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Le foisonnement du théâtre documentaire et des histoires inspirées de faits réels ont changé notre rapport à la fiction. En réponse à ce phénomène, Guillaume Corbeil joue avec les codes de la fiction et brouille la frontière entre réalité et récit dans Pacific Palisades, véritable ode à l’imaginaire présentée au printemps 2020 à la salle Jean-Claude-Germain. Nous avons donc donné carte blanche à l’auteur pour qu’il nous livre ses réflexions sur son sujet de prédilection : la fiction.

La mention apparait sur les affiches de plus en plus de films : Basé sur une histoire vraie. J’imagine que, dans les bureaux d’Hollywood, on a mené des enquêtes dont les résultats stipulaient que le public préférait une histoire vraie à ce qu’il nous faudrait appeler une histoire fausse. En tant qu’auteur de fiction, ce constat me trouble. Comment expliquer cet engouement pour le fait vécu ?

J’ai ressenti un premier malaise lors d’un festival de cinéma, il y a quelques années, après la projection d’un film se présentant dès le générique d’ouverture comme une histoire vraie. Ce n’était pas particulièrement bien réalisé, le scénario était alambiqué et plusieurs trames ne menaient à rien. Pour résumer l’action, je dirai qu’un jeune garçon, après s’être débattu avec ses démons intérieurs, mourait tragiquement. Quand on a rallumé les lumières, le réalisateur est monté sur la scène pour nous annoncer que nous avions la chance de nous trouver en présence de la vraie mère du vrai garçon, celui qui avait vécu le vrai drame. La foule s’est levée spontanément pour une ovation. Ça m’a pris de court, j’ai été le seul à demeurer assis. Qu’étions-nous en train d’applaudir ?

Je suis sorti de la salle et, un verre à la main, j’ai erré d’un groupe de spectateurs à l’autre en tendant l’oreille. On secouait la tête : — Vraiment, ça avait dû être terrible de vivre ça ; — C’est horrible, je sais pas comment je réagirais, moi, à sa place ; — Pauvre elle, je voudrais jamais que ça m’arrive… Nous avions assisté à la projection d’un film, pourtant personne ne parlait de l’œuvre. L’objet de la projection, ça n’avait pas été le film, mais le témoignage. Le film n’était que l’ombre du vrai drame, qui lui s’était joué ailleurs, dans un autre temps, un autre lieu.

Peut-être est-ce une conséquence de ces histoires vraies, mais je remarque un glissement dans l’esprit des gens quant à ce qui constitue le contenu d’une œuvre. Après s’être inspirée de la vie d’un ami pour écrire une pièce, une autrice que je connais s’est fait demander une partie des droits d’auteur. Après tout, c’était son histoire qu’elle racontait. Comme si le fait de vivre quelque chose, c’était déjà l’écrire. Comme si la matière d’une œuvre narrative, c’était les faits qu’elle raconte. L’auteur serait réduit à transcrire le réel.

Cet engouement pour le vrai répond-il à un besoin de notre époque, qui évolue sous le signe de ce qu’on a appelé la post-vérité ? Alors que les politiciens nous mentent, qu’il faut douter de tout ce qu’on lit dans les médias, la fiction nous apparait-elle comme une fake news de plus ? J’avoue me poser souvent la question. Est-il éthique d’inventer des histoires dans un monde qui a si besoin de vérité ?

J’avais lu une critique de Louis Hamelin du film La maison du pêcheur, qui retraçait la vie des frères Paul et Jacques Rose. Dans son texte, il reprochait au scénariste d’avoir trafiqué les faits pour répondre aux besoins de sa structure narrative. À l’époque, ça m’avait fâché. Évidemment que le scénariste triche, il raconte une histoire ! Et une histoire, c’est une métaphore de la vie, ce n’est pas la vie elle-même ! Mon avis a changé depuis. Le film prétendait relater des faits réels, alors qu’il déformait la réalité. Ça, pour moi, c’est un mensonge. Une œuvre de fiction, elle, dit toujours la vérité.

L’art du vrai

Mais alors, qu’est-ce qui est vrai ?

Même si les faits qu’elle raconte sont faux, au sens où ils n’ont jamais eu lieu, une œuvre de fiction défend une vérité. Dans une fable ce serait la morale, sinon on parle du sens. C’est un sens souvent enfoui, et le travail de l’auteur de fiction consiste à l’extraire des faits.

C’est aussi le style et la forme qui créent la vérité d’une œuvre. Et j’utilise le verbe créer sciemment. Il y a quelques années, sur tous les pains vendus dans les boulangeries Première Moisson, on pouvait lire le slogan L’art du vrai. Je voyais pratiquement cela comme un manifeste artistique. La vérité est quelque chose qu’on fabrique artificiellement, avec un savoir-faire technique. C’est un mensonge comme tous les autres.

En 1998, quand j’avais vu Happiness du réalisateur Todd Solondz, j’avais été frappé par la vérité de l’œuvre. Les dialogues, pleins de malaise et abordant des sujets crus, m’avaient semblé d’un réalisme inégalé. Tout récemment, j’ai revu le film et tout m’a semblé artificiel, presque théâtral. Sommes-nous devenus meilleurs à exprimer la réalité ? Ou n’est-ce pas plutôt l’idée même de réalité qui a changé avec les années ? L’avènement du cinéma a changé notre façon de rêver. Notre inconscient se découpe depuis en une suite de scènes hachurée, comme s’il était organisé par un montage. Notre façon de nous exprimer change aussi selon l’évolution des dialogues au théâtre et au cinéma. Ce n’est pas l’art qui imite la vie. C’est la vie qui imite l’art. L’avènement des réseaux sociaux est l’aboutissement de ce désir humain : on peut se mettre en scène à l’écran pour devenir le personnage que l’on écrit pour soi.

Le théâtre a le devoir d’inventer sa propre réalité. En voulant créer une œuvre réaliste, on imite le réel, en racontant des événements qui pourraient avoir eu lieu, avec des personnages qui parlent comme des vraies personnes parleraient. Mais la vérité n’est pas une question d’apparences. Une œuvre de science-fiction ou une histoire de zombies peut se révéler plus vraie qu’un récit qui se passe dans une cuisine du Mile-End.

La vérité d’Alexandre Jardin

Au mois de juin 2019, à l’émission Plus on est de fous, plus on lit, Alexandre Jardin avoue à Marie-Louise Arsenault avoir passé sa carrière littéraire à mentir. La voix brisée, il renie ses personnages romantiques et son ile des gauchers : ça n’existe pas, c’est faux.

Ma copine, qui se trouve à être documentariste, a très mal pris les aveux de Jardin. Son roman Ma mère avait raison lui a plu parce que l’auteur présentait le récit comme étant vrai. Elle aimait particulièrement le personnage de la mère : elle avait été inspirée par les valeurs de liberté selon lesquelles cette femme vivait. C’est une lectrice de correspondances, de journaux et de biographies. Pour elle, la vérité se trouve dans les faits, et c’est ce qui la motive à réaliser des documentaires : qu’on apprenne sur sa réalité en découvrant la réalité des autres. Elle est déçue, Alexandre Jardin a abusé de sa confiance. Si la démarche est fausse, l’œuvre est malhonnête. Pour elle, c’est une trahison du pacte avec le spectateur ou le lecteur.

Je ne suis pas du même avis. En fait, je ne comprends pas pourquoi Jardin a ressenti le besoin de faire de tels aveux. Il explique en avoir eu assez d’être pour ses enfants « un papa Pinocchio », c’est ce qui l’aurait motivé à écrire ce qu’il a appelé Le roman vrai. Le Zubial ne racontait pas vraiment l’histoire de son père et la mère de Ma mère avait raison n’était pas sa vraie mère. Mais que cette mère ne soit pas sa vraie mère empêche-t-il d’apprendre d’elle ? Est-elle moins vraie pour autant ?

Sur sa page Facebook, Jardin raconte qu’après avoir lu son roman Ma mère avait raison, un conducteur de métro a trouvé le courage de déclarer son amour à une femme qu’il voyait tous les jours monter dans son train. Au micro de sa cabine, il lui a lu un poème et, émue, la femme est allée frapper à sa vitre pour lui donner son numéro de téléphone. Aujourd’hui, ils sont mariés.

Même si l’œuvre était tissée de mensonges, elle a su créer du vrai.

Ma copine hausse un sourcil : « Créer du vrai ? »

Oui, c’est ça, le rôle de la fiction ! Non pas décrire le réel, mais le créer, en nous donnant de nouvelles façons de nous concevoir, de nous rêver. L’héroïsme, l’amour, l’amitié, c’est la littérature qui les a inventés. L’art n’est pas le miroir du réel, c’est le réel qui est le miroir de l’art. Sans la fiction, nous habiterions une roche qui flotte quelque part en périphérie du vide intersidéral. C’est grâce à tout ce que nous inventons que l’existence a un sens.

Pendant que je me livre à ma tirade, ma copine est penchée sur son téléphone. Son visage s’illumine : « Une femme a démenti l’affaire dans un article du Parisien. Les conducteurs de métro ne suivent pas les mêmes horaires. Que l’un d’eux ait pu voir la même voyageuse tous les matins, ça lui parait très peu probable. Ton argument pour défendre le faux est tout aussi faux ! »

Et alors ? Penser qu’une œuvre puisse changer le monde, c’est une belle histoire, non ? Moi j’ai envie d’y croire.

« Oui, mais c’est faux ! Ce n’est pas arrivé ! C’est Alexandre Jardin qui inventait quelque chose pour faire mousser les ventes de son roman ! »

Mais le récit de Jardin a peut-être inspiré ses lecteurs à vivre leur vie comme les personnages de ses romans. Ça leur a permis de croire qu’on pouvait déclarer son amour à une ou un inconnu. Son récit a agi sur eux et, s’ils y ont cru, il est devenu vrai. En ce sens, Jardin dit la vérité même quand il ment, et il ment quand il avoue mentir.

Un peu plus haut, je parlais d’une amie autrice qui s’était inspirée de l’histoire d’un de ses amis. Ce n’est pas vrai, cette amie autrice n’existe pas. Pourtant il y a dans cette anecdote quelque chose de vrai. Et même cette discussion que nous sommes en train d’avoir, en vérité nous ne l’avons jamais eue. Je mens en inventant ces mots à mesure que je les écris pour arriver à dire la vérité.

En lien avec le spectacle Pacific Palisades
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