Le magazine
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d’Aujourd’hui

photo Valérie Remise

Habité par ce qui anime la saison 19/20, je me demande si j’aurais pour ma part le courage de changer de vie. Mais… ai-je réellement besoin de m’imaginer être quelqu’un d’autre, de m’imaginer bifurquer de « ma ligne », de « lâcher », de « faire autre chose » ? Et surtout pour quoi ? Pour répondre à quelle pulsion, quel désir ? Pour évacuer quelle peine, quel ennui ? Courage ou lâcheté ? Partir ou rester ? JE pourrait-il être UN AUTRE ?

Il m’arrive une minute par jour de me draper dans une envie intense de vertu, une envie subite de quitter ce monde « du spectacle » pour faire véritablement œuvre utile, en me recyclant dans l’humanitaire et sur un autre continent. Je pourrais faire une vie nouvelle pleine de simplicité volontaire, en fabriquant, une fois pour toutes, cette mini-maison bioénergétique qui a tout de la vie durable et non polluante. Je transformerais toute ma honte et ma culpabilité de prédateur de planète en multipliant une centaine de fois par jour des habitudes zéro déchet et pro-respect des organismes qui composent la nature. Je pourrais me liquider de tout matériel grâce à Kijiji, acheter ensuite deux billets d’avion pour la Nouvelle-Zélande et convaincre mon amoureuse qu’après vingt-cinq ans de vie commune, l’élevage de moutons heureux nous attend, qu’il faudrait aller nous faire voir ailleurs, là où on ne nous attend pas.

Se recréer. Pourquoi pas ? Mais surtout, comment ? Le faire pour vrai est surement plus simple et plus compliqué à la fois. Une fois le geste extraordinaire posé, ce doit être assez cool, j’imagine : on doit expérimenter une lune de miel avec soi-même, avec un nouveau look. Même notre peau doit sentir autre chose ! Certains de nos petits bobos de peau ou de cœur doivent s’évaporer. On appellerait « santé » ce phénomène, cure de soi, jouvence identitaire, poésie ! On se dirait : c’est aussi ça la vie ! Ma vie !

Sans doute… Mais je crois que se recréer, c’est réalistement, et la plupart du temps, par une série de petits déclics que ça se produit, grâce aux autres et aux points de vue nouveaux qu’ils nous offrent. Lorsqu’on est trop lâche ou trop sage pour ne pas s’embarquer dans des scénarios extravagants, on préfère aussi les lire, à coups de romans, à coups de fictions, par des auteurs qui osent imaginer les bombes de désir qui restent goupillées en nous.

Je rencontre constamment de ces petits déclics. Je pourrais en citer plusieurs exemples, puisés entre autres dans mes lectures de l’été dernier. Que ce soit la narratrice de cette Karoline Georges, dans son roman De synthèse, qui malgré un inconfort avec ses parents, trouve une façon de les porter silencieusement en elle, et qui propose ainsi une définition toute personnelle de ce qu’est le pardon, la reconnaissance. Que ce soit le mouvement incessant de l’imaginaire débordant de Jean-Christophe Réhel qui, dans son roman Ce qu’on respire sur Tatouine, refait sa vie à répétition, à coups de scénarios imaginés, gratuits (et souvent très drôles !). Et que dire de mon admiration pour ce petit Washington Black, personnage courageux d’Esi Edugyan qui, au XIXe siècle, échappe à un destin tracé au fer rouge de l’esclavagisme pour une vocation scientifique ?

Dans la saison qui se prépare, la plupart des narrateurs (j’aime bien ce mot, car il invite à suivre pas à pas le moment présent et n’inspire pas de fin prévisible ou ne prescrit pas de résultat) ont besoin de l’aide de quelqu’un pour raconter. J’aurais pu jouer le même jeu avec cet édito, non pas demander à quelqu’un de raconter à ma place, mais de présenter quelqu’un qui m’aurait permis de raconter ce que je n’aurais pas pu dire sans lui.

Mais ce jeu résume finalement assez bien mon travail, à l’année. Chacune de mes conversations ou séances de travail est ainsi faite. Mon quotidien est constamment ponctué de ce que je trouve « grâce aux autres ». Les directeurs et directrices artistiques, nous travaillons un peu à l’image des éditeurs : nous travaillons en faisant appel à cette même confiance qu’on accorde à l’éditeur qui lui, confie ses découvertes en profitant de la signature rassurante d’une maison reconnue. Quelqu’un parle donc toujours à notre place ! JE devient toujours QUELQUUN D’AUTRE ! Quelqu’un raconte à chaque spectacle ce que nous n’arrivons pas à dire sans lui !

Je suis donc partout et nulle part à la fois… Une centaine de vies dans lesquelles je me fonds, en disparaissant, tout en conservant la mienne. Que j’influence, mais sans apparaitre, sans jamais raconter mon histoire finalement…

Ceci dit, cette forme d’anonymat me convient. Et je continuerai d’influencer délicatement les histoires des autres, les fictions des autres. Ces fictions qui deviennent confortablement les miennes.

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