Depuis une dizaine d’années, le théâtre est créé par des gens qui sont très loin de la nostalgie, très loin de l’enseignement des maitres, très loin des traditions.
Le théâtre qui s’écrit aujourd’hui est celui d’artistes en pleine démarche de détachement ou d’émancipation.
Une définition : Action de s’affranchir d’un lien, d’une entrave, d’un état de dépendance, d’une domination, d’un préjugé.
Une deuxième, reliée au monde juridique : L’émancipation octroie au mineur une plus grande autonomie en lui permettant d’accomplir certains actes qui lui étaient auparavant interdits.
Cette deuxième définition me fait penser à ce portrait qu’on fait souvent du Québec en le comparant à un adulte non advenu, pris entre le repli sur lui-même et la fuite, un adolescent, avec « un pays coincé dans la gorge », comme dirait l’autre. Mais on se base sur quoi pour dire ça ? Une souveraineté non advenue ? La succession de révoltes au souffle court depuis les Patriotes de 1837 ? La désillusion de 1980 ? L’essoufflement de la Révolution tranquille ? Ce sont des rapprochements théoriques qui peuvent fonctionner, oui. Mais véhicule-t-on plutôt cette métaphore de l’adolescent à cause de notre difficulté à nommer le ou les projets collectifs qui définissent les contours d’une identité en mutation.
Notre identité se raconte de moins en moins, car elle se joue au présent, dans la vie d’aujourd’hui. Elle se joue dans l’urgence de se solidariser au plus vite autour des questions environnementales, surtout. Elle se joue dans l’urgence de se solidariser au plus vite autour d’initiatives qui feront les nouvelles économies. Celles qui sont plus équitables, moins destructrices. Elle se joue dans la passion et la créativité que nous déploierons afin d’orienter nos écoles, d’abord et avant tout !
Notre identité se joue plus que jamais dans l‘action locale, citoyenne. Surtout dans ce monde dit globalisé. « Agis dans ton lieu, pense avec le monde », écrivait Édouard Glissant.
La transformation sociale du Québec n’est pas motivée par le rejet des enjeux du passé, ni par une fuite facile vers l’avant, ignorante des questions identitaires et politiques. Notre collectivité — son succès, son humanité — est davantage tributaire d’actions solidaires et urgentes à poser pour sauver les écosystèmes et freiner les inégalités sociales.
Ce Québec d’aujourd’hui, je crois, s’émancipe de discours devenus rengaines qui ne s’inscrivent plus dans cette urgence. Le Québec n’a plus peur de lui-même. Il ne sait même pas de quelle peur vous parlez. Les jeunes auteurs qui me stimulent anéantissent ces refrains et écrivent un Québec en pleine démarche d’émancipation. On tente souvent, à force de sociologie à cinq cennes, de nous faire croire que nous sommes sans passé, sans histoire, sans mémoire surtout. Je ne crois pas à ça. On colporte cet adage, comme on colporte des théories éculées. Un jour, ces théories se révèlent déconnectées de la pratique. Elles vous empêchent d’avancer. Ce jour est déjà maintes fois « survenu ».
Le « Je suis un homme ! » d’Hosanna, de Michel Tremblay, les « We are not alone », « Nous savons que nous ne sommes pas seuls » du Speak White de Michèle Lalonde appellent, après les larmes et la colère, à un dépassement d’une condition par une solidarité avec ceux et celles qui refuseront eux aussi de disparaitre, d’être dominés. Annick Lefebvre, qui termine son J’accuse avec « Je vais refuser le traitement » est animée du même souffle de ceux qui désirent s’émanciper.
Le désir d’émancipation chez nos auteurs est partout. Il est d’hier et d’aujourd’hui. Il y a sans doute là une quelconque filiation. Un monde qui se construit par des relais, par la répétition.
Et le théâtre qui s’écrit aujourd’hui s’inscrit dans un monde qui se veut expéditif, euphorisant, positif. Parce que le temps nous manque. Parce que le temps ne peut plus être consacré à des promesses, non plus à des vœux, et encore moins à de douloureux souvenirs. Le théâtre d’aujourd’hui est l’œuvre de celui qui réagit. C’est un théâtre écrit par celui qui veut s’émanciper. Rejet. Cassure. Les écritures d’aujourd’hui sont violentes, car elles s’écrivent de l’intérieur d’une coupure.
Le Québec n’a pas le temps actuellement de réfléchir sur lui-même, ou de revenir sur son histoire, ou de penser à son avenir, de se poser. Il n’a pas le temps de se donner des perspectives. C’est un Québec qui sauve sa peau. C’est un Québec en temps d’insécurité économique. C’est un Québec aux aguets qui se sent de plus en plus près de l’horreur, comme celle du Bataclan. C’est un Québec qui angoisse quand il s’étire le bras et qu’il constate que la calotte glaciaire se liquéfie. C’est un Québec qui se demande tous les jours si Trump peut réalistement être élu. C’est un Québec qui voit se multiplier les replis identitaires de plusieurs nations amies. C’est un Québec qui s’endort en voyant les yeux suppliants de milliers et de milliers de gens qui veulent migrer.
Le théâtre d’ici est devenu réactif à force d’exposition aux horreurs et aux catastrophes. Il est devenu nerveux. Il s’exprime par soubresauts. Il articule de courtes séquences d’indignation, puis se replie. Il est spontané, séquentiel, arythmique.
Le théâtre d’aujourd’hui est pragmatique, concret. Il a quitté le berceau déjà. Son émancipation survient, par un instinct de survie, à la vue de choses affolantes.
Dans ce monde-là, l’auteur de théâtre n’est pas trop logique ou réfléchi. Il panique et réagit avec violence, stupéfaction, effarement, cruauté, ingratitude et parfois même avec un mutisme ou une révolte qui entrainera plus tard les autres.
L’affirmation sociale ne se présente pas aujourd’hui avec des visages que vous vous attendez à voir. Les révoltes d’aujourd’hui se préparent chez des gens que vous croyez peut-être insouciants et désintéressés. Moi je crois que ces gens-là, comme nos auteurs, s’activent avec une autre compréhension du monde, pas sombre du tout. Ils assemblent, dans leur monde cru et véridique, les éléments indissociables d’une suite du monde dans laquelle ils nous entraineront tous.