Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

Hamza Abouelouafaa

Sylvain Bélanger a été diplômé du programme francophone de l’École nationale de théâtre en 1997. Il est aujourd’hui metteur en scène et directeur artistique du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Eda Holmes a été diplômée du programme anglophone de l’École nationale de théâtre en 1997. Elle est aujourd’hui metteuse en scène et directrice artistique du Théâtre Centaur. Des parcours professionnels parallèles, de chaque côté de la barrière linguistique, qui ne s’étaient pas croisés jusqu’à ce qu’à l’aube du 50e anniversaire de leurs institutions respectives. Prenant acte du fossé qui sépare les deux communautés artistiques, ils ont eu envie d’une coproduction, jouée dans les deux théâtres à la fois, dont ils ont confié les rênes à l’autrice, metteuse en scène et interprète Laurence Dauphinais. Sylvain Bélanger et Eda Holmes nous proposent leur correspondance autour de cette ambitieuse création qui aborde de front cette dualité culturelle montréalaise !

SYLVAIN :

Dear Eda,

Je me souviens il y a quatre ans, des débuts de ce beau projet, et je tente de me rappeler nos intentions de départ, de cet élan naturel que nous avons eu l’un vers l’autre. Mon souvenir, c’était que tout était facile et évident pour nous. Que malgré le geste symbolique, il allait de soi de se parler et de créer ensemble.

Nous avons fait l’École nationale de théâtre en même temps, dans deux sections différentes, sans le savoir (!), et plusieurs années plus tard, nous dirigeons en même temps des théâtres qui œuvrent depuis plus de 50 ans dans deux langues différentes, dans la même ville, à 20 minutes de distance l’un de l’autre.… Des vies bien parallèles… De mon côté, ce que je trouvais stimulant et évident lors de nos premières rencontres, c’était le désir réciproque de créer des rapprochements, des ponts entre nos communautés et nos pratiques, et pourquoi pas entre nos publics ! Surtout entre nos publics ! Je sentais une volonté évidente et commune de le faire de façon intègre et totale. Je sentais qu’on se permettait, sans résistance, qu’il y avait déjà dans ce projet un gros why not ? excitant. C’est toute l’aventure du métissage culturel qui me semblait riche. Pour deux théâtres de langues différentes mais qui fêtaient leurs 50e anniversaires quasiment en même temps dans une même ville, je sentais que l’évidence de « faire ensemble » était particulièrement inspirante ! Nos deux théâtres ont écrit des histoires du Québec bien en parallèle pendant ces 50 années, à s’épier de loin.

Je ne sais pas ce que tu en penses, mais je pense (sans trop d’originalité, sorry) que se parler, c’est le début d’une solution. À bien des échelles. Relationnelle comme culturelle. Même politique, si on pousse la suggestion. J’ai l’impression qu’une culture est riche quand elle se frotte, quand elle laisse entrer de l’air par ses fenêtres, quand elle donne et accepte de prendre sans la peur d’y perdre dans l’échange…

Y a‑t-il dans ce projet, porté fièrement par Laurence, davantage d’excitation face à de l’inconnu que de méfiance face à la différence ? Y a‑t-il plus de plaisir à envisager ce qu’on pourrait découvrir que de peur face à ce qu’on pourrait y laisser de compromis ? Sommes-nous finalement en train d’en apprendre davantage sur l’autre et sur soi- même dans un tel projet ? Aucune de ces questions ?

Comment bien nommer ce que propose notre projet ?

EDA :

Dear Sylvain,

Given how much we have in common now, it still stuns me to think that you and I were at National Theater School (NTS) at exactly the same time and never consciously crossed paths. I remember being so excited when I came to Centaur in 2017 when you called and wanted to talk about our two theatres collaborating. As a student at the NTS in the 90’s I had dreamt of having the chance to find a way to bridge the gap between the French and English theatre communities. I have always been so inspired by my French colleagues and could never understand why there had to be so much distance between us.

The 50 years of theatre history that our two institutions have lived so close together on the map but so far apart in the culture are such a conundrum to unravel. Each step of the process of Cyclorama has made me ask myself — why has it taken so long to start the conversation ? Is it only language that has divided our two theatrical cultures ? That seems too easy. There is difficult history for sure but there is also a certain amount of fear — the fear people have on both sides of the divide of not understanding and of being misunderstood. That is the challenge that Laurence has taken on and risen to in such a deft and creative way with Cyclorama. I believe this piece has the ability to short-circuit the fear the audiences might have of not understanding and invites them to lean into their natural curiosity about the other” and their shared passion for theatre.

You ask how do we describe what this project proposes and I think of it as the beginning of a rich conversation — one that begins in the theatre and then spreads, as you suggest, into the culture and perhaps even into the rocky road of politics. I have always believed that theatre serves a vital role in creating a healthy, democratic and progressive community by fostering an expansive spirit in artists and audiences alike. This project is a prime example of that ideal.

We have gained so much at Centaur from having the chance to collaborate with all of you at Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. We have discovered many new ways of working but also found so much in common in terms of what we all aspire to as theatre makers. Do you think that this project is the beginning of something new in Montreal ? What do we need to do to keep the fire lit for this kind of ongoing collaboration in Montreal theatre as a whole ?

Laurence and her team have conjured a wonderful theatrical ride through the story of Montreal and I am looking forward to riding the bus with you to see where it takes us !

Cher Sylvain,

Considérant tout ce que nous avons en commun aujourd’hui, je trouve incroyable que nous ayons fréquenté l’École nationale de théâtre (ENT) en même temps sans que nos chemins se soient jamais croisés, du moins consciemment. Je me souviens de mon enthousiasme à mon arrivée au Théâtre Centaur en 2017 ; je me souviens aussi de ton appel et de ta proposition de faire collaborer nos deux théâtres. Dans les années 1990, encore étudiante à l’ENT, je rêvais déjà de tisser des liens entre les communautés théâtrales francophone et anglophone. Mes collègues francophones ont toujours été une source d’inspiration pour moi, et je n’ai jamais compris pourquoi il y avait une si grande distance entre nous.

Comment, en 50 ans d’histoire théâtrale, deux institutions si proches géographiquement peuvent-elles être encore si éloignées culturellement ? Je ne comprends pas. À chaque étape du projet Cyclorama, je continue de me poser la même question : pourquoi avoir attendu si longtemps pour entamer le dialogue entre nos deux cultures ? Est-ce réellement qu’une question de langue ? J’en doute. Notre histoire a parfois été tendue, certes, mais il règne aussi une certaine peur, peur de ne pas se comprendre et de ne pas être compris. Avec Cyclorama, Laurence a choisi de relever ce défi et d’élever le débat d’une manière si ingénieuse et créative. Je crois que cette pièce a la capacité de court-circuiter la crainte du public face à l’incompréhension et de les réorienter vers leur curiosité naturelle à découvrir « l’autre », en les invitant à partager leur amour commun du théâtre.

Tu te demandes comment nous pourrions décrire ce projet… Je le vois comme l’amorce d’un riche dialogue. Un dialogue qui s’initie au théâtre et qui s’immiscera ensuite, comme tu le suggères, dans la culture, jusqu’à percer, qui sait, le discours politique parfois coriace. J’ai toujours pensé que le théâtre devait jouer un rôle de premier plan dans une démocratie saine et progressiste en insufflant un désir de communion chez les artistes et le public. Pour moi, ce projet représente parfaitement cet idéal.

Le Théâtre Centaur s’est déjà tellement enrichi de cette collaboration avec le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui. Nous avons découvert de nouvelles façons d’aborder le travail, mais également de nombreux parallèles dans notre manière d’envisager le théâtre. Crois-tu que ce projet est le début d’une nouvelle ère théâtrale à Montréal ? Comment pouvons-nous garder cette flamme allumée pour assurer une collaboration continue entre nos deux communautés ?

Laurence et son équipe nous ont organisé un fabuleux voyage au cœur de l’histoire de Montréal, et j’ai très hâte de monter à bord de cet autobus en ta compagnie pour découvrir où cette aventure nous mènera !

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Hamza Abouelouafaa

SYLVAIN :

Je poursuis et attrape ce que tu écris si bien sur le beginning of something. C’est très juste. C’est intéressant que tu le nommes comme ça parce que ce premier projet commun, sous l’impulsion de Laurence, est un récapitulatif historique, des histoires parallèles devenant histoire commune. Comme si, pour se mettre à la même place, on devait refaire les chemins historiques des deux communautés théâtrales pour arriver finalement à aujourd’hui. Au why not ? de Laurence, si beau et si fort à la fois. 

Ce que tu écris m’emmène surtout à imaginer la suite. C’est intéressant car Cyclorama est un passage logique obligé, à la fois historique, artistique et humain. Laurence brise le mur généreusement. Son spectacle crée totalement la rencontre, en traversant tous les paliers d’échanges du projet : Eda/​Sylvain, équipes Centaur/CTD’A, Laurence/​Antoine, les historiens Alexandre/​Erin, et finalement les publics Centaur/CTD’A. Total shake hand ! Tout le monde travaille avec l’autre, tout le monde rencontre l’autre. Tout le monde joue au même jeu du réel. 

Mais après, on fait quoi ? Peut‑être qu’on doit raconter les histoires que nous partageons, celles d’aujourd’hui, des rues et des gens qui nous traversent et nous bousculent. J’image qu’il faudra actualiser notre relation rapidement, dans nos prochains échanges. J’espère qu’on aura plus besoin d’un autobus pour faire circuler nos publics d’un lieu à l’autre, que nos artistes collaboreront tout naturellement les uns avec les autres, que nos coproductions pourront être jouées par une même équipe. Cette fluidité me fait rêver. J’espère surtout que nous pourrons dépasser la relation à deux pour parler d’une seule voix dans un spectacle qui sortira de nos deux quartiers, que ces prochains projets nous sortiront de nos propres murs. Tourner un spectacle ensemble, en français et/​ou en anglais, hors Montréal, hors Québec, ce serait ça mon prochain Why not ? Pour que le nouveau NOUS ne soit jamais limitatif, qu’il s’inscrive dans une communauté connectée et élargie, toujours en découvrant de nouveaux complices, à Toronto, à Paris, à New-York, à Berlin, etc. Car ce monde-là, c’est déjà celui dans lequel nous vivons, non ? 

EDA :

And now the world ! Why not indeed ! I believe that this Total hand shake”, as you have so wonderfully named this process, reflects the unique potential of Montreal as a city. Living here, we have the privilege of a truly pluralistic society that is enriched by people from all over the world who are drawn here by all kinds of things — the universities, the bilingual reality of the city or simply by the exceptional joie de vivre that this city emanates and which fuels the rich cultural life that pulses in every neighborhood. I agree that the next step is to imagine how we can make productions that are made by artists as linguistically free and culturally and generationally diverse as the people we see on a city bus. In that way, we can make theatre that truly reflects the magic reality of our city and that is something the world will want to know about. Cyclorama is putting our collective audiences on the bus together which is such a great start. You are right — from here we can go even further outside of our own walls and our own experiences to collectively bring new projects to life that can speak in French and/​or English and can expand our collective humanity.

At the end of the day, no matter where in the world we live, we are all confronted as human beings by life speeding along with very few places to stop and ponder what it all means. Artists are the people who build places for us to stop and ponder. Here in Montreal we are rich with artists who can do that in both languages. I am already imagining some of the exciting artists we can bring together from our two communities who could expand the world for the rest of us.

À nous le monde ! Why not ? Pourquoi pas, en effet ! Je crois que cette Total hand shake, cette « poignée de main absolue » dont tu parles si bien reflète à merveille le potentiel à la fois si pluriel et si singulier de Montréal. Vivre dans cette ville nous offre le privilège de côtoyer différentes cultures, d’ouvrir une fenêtre sur le monde et de s’enrichir des gens qui ont choisi de vivre ici pour toutes sortes de raisons : l’accès aux universités, la réalité bilingue ou simplement l’exceptionnelle joie de vivre qui émane de la ville et qui rythme la vie culturelle de ses quartiers. Je suis d’accord avec toi : la prochaine étape, c’est de réinventer la manière de créer des spectacles pour y inclure des artistes qui portent une langue aussi libérée et qui proviennent de cultures et de générations aussi diversifiées que les gens que l’on croise dans un autobus de la ville. De cette manière, nous arriverons à créer du théâtre qui traduit fidèlement l’ADN de notre ville dans toute sa magie, et ça, c’est quelque chose que le monde entier aura envie de découvrir. Cyclorama fait monter le public à bord de cet autobus, et c’est un merveilleux début. Tu as raison : à partir d’ici, nous pouvons nous rendre n’importe où, nous pouvons explorer au-delà de nos murs et de nos expériences pour offrir des projets en français, en anglais ou dans les deux langues qui transcenderont nos différences et élèveront notre humanité. 

En fin de compte, peu importe où nous sommes et d’où nous venons, le rythme haletant du monde actuel nous happe et laisse bien peu de temps et d’espace à la réflexion. Les artistes sont là pour créer ces moments d’arrêt. Et nous avons la chance, à Montréal, d’avoir des artistes qui peuvent nous offrir ces espaces de réflexion dans les deux langues. J’imagine déjà avec enthousiasme des occasions de rassembler des artistes des deux communautés qui contribueront à enrichir le monde pour nous. 


SYLVAIN :

C’est intéressant cette forme de responsabilité que tu nommes sur l’image créée et véhiculée sur une ville ou un endroit dans le monde. J’ai toujours cru que c’était l’affaire de tous et toutes, que les gens « faisaient » l’endroit, que nous avions tous et toutes une responsabilité sur la perception que les visiteurs (et nous- mêmes) avons de la vie qui bat dans cette ville ou sur la réputation qu’on en fait. 

Car qu’est-ce que le cœur d’une ville, sinon que l’esprit qui s’en dégage entre les gens, la nature et le rythme de leurs contacts, de leurs conversations, des échanges de regards, de l’hospitalité, de la curiosité des uns pour les autres. 

Notre relation à une ville, c’est aussi la nature des déambulations qu’on y fait. Et la façon dont on les fait. Que ce soit par habitude ou par plaisir. Cyclorama est peut‑être l’une de ces déambulations, à l’intérieur de notre propre ville. Mais nous avons tous fait des centaines de déambulations dans cette ville, dans ses quartiers, ses commerces, ses espaces publics. La plupart du temps en appréciant le décloisonnement, la nouveauté, l’étrangeté, la découverte. Mais la grande majorité des déambulations que l’on fait dans nos théâtres a été déterminée par ce rapport à la langue.

À une langue… On pourrait dire que c’est culturel, que ça s’explique, que c’est tout naturel, avec les époques, avec les élans d’affirmation ou avec les besoins spécifiques et ponctuels des communautés. Mais aujourd’hui, ça me semble curieux. Ça me semble curieux que mes déambulations théâtrales, dans cette ville, aient été influencées à ce point par la langue. Alors que toutes mes autres « déambulations » , disons culturelles, cinématographiques, musicales, esthétiques, n’ont jamais été influencées par aucune frontière. 

Cyclorama, (peut‑être), fait tomber une barrière construite par le monde du théâtre de cette ville-ci, spécifiquement, et qu’on peut franchir plus aisément qu’on le croit avec un simple souffle. Du moins, aujourd’hui. C’est ce qui fait sa beauté pour moi. 

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Hamza Abouelouafaa

EDA :

You are right that the heart and soul of a city are made up of the people who live there. Whether born there or drawn there each individual contributes to the life of that city. Part of Montreal’s uniqueness is in fact the possibility to live a fully bilingual life here. It is striking that while most of the culture people consume on both sides of what has been historically defined as the « two solitudes” comes from all over the world in terms of music, film and TV, theatre remains divided almost by habit by a notion of mother tongue”. I am so proud to be part of the creation of Cyclorama since it challenges that habit in the audience on both sides of the divide.

I have always been inspired by the fact that your theatre has the word Today” embedded in its name. It signals your commitment to the contemporary relevance of everything you produce and present. By contrast I am equally proud of the name of our theatre — Centaur” — which defines us as a mythical beast and commits us to imagining worlds that we may have never seen before but inspire us to dream the dream of what if?”. For me Cyclorama is
a beautiful melding of Today” and What if?” in Montreal. Thank you for embarking on this journey through the past into the present with a challenge to the future that proposes why not?”.

Comme tu le dis si bien, le cœur et l’âme d’une ville sont façonnés par les gens qui y habitent, de naissance ou d’adoption. Chaque personne contribue à la vitalité d’une ville. L’une des particularités de Montréal est la possibilité d’y vivre pleinement dans les deux langues. Il est étonnant de constater que la culture que les gens consomment, francophones comme anglophones, ces gens faisant parties des « deux solitudes », que cette culture, donc, provient de partout dans le monde lorsqu’il s’agit de musique, de cinéma et de télévision et que pourtant, au théâtre, la consommation (est-ce par habitude?) demeure dictée par la notion de « langue maternelle ». Je suis si fière de faire partie de la création de Cyclorama, puisqu’elle bouscule cette habitude chez le public des deux réalités linguistiques.

J’ai toujours été éblouie par le fait que le nom de ton théâtre comporte le mot « aujourd’hui ». Son nom oblige à ancrer au présent tout ce qui y est créé et présenté et à y insuffler une pertinence contemporaine. En contraste, j’adore que le nom de notre théâtre fasse référence au centaure, cette bête mythologique qui nous force à rêver et à imaginer des mondes qui n’existent pas encore. Et si ? Pour moi, Cyclorama est un fabuleux mélange « d’aujourd’hui » et de « et si ? » à propos de Montréal. Merci d’avoir embarqué dans cette aventure qui nous fait voyager du passé au présent avec cette invitation à nous tourner vers l’avenir : Why not ? Et pourquoi pas ?

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