Au moment d’écrire ces lignes, je reviens tout juste de New York. En une semaine, j’ai pu capter dans cette ville la déception concernant l’élection récente de Donald Trump. Dans l’air, j’entendais ce refrain d’une année 2016 qui avait été difficile, décevante. La morosité s’imprégnait. C’est comme si on prenait là, maintenant, toute la mesure du rêve Obama passé comme mirage finalement. Loin de moi l’envie de faire une chronique sur la politique américaine. Mais je me suis alors demandé ce que la scène new-yorkaise, le théâtre là-bas, contemporain, ce que ses auteurs auraient à dire prochainement sur ce climat. Je me suis demandé ce qu’un théâtre subventionné, un « CTD’A » de là-bas, avec un 100 % d’écritures locales, aurait à dire sur ce retour du balancier républicain, avec cette élection gagnée sur 2 – 3 cordes sensibles populistes bien « ciblées », comme on dirait en marketing : la peur des étrangers, l’exaspération et la colère provoquée par une économie difficile, l’idée que l’Amérique ne serait plus cette puissance qu’on a connue et qu’il fallait rapidement faire redevenir « great again ». (1)
J’ai eu la chance de commencer la matinée du Premier de l’an 2017 dans une cérémonie gospel d’un quartier populaire de Brooklyn. Une expérience dont je me souviendrai longtemps. Un vieux rêve de ma blonde que nous réalisions enfin. Mais ce gospel, normalement si joyeux, jubilatoire même, laissait beaucoup de place au très long sermon du pasteur qui témoignait avec force d’une année 2016 difficile pour sa communauté, pour sa ville.
Je me suis alors demandé à quoi il faisait référence, exactement. Aux nombreux disparus ? À une situation économique globalement difficile ? Aux attentats récents de Paris, Nice, Miami ? À celui de la veille à Istanbul??? À la crise migratoire que vivent la Syrie et ses environs ? Aux évènements tragiques de l’année qui nous ont rappelé que « Black Lives Matter » ?
Dans mon esprit, une part de cette morosité contre laquelle voulait lutter le pasteur venait d’être considérablement alimentée par l’élection de Trump. Dans le refrain populiste, cette peur d’un monde étranger qui terrifie et dont on tente de se protéger pouvait être validée encore une fois, non pas par un évènement, mais par les votes de leurs frères et sœurs américains pour cet homme qui rêve de puissance, de richesse et de domination.
Le gospel du 1er janvier à la Concord Baptist Church of Christ de Bedford-Stuyvesant dans Brooklyn avait le vin triste. Je me suis alors dit que le théâtre devait combattre toute forme de morosité. Non pas en divertissant, mais en attaquant ce qu’il observe. Comme dans un Fight Club. Comme ces lieux clandestins qui servent de purge pour des combattants d’un soir qui veulent se convaincre qu’ils sont encore capables de gagner quelque chose. Que le théâtre pouvait aussi célébrer « the joy » comme dit ce gospel qui se chante autour de moi ce matin-là. « We gotta be out there ! For everyone ! With the people that are not like us, with the people who don’t think like us ! We gotta be out there. » Dans l’action, autrement dit.
Le théâtre c’est ce lieu de combat, ce Fight Club, le lieu d’une purge, celle faite avec les mots qui nous tiennent vivants et qui combattent la morosité. Cette morosité que je sens trop souvent dans les discours, celle qui anesthésie et qui surtout colporte des injustices que nous connaissons trop bien.
Je sors de là et marche vers la rue Marcus-Garvey. Un mur peint du visage de Malcolm X me rappelle ces mots de la lutte pour davantage de justice en Amérique, mais pas seulement. Les mots de toutes les injustices. Ces mots résonnent toujours. Je me dis aujourd’hui que la passion à laquelle on s’adonne au théâtre, comme dirait Michel Garneau, c’est celle d’un « travail de la mémoire et du désir ».(2) Que le souvenir, sans le désir, est plutôt nostalgique. On pourrait ajouter en ces premiers jours de 2017 que la morosité peut être combattue avec cet alliage d’une mémoire vivante et d’un désir de combattre. Les articles de ce numéro du 3900 le témoignent : « We gotta be out there ! » Les rencontres d’Alexandra Szacka pour Gilles Poulin-Denis et de Renée pour Alexia Bürger nous le suggèrent avec franchise. La réflexion de Catherine Lalonde aussi.
Subsistera encore et toujours pour les auteurs le choix judicieux des combats à mener. Là-bas, comme ici. Pour célébrer quelque chose qui ressemble à de la joie. Elle n’est pas toujours bruyante et même perceptible cette joie dans le théâtre critique que l’on fait, dans ce théâtre qui nomme nos contradictions et nos paradoxes. Dans cet exercice de spectateur qui nous invite à déchiffrer les miroirs déformants suggérés par nos auteurs. Mais la joie est peut-être ce début de sentiment qui nous anime quand on sort d’ici, sur la rue Saint-Denis, peu importe la saison.
La même journée, au sortir de cette bouche de métro de la 23rd St et de Washington Square, dans Manhattan, un itinérant est assis et me regarde. Sur sa pancarte de fortune, il a écrit « Fuck Trump » avec un feutre. Ça fait aussitôt rire mon fils. L’esprit critique suscite tout de même le début d’une joie, me suis-je dit. Ce petit rire est peut-être le début d’un monde nouveau.
(1) : Je suggère cette lecture intéressante du numéro : Que reste-t-il de la puissance américaine ? Courrier international, numéro hors série, sept.-oct.-nov. 2016
(2) : Le travail de la mémoire et du désir, tiré de : De la poussière d’étoile dans les os, de Michel Garneau. VLB éditeur, 1985.