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Mathieu Larone

Marie-Hélène Voyer est poète, autrice et professeure. En 2021, elle publie son essai L’Habitude des ruines (Lux Éditeur), un plaidoyer contre la laideur et le mépris du patrimoine bâti au Québec. Dans son livre, elle se désole que nos villes et villages, cerclés de boulevards impersonnels, finissent par tous se ressembler. Elle pointe du doigt notre négligence et notre désintérêt à l’égard des bâtiments, des maisons, des églises que nous laissons à l’abandon, avant de les détruire et de les remplacer par des châteaux de colle. Elle s’enrage d’un Québec qui tourne le dos à la richesse de son passé, mais qui du même souffle, prétend que nous n’avons pas les moyens de la beauté.

Touché par son essai dans lequel il a retrouvé plusieurs de ses inconforts et de ses préoccupations, Sylvain Bélanger a rencontré Marie-Hélène à l’aube de la saison 2024 – 2025. Ensemble, ils sont partis de la figure de la ruine pour parler de création, de démissions et des liens qu’on tisse entre nous et les autres.

SYLVAIN BÉLANGER :

Ma saison s’intitule Ce qui reste et dans mon texte de présentation, j’ai écrit que « dans chaque ruine, il y a un souvenir et un trésor. » Le mot ruine est fort et éclairant pour moi. Je me demande si une ruine, c’est nécessairement quelque chose d’abandonné et de fini qu’on regarde se détériorer passivement. Est-ce que ça pourrait au contraire être un point de départ ? 

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

Pour moi, une ruine, c’est d’abord l’incarnation concrète du temps. Se tenir devant une ruine, c’est être devant le temps. Ça, ça me fascine. Le temps, c’est une donnée imprécise, mais à certains moments dans nos vies, il se spatialise dans notre face. La ruine nous donne des leçons d’impermanence et de faillibilité. Elle nous montre que nous ne sommes pas tout-puissants ! Elle est devant nous et elle nous accuse. Elle est aussi une leçon de nos démissions et de nos abandons. Tout ça nous oblige à une certaine lucidité. On est le début de rien ! On n’est même pas le renouveau de quelque chose. On s’inscrit à la suite de ceux et celles qui nous ont précédés. Cet orgueil de la renaissance, « ça va renaître par nous », je n’en ai pas besoin. Je suis à un moment de ma vie où la positivité à tout prix me gosse. Je suis réticente à voir du positif partout. Parfois, une ruine est une ruine et c’est tragique.

SYLVAIN BÉLANGER :

Mais après l’accusation et la lucidité, quand on a une ruine devant nous, est-ce que c’est possible de relancer le chantier ? Je pense que les artistes font ça. Cette saison, j’ai l’impression que les créateurs sont passés à l’action et ont transformé les ruines en œuvres en prenant toutes sortes de directions. Par exemple, qu’est-ce qui reste dans une maison après le passage d’un couple, d’une famille ou qu’est-ce qui reste quand on quitte son pays d’origine pour s’installer ailleurs. Ça passe du relationnel et du familial au patrimonial.

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

La ruine appelle la mise en récit et l’invention. Après la claque de la démission, il y a la fouille. Moi-même, quand j’écris, j’ai l’impression que je ne fais rien de différent que quand j’étais enfant. Quand j’étais petite, j’allais jouer dans les fondations d’une grange abandonnée derrière chez ma gardienne. J’adorais ça trouver des objets et leur inventer une utilité ! J’ai retrouvé ça dans ta programmation, ce besoin de s’accrocher aux petites choses pour faire face à un monde qui disparaît. Retricoter du lien et du sens, créer des rituels à partir des bouts de ficelle et des morceaux de porcelaine qui restent.

SYLVAIN BÉLANGER :

T’as raison, un artiste n’a pas besoin de grand-chose pour partir une histoire. Ça peut être une photo, de la correspondance, un objet. 

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

Dans la ruine, on trouve des artéfacts qui sont le contraire du monumental. Pour moi, ils s’inscrivent dans une quête de rituel et du refuge. J’adore la figure de la cabane pour ça ! Se construire une cabane, même bancale et avec peu de moyens, et faire communauté.

SYLVAIN BÉLANGER :

Je reviens au mot démission que tu utilises souvent. Je le sens à tous les niveaux. Cet été, quand j’ai appris que la plupart des aides financières accordées aux principaux diffuseurs et producteurs de Montréal et de Québec avaient été gelées, j’ai pensé à ton livre. Encore une fois, ce qu’on a fondé il y a 50, 60 ans, on ne s’en occupe pas ! On laisse à elles-mêmes nos maisons théâtrales. On aime mieux démarrer de nouveaux programmes pour montrer qu’on invente des choses, qu’on est de notre temps. Pour moi, c’est une démission.

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

Absolument. C’est le culte du Nouveau Monde. On valorise le toujours neuf et le toujours jeune, même dans nos rapports aux créateurs. La majorité de l’argent est consacrée à la relève. Mais comment on accompagne nos artistes dans le temps ? On leur envoie le message que si tu as la vraie vocation et l’esprit de sacrifice, tu vas être agile et te démerder. Je ne sais pas si c’est une démission ou un renoncement, mais comme dans plusieurs milieux, on se fie beaucoup au feu sacré et on entretient une idéalisation complètement fausse du statut de l’artiste. J’entends aussi autre chose dans ce que tu me dis. J’entends la rhétorique du gros bon sens qui essaie de nous convaincre que nous n’avons pas les moyens de l’art, de la beauté et de la mémoire. Honorer notre histoire, c’est un privilège et un caprice. Je me demande par qui on s’est laissé convaincre qu’il y avait des choses trop grandes pour nous.

SYLVAIN BÉLANGER :

C’est vrai, quand c’est le temps de se projeter, de bâtir un édifice extraordinaire, de repenser un quartier, on dirait que c’est de l’ouvrage et que ça coûte toujours trop cher. Chaque fois que j’arrive dans une nouvelle ville et que ça ressemble à un autre boulevard Taschereau, je capote.

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

C’est sûr, il n’y a rien qui ressemble plus à un alentour d’un Walmart qu’un autre alentour de Walmart. Ce sont les succursales en série. Un CLSC et un concessionnaire auto, c’est pas mal la même architecture. On est dans le règne de l’interchangeable.

SYLVAIN BÉLANGER :

Mais j’ai l’impression que ça ne ressemble pas au Québec l’ensemble de ces réflexes-là, cette américanisation, cette commodité à tout prix. 

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

Je suis parfaitement d’accord. C’est notre aliénation ordinaire. Tu sais, j’habite une maison qui ne me ressemble pas. On pourrait s’imaginer que je reste dans une vaste maison patrimoniale entourée de pommiers, mais c’est pas le cas. Pour des raisons pratiques et ordinaires de vie de famille, j’habite dans cette maison-là. Il y a le fantasme et le réel, l’espérance et la contrainte. C’est la même chose pour le Québec. Ça se peut qu’on habite un Québec qui ne nous ressemble pas. Mais déjà le nommer, c’est le début d’un élan.

SYLVAIN BÉLANGER :

Quand tu parles d’un Québec qui nous ressemble ou pas, ça me fait penser à toute cette question des récits communs dont la culture québécoise est une des manifestations. Je trouve qu’il y a une atomisation des causes, des combats. Chacun est assez dans sa bulle, dans sa communauté et on ne peut pas nier les tensions et les frictions qui existent entre les clans. Je me demande comment on peut fabriquer du collectif.

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

Oui, c’est assez vertigineux, mais j’essaie de me rassurer en me disant que la quête première de l’atome, c’est de se lier. Peut-être seulement des petits agrégats et des constellations de cellules au début, mais je pense que le vivant cherche toujours à se lier. Et c’est par l’art notamment, qu’on va trouver la voie vers un nous, vers une mémoire qui nous fédère. Enfin, j’espère, mais c’est pas simple.

SYLVAIN BÉLANGER :

Dans un théâtre de création comme le nôtre, on a toujours voulu être l’allié de toutes les causes et là, je suis rendu à l’étape où je cherche les récits communs. J’aime ça quand tu parles de créer du lien, même si pour l’instant, on a l’impression que les différents combats évoluent indépendamment dans des corridors de natation ! Des fois, comme directeur artistique, je me demande si je ne suis pas en train de créer des publics distincts alors que mon rôle serait de trouver des récits communs. On dirait que les gens vont chercher leurs semblables au lieu d’être curieux de l’autre. Alors je me dis que la job du théâtre, c’est peut-être ça, jouer à ce qu’on n’est pas, se projeter dans d’autres vies extraordinaires. Mais c’est pas évident. Les artistes se disent : « Je suis qui pour changer le monde ? Je suis qui pour attaquer tel conflit international ? Je préfère parler de moi et de ma famille. » Je pense que cette proximité appauvrit la culture théâtrale, mais en même temps, il y a des spectateurs qui se reconnaissent fortement dans ces représentations et ça les touche profondément. L’autofiction devient une arme à double tranchant, il y a à la fois une forte identification, mais du même coup, une perte de rêve, de grandeur ou d’évasion. Entre l’idéalisme et les réflexes d’aujourd’hui, je pense qu’il y a un pont à faire.

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

J’ai la certitude que le début de l’amitié et de la vie en commun, c’est de s’intéresser à l’autre. Quand je demande aux gens de se raconter à moi, je me comprends mieux moi-même. Et c’est rarement à sens unique ! Ça ne m’est pas arrivé de m’intéresser à une personne et qu’en contrepartie, elle ne s’intéresse pas à moi. C’est vrai, il y a un désir de se raconter et d’être vu qui est manifeste, pas juste au théâtre. Et si ça passe par là, par cette prise de parole, bon dieu, c’est pas une torture ! J’ai envie de dire : « Racontez-vous, racontons-nous jusqu’au bout de la nuit ! » Et on va trouver à se mailler, à se lier, dans ces différentes histoires qui obligatoirement ont des points de convergence. De toute façon, je sais plus si on peut parler des Québécois comme une évidence, en termes d’origines et de langue même. En préparation de cette rencontre, tu m’as demandé quels mots définissent le mieux les Québécois, est-ce qu’ils sont actifs ou passifs, conséquents ou influençables ? C’est la question la plus difficile que tu m’as posée ! Déjà, je ne peux pas parler de Québécois, mais je constate que nous sommes tous et toutes, à notre époque, saturés. On est tellement saturés de travail, mais aussi d’injonctions permanentes et contradictoires. L’injonction permanente de toujours devenir une meilleure version de soi-même, toujours mieux documentée, mieux engagée. Où est la place de l’oisiveté et de l’ennui ? Je pense qu’on manque de terrains vagues, dans nos villes et dans nos têtes. On manque de trouées et de clairières pour respirer et pour prendre un pas de côté. C’est comme ça qu’on sera en mesure de se demander vers où on veut aller, tous ensemble. 

SYLVAIN BÉLANGER :

Est-ce que ton essai a eu un impact dans le monde politique ?

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

Non. Les démolitions n’ont pas ralenti. La laideur galopante est toujours le personnage principal du décor de nos vies. Bien sûr, il y a moyen de trouver du beau, mais c’est majoritairement laid et bétonné. Non, mon essai n’a rien changé, mis à part faire du lien peut-être. Lier ensemble les gens en tabarnak ! Mais peut-être que je suis trop négative. Peut-être que les gens que ça a poussés à l’action ne me le racontent pas. Finalement, on reste très peu lu, même si l’essai a remporté un certain succès. Beaucoup de personnes par contre m’ont dit que j’avais mis des mots sur ce qu’elles ressentaient. On m’a aussi beaucoup reproché de ne pas parler de ce qui va bien. Ou bien, on me demande mes solutions. « Si tu chiales, propose des solutions. » Des fois, l’artiste peut juste avoir envie d’être le canari dans la mine.

SYLVAIN BÉLANGER :

Ma crainte, je pense, c’est qu’on s’accommode de la laideur pour des raisons pratiques par exemple. S’accommoder, c’est comme le début du renoncement pour moi. Même si je comprends qu’il faut choisir ses combats.

MARIE-HÉLÈNE VOYER :

On a chacun notre cheval de bataille, on ne peut pas être de toutes les luttes même si on le voulait bien. La mienne, c’est notre rapport au langage. Je pense qu’on peut s’aveugler beaucoup juste avec les mots qu’on choisit pour parler du réel. C’est le fer de lance de mon travail. Par exemple, depuis que je suis jeune, mon père me parle d’un attrait touristique effarant au Bic dans les années 1970. Ça s’appelait : Le paradis des singes. C’était une sorte de petit zoo privé atroce. Les singes y vivaient dans des conditions dégueulasses. La métaphore là-dedans, c’est le nom : le paradis des singes alors que tellement d’animaux y ont souffert. Parfois, j’ai l’impression que c’est ce qu’on essaie de nous faire croire. Qu’on est au paradis des singes. Que tout va bien ! Le langage rabote le réel. C’est à nous d’exiger des mots vrais pour nommer ce qui nous arrive. Moi, c’est contre les paradis de singes que je me bats. Parce qu’ils masquent tout ce qui ne va pas. On est des champions pour bâtir des images réconfortantes et des fables consolantes, mais il faut voir ce qu’elles cherchent à cacher. C’est ce que j’ai voulu faire avec mon essai et j’ai l’impression que je ne suis pas la seule quand je regarde ta saison 2024 – 2025. À mon avis, tes artistes aussi luttent contre leur paradis de singes. 

Merci à Marie-Hélène Voyer pour cet échange riche et lucide. La discussion sur les ruines et la quête de sens résonne profondément avec la saison 2024 – 2025, Ce qui reste. Nous vous invitons à découvrir les œuvres qui la composent et qui font écho avec notre monde contemporain. Chaque spectacle est une occasion de s’arrêter, de réfléchir et de rêver ensemble.

Nos remerciements à Mathieu Larone pour l’illustration et à Maia Loinaz pour la rédaction de l’article.

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