême. Il ne peut pas avoir, comme Marie-Odile, une voix intérieure réflexive. Il est dans le bruit assourdissant de sa peur, de sa révolte. Quand j’essayais de lui faire raconter son histoire, ça ne collait pas. Les choses ont débloqué lorsque j’ai eu recours à une voix extérieure, une narratrice, pour donner accès à quelques éléments de sa vie, de son passé récent. Cette voix extérieure, tout à coup, sonnait juste pour moi. Peut-être simplement parce que c’était une façon d’assumer le fait que je ne connais pas Ali de l’intérieur. Il m’a fallu passer par là pour m’approcher de lui graduellement.

TN - Maintenant, est-ce que tu as le sentiment de mieux comprendre ce garçon et la puissance qu’il ressent à avoir une kalachnikov entre les mains ?

CF - Je ne sais pas si je le comprends mieux. À force d’essayer d’entrer en lui, je l’ai rapproché de moi d’une certaine façon. Il était au départ une figure – une silhouette, une menace – il est peu à peu devenu un personnage, un garçon troublé, qui n’arrive pas à nommer le mal qui le ronge, qui souhaite avant tout être vu, être entendu.

L’impulsion de faire entrer Ali dans ma pièce est sans doute venue de mon effarement devant la présence grandissante de ces jeunes hommes armés qui sèment la terreur un peu partout sur la planète. Et de ma fascination pour l’arme elle-même, pour le rapport intime qu’ils doivent avoir avec cet objet de mort. Mais à un autre niveau, je crois que cette irruption violente dit quelque chose de moi, profondément. J’étais étonnée de mettre en scène une telle situation. Ce n’est pas du tout dans mon registre habituel. Au-delà du regard que ma pièce pose sur le monde, je crois qu’elle porte une urgence qui m’appartient en propre, qui est très intime : un besoin de dire, de crier qui est plus intense qu’avant. Peut-être à cause de mon âge. 

TN - À l’École nationale de théâtre du Canada, tu nous as enseigné le dialogue. Lors de ton premier cours, tu nous as dit que c’est une forme qui perd en popularité auprès des autrices et des auteurs de théâtre qui tendent aujourd’hui à privilégier le monologue – un constat que je partage. Comment expliques-tu cet engouement pour les formes monologuées ? Pourquoi penses-tu qu’on s’éloigne du dialogue ?

CF - Le monologue est très présent, c’est vrai, et il prend toutes sortes de formes – voix intérieures, adresses au public, personnages devenant narrateurs de leur propre histoire, etc.

Je crois que ce sont des façons de prendre une distance par rapport au type de fiction qui est développé au cinéma et à la télévision. Nous sommes plus que jamais submergés par ces milliers d’histoires déployées sur grand et petit écran. Et dans leur immense majorité, ces fictions fonctionnent sur le même modèle : elles créent l’illusion de réel. C’est de cela, peut-être, que le théâtre essaie de se distinguer, en multipliant les effets de distance, les cassures dans le cours de l’action, les commentaires, etc.

Le théâtre est un lieu métaphorique. La convention y est affichée. On sait toujours qu’on y est devant du « faux ». On voit les acteurs entrer et sortir de la scène. Et même dans un décor hyperréaliste (ce qui est de plus en plus rare), on voit le cadre, on sait précisément où s’arrête le jeu. L’illusion du réel ne peut jamais y avoir la même force que sur l’écran. La vérité du théâtre est ailleurs, dans la présence des acteurs, dans l’expérience partagée, dans la puissance de la langue. Au théâtre, on peut tout faire exister par les mots. D’où, peut-être, ce déploiement de monologues, de paroles poétiques et libres.

TN - Depuis les dernières années, j’ai l’impression que l’on privilégie les fins ouvertes au théâtre. Au Québec, les pièces contemporaines avec des fins fermées, où tous les enjeux sont résolus, me semblent beaucoup plus rares. Que penses-tu de cette tendance dans notre pratique ? Crois-tu qu’elle nous permet de partager nos interrogations avec le public ou qu’elle souligne notre peur de lui donner des réponses ?

CF - C’est une question que je me suis beaucoup posée pendant que j’avançais dans Nassara. Quand on écrit une pièce où il y a un enjeu de vie ou de mort, quand on crée un huis clos où il ne peut y avoir de solution miracle, la question de la résolution se pose avec d’autant plus d’acuité.

Dans un premier temps, j’ai introduit un garçon armé sans trop m’interroger sur les conséquences de cette décision. Je m’intéressais seulement au choc provoqué par sa présence. Mais forcément, il y a eu un moment où j’ai dû me demander s’il allait passer à l’acte. Bizarrement, jusque-là, j’avais refusé d’envisager cette éventualité. Je crois que ça me terrifiait. Ce n’est pas banal de faire mourir des personnages, car ils portent tous une part de nous. Mais comment allais-je décider ? Comment savoir ce qui constitue une fin juste ? Est-ce qu’une finale positive est trop naïve ? Et une issue tragique est-elle une façon de se conformer à la tendance qui veut que la lucidité se trouve forcément du côté du sombre et du désespoir ? La réponse, bien sûr, devait venir de la pièce elle-même. De ce que j’ai mis en place. Du chemin qu’ont fait les personnages. De mon propre chemin avec eux.

TN - On parle de plus en plus de la place des femmes dans les arts vivants, notamment avec des groupes comme Femmes pour l’Équité en Théâtre. Cette saison, c’est une écrasante majorité d’autrices qui sont jouées avec toi sur les planches du CTD’A. Comment perçois-tu ce mouvement ? 

CF - Je ne savais pas qu’on serait une majorité d’autrices dans la saison. Ça me réjouit ! 

Il y a une nouvelle vague féministe, que je sens très forte. J’ai fait partie de celle des années 70, qui était elle-même héritière de la première vague, portée par les suffragettes. Du milieu des années 1980 jusqu’aux années 2000, l’intérêt pour ces questions, et pour les luttes sociales en général, s’est estompé. Puis récemment, les femmes de ta génération ont repris le flambeau. Différemment, bien sûr, puisque la société a changé, mais avec autant de ferveur et d’imagination, comme j’ai pu le constater lors des premières réunions des FÉT. J’ai été impressionnée par l’aplomb des jeunes (et moins jeunes) autrices, actrices, conceptrices, et par leur détermination. D’ailleurs, on voit déjà l’impact de leur action dans les théâtres. Il reste encore du chemin à faire, mais la situation a nettement évolué ces deux ou trois dernières années.

TN - Dans les années 70, tu faisais partie du Théâtre des Cuisines dont j’ai relu le manifeste récemment. Bien qu’il y ait eu des avancées phénoménales pour les femmes, notamment en ce qui a trait à l’accessibilité de l’avortement et des moyens de contraception, j’ai été frappée par l’actualité de beaucoup de vos préoccupations de l’époque. Quelles différences vois-tu entre les revendications féministes d’hier et de maintenant ? Pour toi, quels combats les femmes de théâtre doivent-elles encore mener ?

CF - Le féminisme que j’ai pratiqué dans les années 1970 était fortement marqué par l’idéologie marxiste (comme la plupart des mouvements sociaux de cette époque). Au Théâtre des Cuisines, notre action était dirigée volontairement vers les travailleuses, les ménagères, les femmes de la classe ouvrière. C’est pourquoi nous ne voulions pas jouer dans les théâtres officiels, peu fréquentés par ces couches de la population ; nous allions plutôt à leur rencontre, sur leurs lieux de travail, dans les centres communautaires, etc. On ne voit plus tellement, il me semble, cette préoccupation de rejoindre des publics qui ne vont jamais au théâtre. En ce moment, les luttes ne sont plus vraiment fondées sur une analyse des rapports de classes ; l’idée dominante est celle de l’inclusion, de la place qu’il faut faire aux minorités – sexuelles, culturelles, ethniques — l’intersectionnalité.

Il est vrai que le manifeste du Théâtre des Cuisines demeure très actuel dans ses grands principes, mais on y constate aussi à quel point la société s’est transformée. J’ai été frappée en le relisant par l’omniprésence du mot « ménagère », par exemple. Un terme qu’on n’utilise plus du tout. À l’époque où nous avons écrit Moman travaille pas, a trop d’ouvrage, une grande partie de la population féminine était à la maison. En quarante ans, les femmes ont envahi massivement le marché du travail de même que les études supérieures. Elles ont accès aux garderies, aux moyens de contraception et aux congés de maternité, toutes choses que nous revendiquions à l’époque.

Sur le plan artistique, j’ai pris mes distances depuis longtemps avec ce nous disions dans le manifeste. Nous y décrivions le théâtre comme un simple outil de propagande dont il fallait s’emparer pour défendre et promouvoir une cause. Je n’adhère plus à cette conception étroite qui enferme le théâtre dans une mission strictement utilitaire. Je crois au contraire à l’importance de la parole poétique, dans toute sa liberté et tout son mystère.

Lorsque j’ai quitté le Théâtre des Cuisines, je me suis tournée vers une démarche artistique plus personnelle et intuitive. Je me suis dit que ma principale contribution au mouvement serait désormais de mettre en scène toutes ces femmes qui m’habitent, tous ces personnages à la recherche de leur place dans le monde. C’est ce que je fais depuis quarante ans. C’est ce que font de plus en plus de créatrices, permettant ainsi aux plus jeunes de se sentir chez elles dans le territoire de l’imaginaire et de pouvoir rêver de s’y déployer à leur tour.

Carole et moi nous nous quittons sur une note d’espoir. Malgré la différence de nos lexiques et de nos grilles d’analyse, nos féminismes ont en commun la nécessité de la présence des femmes, sur les scènes et derrière elles, dans toutes les sphères du pouvoir. Je pars avec l’assurance que nous serons là, que nous mènerons nos luttes jusqu’à ces fins heureuses qui font défaut à nos contemporain-e‑s. En attendant, Nassara prendra d’assaut la scène du CTD’A, offrant à son public la force sensible de son imaginaire comme autant de foyers artistiques à découvrir et habiter.

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