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Le Séisme

À l’automne 2012, Les mutants de Sylvain Bélanger et Sophie Cadieux voyait le jour au Théâtre La Licorne. Douze ans plus tard, les créateurs réactivent leur démarche performative inspirée du système scolaire avec Les mutant·es. Ni suite, ni reprise, ce nouvel opus dévoile un groupe aux prises avec les mutations sociales, culturelles, économiques et environnementales qui secouent le Québec. Le duo d’auteurs nous partage leur correspondance au sujet de la pièce, questionnant cette fois le legs de leur « génération sacrifiée ».

SOPHIE CADIEUX : 

Cher Sylvain,

Une question brûle toutes les lèvres. Pourquoi se réattaquer à un spectacle déjà créé ? Pourquoi refaire Les mutants ? Est-ce parce que nous sommes au Québec atteint de nostalgie lancinante ? On refait nos films, nos séries, nos classiques, est-ce qu’on a besoin de quelque chose qui a existé et a été vu et, d’une certaine façon, validé pour mieux nous regarder vivre ?

Sophie

SYLVAIN BÉLANGER : 

Super Cadieux,

Je pense que, souvent, on revisite une œuvre comme on revisite un endroit qu’on connait. Ça permet de mesurer le chemin parcouru et, surtout, le chemin qui reste à faire. Nous, on a choisi de quitter cet endroit. On a marché, marché. Et on n’est jamais revenus.

À voir ce titre, on croirait que c’est le même spectacle. Pas du tout. Car rien ne subsiste des Mutants. Les mutants sont devenus aujourd’hui mutant·es. Ils et elles ont été modifiés. Ils sont traversés de ce petit point inclusif qui révèle les besoins d’un tout autre spectacle. En ajoutant le petit·es, nous avons ouvert une porte.

Et un monde nous a aspirés.

Rien ne subsiste du spectacle de 2011. Aucune ligne, aucun tableau. Tout reste et restera un souvenir. Ce n’est pas la reprise d’un spectacle déjà connu, c’est la réactivation d’une démarche. On ne revisite pas une œuvre, mais son titre, ses gens. On est allé voir où ces personnes étaient rendues. On a réactivé cette envie de se situer en tant que génération. Une génération prise entre les baby-boomers et les millénariaux, traversée par les nombreux et rapides bouleversements des dernières années. Une génération qui n’a pas sitôt trouvé passion, métier, famille et maison qu’elle se fait bousculer et dépasser. On resserre l’étau du temps sur elle. 

Autant les premiers mutants se questionnaient sur l’héritage reçu et composaient avec l’inachèvement, ces mutant·es métamorphosé·es s’inscrivent déjà dans le legs à laisser. Vieux adolescents ou adultes éternellement jeunes, ils font l’exercice sincère d’apprendre de leurs cadets, de leurs enfants.

Autant le premier spectacle faisait état d’un ressenti sur un Québec qui vieillit mal, autant ici on semble parler d’un Québec qui vieillit vite…

On a regardé derrière. On regarde maintenant devant. Nous ne sommes plus élèves, mais étudiants. Les mutants sont devenus Les mutant·es et font face à de nouvelles épreuves, de nouveaux exercices. Projetés dans ce jeu en mouvement perpétuel, ils redoublent de créativité, cherchent les sauf-conduits, les chemins de traverse, les options pérennes.

On forcera leur maturité. D’héritage reçu, on passe donc déjà au legs qui se prépare.

Chère Cadieux, n’as-tu pas l’impression que c’est la question de la pérennité qui est au cœur du trouble de ce nouveau spectacle ? Que c’est cette question qui se cherche ?

Sylvain

SOPHIE CADIEUX :

Cher Sylvain,

Dans pérennité, je vois le frottement entre les mots perpétuité et continuité. La continuité serait le mouvement pour avancer et se déplacer en gardant un sac à dos de référents et de devoirs collectifs. La perpétuité me semble une condamnation à l’immobilité. Donc, essayer de décrire l’action qu’on cherche à nommer est une tâche ardue. 

Je ressens l’ambivalence de vouloir avancer sans tout perdre et de rester sans tout figer. Les mutant·es (avec et sans leur ·es) me ramènent toujours à la mémoire. Je crois que nous devons savoir utiliser le passé, ces acquis, ces monuments pour déconstruire le présent. Il y a longtemps eu un récit qui a dominé. Les mutant·es sont aguerri·es à la multiplicité des sources, à leur individualité, à leurs vies à l’extérieur du groupe.

Alors, pourquoi hésitent-ils encore à graduer ? Changer leur costume pour un autre costume ? Est-ce que la vie et l’histoire seraient un long défilé de costumes ? 

J’avais aussi envie de t’entendre sur le modulable. Nous abordons ça avec la scénographie et aussi dans le cursus des étudiants qui devient modulable selon les limites de chacun et qui se régule en quelque sorte.

Modulable.

Ce mot qui est apparu dans le langage commun il n’y a pas longtemps.

Je pense que j’ai entendu pour la première fois parler de meubles modulables, des meubles qui servent efficacement nos intérieurs, nos besoins d’aménagement et de rangement, qui peuvent évoluer, se réassembler selon nos besoins. 

Puis sont apparues l’économie modulable, l’éducation modulable, les croyances modulables. Est-ce que le modulable est un point positif dans nos avancées ? Est-ce que de pouvoir mettre à sa main, choisir et magasiner selon nos besoins et envies font de nous des personnes plus ouvertes et épanouies ? Est-ce qu’on est un meilleur soi car nous avons la possibilité de faire des choix qui accompagnent notre unicité ?

Sophie

SYLVAIN BÉLANGER : 

L’attrait du modulable ? Tu déplaces superbement ma question. J’adore. Toute organisation, loi, convention, on la désire proche de nous tout en étant la plus adaptable et souple du monde, car on veut soi-même se garder le droit de changer, bouger et de se donner des systèmes qui nous ressemblent. Après tout, on est sortis d’un siècle où les idéologies et les utopies sont tombées les unes après les autres. Peut-être qu’on veut affronter le suivant avec justement ce besoin de ne pas fixer un groupe, un monde, une population.

Nos mutant·es n’ont plus de prof. Encore moins de maître. Même pas de coach. Le prof s’est dissout dans le système au fil des nombreuses réformes. (Des réformes au Québec qui ont parfois été conçues par du monde qui voulait « essayer des affaires », peut-être poussées par des crayons un brin trop technocrates, des réformes trop peu souvent l’œuvre de pédagogues… mais bon, je m’éloigne.) Nos mutant·es modulent l’espace et le contenu des épreuves selon leurs instincts, de façon très décomplexée. Cette dissolution du prof dans le système, dans le spectacle, n’est pas une critique. Au contraire. Je crois que l’absence du prof nous fait prendre conscience de sa valeur. Peut-être que l’absence du prof dans le spectacle propose que le système, c’est nous. Qu’on doit se responsabiliser par rapport à lui.

C’est bien connu qu’il y a un sport national au Québec qui s’appelle le chialage. Se responsabiliser déjà au stade de l’adolescence (de l’étudiant plutôt), c’est l’occasion de faire selon mon désir, mon instinct et mon jugement. C’est peut-être aussi une porte qui s’ouvre constamment. Une opportunité pour l’intelligence collective.

Mais je suis d’accord avec toi : ça pose tout de suite la question de la valeur agissante de la mémoire, du danger de ce qu’on pourrait laisser filer de précieux dans le courant d’air frais ou négliger en y allant au feeling.

J’en arrive donc à ces questions : l’intelligence collective, ça trouve comment son équilibre ? Ça se construit comment ? On y arrive quand ? C’est peut-être ça que nous appelons au fond, au cœur de l’apnée de nos mutant·es… Dans notre échange, de pérennité à modulable, tu me diriges maintenant vers ce mot, intelligence, qui m’inspire beaucoup, car elle aussi est une construction, façonnable et modulable, à la fois personnelle et collective. 

Comment conduire ensemble ce beau véhicule ? J’ai toujours senti et cru profondément que le Québec avait le beau luxe de pouvoir transformer le modulable en intelligence collective. C’est une société qui n’est pas en situation de guerre, en état d’urgence. Sa situation est privilégiée, envieuse, appréciable. Son climat, son économie aussi. Il y a des ressources, des moyens, de l’espace et du temps ici pour créer de l’équité et de l’empathie.

Mais on est des étudiants, encore et toujours, en termes d’intelligence collective. Il y a ici à la fois beaucoup de potentiel et beaucoup d’incohérences. À la fois de la volonté et de la paresse. Apprendre, ça prend combien de temps ? Ou plutôt : Pendant combien de temps doit-on apprendre avant d’agir ? L’adulte, c’est pour quand ? 

Entendu hier en répétition : « On dirait que le but aujourd’hui, c’est d’être riche et de ne rien faire… » Et ma tête part dans une vrille d’inquiétudes, encore. 

Pendant qu’on se demande ce que l’intelligence artificielle est en train de faire de nous, moi je me fascine de ce qu’on pourrait faire de notre intelligence collective. 

Quand on y goûte, n’est-ce pas à ces moments précis qu’on se sent fier et exalté, qu’on touche au plaisir ?

Sylvain

SOPHIE CADIEUX :

Cher Sylvain,

Je rebondis sur cette question : combien de temps doit-on apprendre avant d’agir ? J’ose espérer que collectivement, on puisse répondre que l’action est possible même si on est toujours en apprentissage. Il faut toutefois, ne pas se revêtir de cette action comme d’une vérité immuable. 

La force adolescente par son instinct, sa volonté de faire autrement est une source vive et inspirante. J’aime croire qu’il faut accepter l’incertitude et le chaos dans ces poussées de changement. Et accepter qu’on ne peut pas tout embrasser, tout draper d’une vérité lorsqu’on aborde une problématique. 

En vieillissant, je me passionne de plus en plus pour le gris. Je ne le vois plus comme une couleur tiède mais bien comme un terrain constitué d’une multitude de possibles. Comme les traces qu’ils laissent présentement sur la tête des mutant·es, ce gris devient synonyme de l’absence d’une couleur, d’une vérité. Il faut devenir allergique aux diktats, aux modes d’emploi.

Par leurs existences même, les mutant·es ne sont-ils pas des êtres poreux qui sont assoiffés d’imbrication de principes, de multiplication d’idées pour en créer des nouvelles ? 

Mais quel est l’espace pour se rejoindre dans nos différences ? À l’école sans maître ? Qui sont les guides ? 

On semble toujours attendre collectivement les responsables qui tiendraient à bout de bras notre système ben pesant, mais flasque comme une montre molle. 

Qui prendra le dialogue de l’apprentissage collectif à bras le corps si on ne lui donne pas l’espace et surtout le respect de cette noble transmission ? 

Je te partage que je ne sais pas. J’assiste à l’effort des forces vives au sein des institutions scolaires. Cette bataille, qui ne devrait pas en être une, est épuisante.

#bienvaillanceextrapourlesprofs

Sophie

SYLVAIN BÉLANGER :

Chère Sophie, tant de belles questions !

Je suis à la même place que toi concernant ce souci de la transmission, et sur notre porosité face aux bouleversements. Sur cette dernière, je dois dire que j’accueille personnellement le criblage de questions, inquiétudes, alertes, paniques et appels d’air de cette époque. En dirigeant une maison de paroles libres qui se veut accueillante des diversités d’écriture, je ne peux faire autrement. Il faut accepter les nouvelles mises en perspective de ces repères qui se sont placés en nous, au fil des décennies.

Je crois que nous avons placé nos mutant·es dans cette mise à disposition. Qui expose constamment leur vulnérabilité, mais qui convoque surtout leur autonomie.

Ils sont au grand vent, plus que jamais…

Cette disponibilité des mutant·es me touche. Leur respect infini les un·es des autres, leur discipline de groupe me touchent. Leur immaturité tenace et leurs dévoilements me touchent. Et personne ne recule dans cette classe. Personne ne décroche. L’apprentissage, le passage à l’action, le partage des nouvelles idées, comme tu dis, ils sont conscients que ça devra se faire ensemble. Sinon, les trivialités, les dominations et les exploitations continueront à courir librement entre nous, nos communautés, nos institutions, nos corps.

On recrée souvent sur nos scènes des solidarités qu’on espère. Les mutant·es, c’en est peut-être une. C’est peut-être notre façon à nous de mener cette bataille que tu nommes et qui t’épuise, tout comme moi.

L’éducation est le début de bien des solutions. Je crois personnellement que dans le vrai monde, nos profs forment un liant fondamental qu’on devrait reconnaître, honorer et équiper avec autant d’amour que celui qu’on porte pour nos enfants devenant ados, et qui promettent d’être adultes.

#mercipourcetéchangeprécieuxnoscoeurslancéssurscèneaugrandvent

Sylvain


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