Dans Lignes de fuite, l’autrice Catherine Chabot met en scène des personnages confrontant leurs idéaux politiques et leurs différentes conceptions du monde. En suivant la démarche même de l’auteure qui a fait un travail de documentation fouillé tout au long de son processus d’écriture, nous avons contacté Marie-Sophie Banville. Elle nous parle ici de la question de la politisation dans l’oeuvre de Catherine Chabot et nous présente le rapport entre la pensée deleuzienne et les personnages de Lignes de fuite.
Tu te plais à croire que tu as trouvé la bonne posture, que tu es installé sur le plateau supérieur, celui qui donne accès au point de vue global. Là où tu vois le système dans son entièreté, ses ramifications. Et que, posté sur cette tour de garde, tu chemines vers toi-même pour renvoyer un regard vers le monde, articuler une posture politique, donner ton opinion. La vérité c’est que tu es perdu dans l’assemblage, étriqué et connecté au reste de l’univers. Que tu pars invariablement de toi et que, toujours, tu parles furieusement de toi. La vérité c’est que tu es de droite. Qu’on est TOUTE de droite.
L’univers dramaturgique de Catherine Chabot est peuplé de personnages à droite qui se spéculent à gauche. Mais, d’abord, qu’est-ce que ça veut dire être de droite ? Gilles Deleuze disait que c’est avant tout une affaire de perception :
« Ne pas être de gauche c’est un peu comme une adresse postale. Partir de soi, la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin. On commence par soi et, dans la mesure où on est privilégié, on est dans un pays riche, on se dit comment faire pour que la situation dure. On sent bien qu’il y a des dangers, que ça ne va pas durer tout ça, que c’est trop dément. Comment faire pour que ça dure ? Être de gauche c’est l’inverse. C’est percevoir d’abord le pourtour. Le monde, le continent, la France, etc., etc., la rue, moi. C’est un phénomène de perception, on perçoit d’abord l’horizon, on perçoit à l’horizon. »(1)
Autrement dit, le flot de la gauche est celui qui part du monde pour aller vers soi et le flot de la droite part de soi pour aller vers le monde. Et Deleuze précise que ce n’est pas une question de « belle âme » ou de vertu, ce n’est qu’une posture, un point de vue, rien de solide pour asseoir une supériorité morale. C’est un peu comme les lignes de fuite, ces trajectoires que nous prenons et qui nous font bifurquer du cours normal des choses. Elles peuvent être source de libération, comme elles peuvent tourner mal et nous plonger dans plus de noirceur. C’est un chemin, pas une destination.
Dans Lignes de fuite, les débats de nature politique outrepassent à peine les frontières de la maison. On est loin de déborder vers le monde et l’horizon. On est dans l’intérieur, dans l’intime. On formule des opinions sur le féminisme, croyant parler des Femmes et des Hommes, alors qu’au fond, on ne parle que de soi, de sa petite histoire. Les personnages ne débattent pas d’idées abstraites ; ils sont chargés d’eux-mêmes et c’est un fil de fureurs et de désirs qui lie tout ceci ensemble. Moi, j’ai peur de perdre ma liberté si je deviens mère. Moi, je me suis fait voler ma paternité. Moi, je pense que si je tiens ce discours troisième vague devant cet homme, je serai désirable.
On parle aussi de souveraineté, croyant nager dans les eaux de la Mondialisation, de l’État-nation, de l’Histoire, de la Colonisation, alors qu’en fait on patauge en soi-même, à genoux dans la CAQ. Moi, je suis indépendantiste parce que je suis assoiffée d’autonomie dans ma vie personnelle. Moi, je m’en crisse de l’indépendance parce que je suis animée d’une volonté de puissance qui contraste avec l’ennui de ce débat. Bref, tout ceci a si peu à voir avec la souveraineté comme projet de société et élan collectif.
Est-ce que cela signifie pour autant que partir de soi, de son expérience vécue, nous enferme invariablement dans une perception de droite ? Les mouvances du féminisme, malgré leurs différences, s’entendent toutes sur le point que le personnel est politique. Sans collectiviser et mettre à jour publiquement des expériences dites intimes — les agressions sexuelles étant un cas de figure éloquent — il devient impossible de revendiquer au niveau politique et d’entamer un réel processus de transformation sociale. Est-ce à dire que le phénomène #metoo est de droite puisqu’il émane d’une multitude de « soi », bien plus que de l’horizon ? Ça dépend. Tout dépend de ce qui se passe.
Les premières nuits, celles où tu as vu ton fil Facebook se charger de témoignages, qu’est-ce qui s’est passé ? Es-tu demeuré intact, fixe, stable ? Ou, au contraire, as-tu senti quelque chose d’innommé gronder à l’intérieur ? Peut-être d’abord de la colère, de la honte, de la tristesse, de la méfiance, de l’incrédulité. Peu importe sa nature, il y avait une agitation, un mouvement interne, quelque chose qui se passe. Et après — et c’est là le plus important — vers quoi tendait cette ligne de fuite en émergence ? As-tu laissé cette ligne t’arracher à toi-même pour te connecter au reste de l’univers ? Si tu es un homme, as-tu tenté un devenir femme ? Si oui, Deleuze dirait que tu es entré dans un devenir minoritaire. Bravo : tu es passé à gauche.
Se laisser happer par la gauche
Devenir femme, devenir minoritaire. OK. Cool. Ça rime à quoi ? Pour Deleuze, un devenir est la seule chose qui soit réelle. Les identités fixes qui nous tiennent sont des histoires, des fictions. Ce qui est réel, c’est ce moment où nous devenons autre chose. Lorsqu’un mouvement s’enclenche. Quand quelque chose glisse et s’échappe du majoritaire. La majorité c’est l’homme, adulte, hétérosexuel, blanc et urbain. La vérité, toutefois, c’est que cette majorité est vide. Personne n’est tout à fait cela. Même ceux qui le sont, en théorie, ne le sont pas réellement, ou si peu, et rarement complètement. On bascule à gauche, on devient minoritaire, lorsque l’on cherche à s’expérimenter en dehors de ces catégories rigides et normées. On peut absolument être un homme, vivre un devenir femme, sans pour autant changer de sexe ou de genre. Il ne s’agit pas d’imiter une femme (ou l’idée qu’on s’en fait) ou de se prendre pour une femme. On devient femme lorsque l’on s’expérimente — même momentanément — en dehors de la dualité, de l’opposition binaire homme-femme.
En se laissant happer par un devenir minoritaire, on s’ouvre à de nouvelles connexions, on évacue l’ego, le « moi je », « moi qui ». Et on se laisse glisser au milieu de tout. Et, étrangement, c’est dans ce glissement qu’on trouve l’amour. C’est en acceptant de se déstabiliser, de laisser aller « ce qu’il faut de prothèses pour faire tenir un moi »(2), qu’on entre dans une humilité radicale. Dans la pièce de Catherine Chabot, on devine l’élan vers des devenirs minoritaires. On sent que les personnages veulent aller là. Mais que la trajectoire est remplie d’aspérités et l’ego, le « moi » les ramène sans cesse dans une posture de droite. Et pourtant, la soif de gauche est là. Alors, ils se relèvent et reprennent le labor of love qu’est celui de la gauche, et se rembarquent sur la ligne de fuite. Ces personnages savent bien que leurs identités projetées ne tiennent à rien. Qu’elles sont peuplées de ressentiment et qu’elles sont des coquilles vides. Alors ils tendent les uns vers les autres, tentent des connexions. Les intellectuels deviennent des « gars de Québec ». Les avocates deviennent des artistes. Même brièvement. Et petit à petit, ils se permettent un tremblement interne, ils s’ouvrent à devenir autre chose. Ils se connectent à d’autres agencements avec une soif d’aimer plus et mieux. Ils partent de l’horizon pour cheminer vers eux-mêmes.
Un gouvernement de gauche, ça n’existe pas
C’est bien beau tout ça. Le devenir femme. Le minoritaire. Mais ça ne fait pas des enfants forts, ça ne crée pas des révolutions, ça ne hausse pas le salaire minimum. Les personnages dans Lignes de fuite interrogent quand même des sujets monumentaux : le féminisme, l’immigration, la souveraineté, etc. Ce n’est pas à petits coups de devenirs révolutionnaires qu’on va reprendre le contrôle sur nos ressources naturelles, qu’on va mettre les compagnies minières à genoux et qu’on va s’écrire une nouvelle Constitution. Et c’est vrai. Toutefois, « l’avenir de l’histoire et le devenir actuel des gens, c’est pas la même chose. »(3) Ce n’est qu’en confondant ces deux choses bien différentes qu’on peut arriver à des conclusions ridicules comme : il ne s’est rien passé en 2012. La grève étudiante n’a rien produit. Et l’autre de rétorquer : « mais, non, ça a politisé une génération complète. » Quel ennui ! Ça n’est pas ça non plus.
Lorsque nous rassemblons tous nos devenirs, mettons toutes ces impulsions ensemble et qu’elles sont érigées en nouvelles lois, en nouveaux processus étatiques, nous les solidifions et les sédimentons. Nous coulons une force révolutionnaire dans le béton de l’institution et, forcément, on sort de la gauche. Deleuze affirme qu’il « n’y a pas de gouvernement de gauche. Au mieux, on peut espérer un gouvernement favorable à certaines exigences de la gauche. Mais un gouvernement de gauche ça n’existe pas, car la gauche n’est pas affaire de gouvernement. »(4) Cela ne signifie pas qu’il ne faut rien faire. On peut toujours voter, si ça nous plait. Faire des révolutions, si ça nous presse. L’important est simplement de se rappeler que seul le devenir est réel. Parce que c’est par là où passe la vie. Il s’agit d’un acte fondamentalement joyeux, une célébration de la vie et une ouverture aux possibles.
La pièce ne nous dit pas où aboutiront ces lignes de fuite et à quoi elles se connecteront ; ce qu’elles deviendront toutes. Elle ne fait que mettre en lumière des devenirs minoritaires en émergence. Elle regarde ce qui se passe, là et maintenant, la fureur, d’abord morbide, puis amoureuse, celle dont ces personnages sont capables. Et c’est lorsqu’ils entrent dans l’amour et qu’ils se déplient en mille qu’ils discutent réellement de politique. Ils ne sont plus en train de parler de leur petite histoire personnelle, ils sont réellement en train de se connecter avec force les uns aux autres. Là, on bascule dans un réel devenir collectif. Bien à gauche. Il n’y a pas d’épilogue et celui-ci n’est pas nécessaire. Il appartient à l’avenir de l’histoire et ce qui intéresse Catherine Chabot, ce sont les devenirs des gens.
(1) Les idées mobilisées dans ce texte puisent abondamment dans la pensée de Gilles Deleuze et, plus particulièrement, dans la section « G comme Gauche » de l’entrevue filmée L’abécédaire. Voir Deleuze, Gilles, Claire Parnet, et Pierre-André Boutang. L’abécédaire de Gilles Deleuze. Paris : Éditions Montparnasse, 2004.
(2) Comité invisible. L’insurrection qui vient. Paris : La Fabrique éditions, 2007, p. 14.
(3) + (4) Transcription abrégée d’un passage de l’entrevue portant sur la gauche dans L’abécédaire de Gilles Deleuze.