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Quatre ans après la fin de leur résidence à la salle Jean-Claude-Germain, les autrices Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent font leur entrée sur le grand plateau de la salle Michelle-Rossignol avec Clandestines. Elles y présentent un Canada dystopique où les femmes sont obligées de recourir à la clandestinité pour pouvoir avorter. Mais qu’en est-il des menaces qui pèsent aujourd’hui sur le droit des femmes à disposer librement de leur corps ? État des lieux avec l’autrice et militante féministe Louise Desmarais. 

« Ma vie est devenue un enfer. J’aime mon mari, mais je passe ma journée à craindre son retour. Le soir, je suis littéralement prise de panique et je me couche aussi tard que possible. Je le guette. J’attends qu’il s’endorme… Nous sommes des catholiques pratiquants et je ne sais plus que faire. Quand j’étais jeune fille, la maternité me semblait une très noble chose. Je rêvais d’avoir un enfant. Aujourd’hui, il m’arrive de détester ces petits qui sont, après tout, à moi. Constamment je me demande si j’aurai le courage de me suicider quand je m’apercevrai que je suis encore enceinte, ou si je chercherai un avorteur. Je me domine, mais l’atmosphère de la maison est irrespirable. (…) Je me sens devenir folle. »

Ce témoignage, publié en juin 1963 dans la revue Châtelaine, nous en dit long sur la détresse vécue par de nombreuses femmes canadiennes et québécoises, qui vivaient dans la peur constante d’être enceintes. En vertu du Code criminel de 1892, les femmes sont prises au piège d’une double interdiction soit d’utiliser des moyens ou produits contraceptifs et de recourir à l’avortement. Quant à l’Église catholique, elle encourage les familles nombreuses et prône l’abstinence, élevée au rang de vertu !

Aussi, au risque de leur vie et de leur santé, les femmes vont tenter de déclencher elles-mêmes leurs règles ou de s’avorter par divers moyens dont les plus répandus sont le bain de moutarde, les douches vaginales à base de Lysol ou les pilules d’apiol. En cas d’échec, certaines utiliseront des aiguilles à tricoter ou un cintre dans le but de perforer la poche des eaux et de provoquer l’expulsion du fœtus, mais la plupart vont alors s’adresser à un avorteur ou une faiseuse d’anges qui procédera à l’aide d’instruments.

Le phénomène des avortements clandestins, souvent qualifiés de « boucheries », est largement répandu. Bien qu’il soit difficile d’en évaluer le nombre en raison justement de leur caractère clandestin, une étude du Département de démographie de l’Université de Montréal publiée en 1967 estime le nombre d’avortements pratiqués au Québec entre 10 000 et 25 000 annuellement, et entre 100 000 à 300 000 au Canada. Aussi, n’est-il pas surprenant d’apprendre que, selon le Bureau fédéral de la statistique (ancêtre de Statistique Canada), l’avortement est en 1966 la principale cause d’hospitalisation des femmes avec 45 482 admissions. En 1962 il avait atteint le chiffre record de 57 617 admissions.

Ne pouvant plus nier le scandale des avortements clandestins, ni ignorer les nombreuses pressions exercées sur lui en faveur d’un assouplissement de la loi, le gouvernement libéral de Pierre É. Trudeau modifie en mai 1969 le Code criminel. Loin d’être une révolution, ces nouvelles dispositions desserrent à peine l’étau : l’avortement est légal à la condition qu’il soit autorisé par un comité d’avortement thérapeutique et uniquement dans les cas où la poursuite de la grossesse met en danger la vie ou la santé de la femme.

Un an plus tard, le 9 mai 1970, environ 400 féministes, venues de partout au Canada, accueillent à Ottawa les militantes de la Caravane nationale pour l’avortement partie de Vancouver le 27 avril. Elles se rassemblent sur la Colline Parlementaire pour manifester leur colère et déclarer la guerre au gouvernement. S’appuyant sur une pétition de milliers de signatures en faveur de l’avortement sur demande, elles réclament la décriminalisation de l’avortement. Le lendemain, à Montréal, le Front de libération des femmes du Québec organise, le jour de la fête des Mères, une manifestation sous le thème « Reine un jour, esclave 364 jours ». Plus de 150 femmes se rassemblent au parc Lafontaine et réclament l’abolition des comités d’avortement thérapeutique.

Ces évènements de mai 1970 marquent le coup d’envoi d’une longue lutte qui dure depuis 50 ans pour le droit à l’avortement libre et gratuit, une lutte menée par des générations de militantes, dont plusieurs d’entre elles n’hésiteront pas à défier la loi. Elles vont désobéir pour offrir clandestinement un service d’information et de référence en contraception et avortement, organiser des voyages à New York et accompagner les femmes pour s’y faire avorter, peindre, en lettres géantes durant la nuit, sur les murs de l’Oratoire Saint-Joseph le slogan « Nous aurons les enfants que nous voulons », pratiquer illégalement les premiers avortements au Centre de santé des femmes de Montréal, organiser clandestinement l’avortement de Chantale Daigle à Boston et l’accompagner dans ce voyage « au-delà du juridique ».

Convaincues que « les femmes ne sont pas nées pour se soumettre », elles refusent la maternité comme seule identité, comme seul destin. Elles se battent pour que toutes les femmes puissent contrôler leur corps et leur vie, décider d’avoir ou non des enfants, d’en déterminer le nombre et le moment.

Cette interminable bataille fut heureusement jalonnée de nombreuses victoires qui font en sorte, que depuis plus de 30 ans, à la suite du jugement historique de la Cour suprême du Canada en 1988, aucune loi n’interdit l’avortement au Canada, et ce, peu importe le stade de gestation ou le motif. Considéré comme un acte médical, il est encadré par les règles de la profession médicale, et chaque province est responsable d’assurer l’accessibilité à des services d’avortement de qualité et gratuit sur son territoire.

Les nombreux projets de loi adoptés par plusieurs États américains qui visent à restreindre, voire interdire, l’exercice du droit à l’avortement par les Américaines, font craindre à plusieurs que ce droit soit également menacé au Canada. Sans vouloir mettre mes lunettes roses ni oublier que les acquis des femmes ne sont jamais coulés dans le béton, et en tenant compte que la réalité canadienne n’est en rien comparable à celle qui prévaut chez nos voisins du Sud, je suis plutôt encline à penser que ce droit n’est pas menacé actuellement. Et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, contrairement à la Constitution américaine, la Charte canadienne des droits et libertés, qui fait partie intégrante de la Constitution canadienne, reconnaît l’égalité entre les hommes et les femmes, ce qui protège ces dernières contre toute discrimination fondée sur leur différence biologique, notamment la grossesse. En s’appuyant sur cette même Charte, la Cour suprême du Canada a rendu depuis 1988 quatre décisions importantes, sur lesquelles repose l’exercice du droit à l’avortement. Sans reconnaître un droit constitutionnel à l’avortement, la Cour affirme sans équivoque le droit à la sécurité, la liberté et l’autonomie de la femme enceinte et qu’elle seule peut décider d’interrompre une grossesse. Elle affirme également que la femme et le fœtus ne font qu’un, et que le fœtus ainsi que le géniteur n’ont aucun droit. Ces décisions font en sorte que de nombreux projets de loi très restrictifs, votés par plusieurs États américains, ne pourraient l’être ici.

Rappelons qu’au Canada, contrairement aux États-Unis, seul le parlement fédéral a le pouvoir de légiférer en matière criminelle. Il pourrait donc adopter à tout moment une loi qui criminaliserait l’avortement à la condition qu’une telle loi respecte la Charte. Mis à part l’échec du gouvernement conservateur de Brian Mulroney en 1990, aucun gouvernement fédéral n’a osé présenter un tel projet de loi depuis, pas même le gouvernement conservateur de Stephen Harper. De plus, il faut mentionner qu’aucun des 30 projets de loi d’initiative privée déposés à la Chambre des communes par des députés antiavortement, dits « pro-vie » n’a été adopté.

Actuellement, tous les partis politiques fédéraux sont pour le libre choix, à l’exception du Parti conservateur du Canada qui, empêtré dans sa position antiavortement, n’aura d’autre choix que de l’abandonner s’il veut avoir des chances de prendre le pouvoir à Ottawa.

À ces victoires juridiques et ces échecs législatifs s’ajoutent une plus grande indépendance des tribunaux et l’existence d’un large consensus au sein de la population canadienne pour le libre choix, lequel dépasse les 80 % au Québec. Malgré cette situation enviable, des menaces subsistent et c’est pourquoi la vigilance s’impose.

D’abord les menaces au plan fédéral. Ayant pris acte du fait que seule la Chambre des communes peut modifier le Code criminel, le mouvement antiavortement doit, pour limiter le droit à l’avortement ou faire reconnaître des droits au fœtus, faire élire le plus grand nombre de députés « pro-vie ». Utilisant le Parti conservateur du Canada comme véhicule politique, très actif et disposant de moyens financiers importants, il déploie depuis une dizaine d’années des efforts considérables pour y parvenir. Puisque le PCC ne peut espérer prendre le pouvoir à Ottawa sans le Québec, chaque élection fédérale constitue un enjeu à ne pas négliger.

Ensuite les menaces au plan provincial. Bien que le Québec possède la moitié des points de services existant au Canada, l’accessibilité à des services d’avortement gratuit, de qualité, partout au Québec demeure fragile. Les services d’avortement n’ont pas échappé à la dernière réforme du réseau de la santé et des services sociaux, aux nombreuses coupures qu’il a subies et à son sous-financement chronique. Ce qui affecte l’organisation et la disponibilité des services, particulièrement pour les femmes vivant dans certaines régions éloignées qui doivent parcourir de longues distances pour se faire avorter, au-delà de 12 semaines de gestation. Maintenir voire augmenter l’accessibilité à des services d’avortement demeure un enjeu permanent et le principal objectif du mouvement pro-choix.

Il ne faut pas oublier la menace sur le plan idéologique, plus diffuse et parfois difficile à identifier. Pour le mouvement antiavortement, il s’agit de rendre l’avortement impensable et inacceptable, indépendamment de toute appartenance religieuse. Il pose la vie comme un absolu, la maternité comme identité fondamentale des femmes, et nourrit la honte chez celles qui avortent ou envisagent de le faire, les confinant au silence. Par le biais « des centres d’aide à la grossesse » (près d’une vingtaine au Québec), il fournit de fausses informations sur les conséquences physiques et psychologiques de l’avortement.

Le mouvement antiavortement est une des nombreuses manifestations de la riposte du patriarcat qui, appuyé par le capitalisme néolibéral et conservateur, veut faire payer aux femmes leurs avancées vers l’égalité des 50 dernières années. Malgré l’égalité formelle reconnue dans les Chartes, les lois, les déclarations et les conventions internationales, il s’agit de remettre les femmes à leur place en contrôlant leur corps et leur vie : les viols et agressions sexuelles, les violences conjugales, les féminicides, les mariages forcés, les mutilations génitales, les crimes d’honneur et l’interdiction de l’avortement sont autant de moyens pour y parvenir. 

Au Québec, la plus grande menace au droit à l’avortement consiste à croire que l’égalité entre les hommes et les femmes est atteinte, à minimiser voire nier la force et l’impact de l’antiféminisme ambiant, nous entraînant dans une certaine somnolence. Il faut cesser de croire et d’affirmer que l’égalité entre les hommes et les femmes est une valeur fondamentale de la société québécoise alors que la pandémie a mis en lumière le peu de valeur accordé aux femmes, que tous les jours nous assistons à une déferlante de propos haineux envers elles, que les maisons d’hébergement pour femmes violentées débordent.

Il faut reconnaître que nous vivons dans une société patriarcale fondée sur l’appropriation et le contrôle du corps des femmes, de leur force de travail et de leur capacité reproductive. Refuser de l’admettre constitue une menace d’autant plus dangereuse qu’elle est sournoise, souvent déguisée sous de grandes déclarations d’amour.

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