Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

Le Séisme

La Horde fait un grand retour dans une version multigénérationnelle pour la saison 2023 – 2024 du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui ! Ce projet, qui avait d’abord été conçu pour créer un espace d’échange décomplexé entre la scène et la jeunesse, regroupe cette saison quatorze personnes d’âges, d’occupations, de parcours et d’intérêts diversifiés. Celles-ci assistent à cinq spectacles et prennent part à des discussions ou ateliers. Ces rencontres font émerger des liens et des connexions inspirantes, reflétant ou remettant en question dans le réel ce que la fiction exprime sur nos scènes. Léa C. Brillant, experte en pratiques philosophiques, s’est jointe au groupe alors qu’il s’est réuni pour faire le pont entre les pièces Nzinga et Papeça — des spectacles très différents, mais qui explorent tous deux la notion d’autodétermination.

En ce soir de février, au CTD’A, une communauté de recherche philosophique s’est formée dans la salle de répétition. Les rires complices accompagnaient le dialogue qui se déployait comme une danse délicate entre intuition, réflexion et confusion. Peut-on réellement « être soi » sans capacité ou possibilité de s’autodéterminer ? Peut-on même exister sans briser ses chaînes ? Être soi, est-ce un choix ? Est-ce un luxe ? Est-ce une question de survie ? 

Guidée par l’animation philosophique, la Horde a sondé ses perspectives variées, élargissant, au fil des interrogations nouvelles, sa compréhension collective du concept de soi. Comme la meilleure recherche philosophique engendre souvent plus de questions que de réponses, il fut difficile de mettre fin aux échanges qui auraient pu se poursuivre tard dans la nuit. Les membres de la Horde livrent ici les traces de leurs réflexions présentées sous la forme d’une œuvre collective, inachevée, à poursuivre. Des petits trésors de pensées, des énigmes à déchiffrer, des mondes à explorer. Leur intention n’est pas de tout dire, mais plutôt d’éveiller la curiosité et le désir de questionner. 

Être soi c’est…

Être soi, c’est le souffle entre notre premier cri et notre dernier soupir.
Être soi, c’est comme être un flocon, né de l’expiration de la terre,
Libre dans le vent, on vole, on tombe, unique, et pourtant ensemble, on devient tempête et manteau blanc.
Et lorsque le soleil brille à nouveau, nous fondons, une nouvelle saison s’éveille, portant la trace de notre passage.

Maya Sakkal

Être soi c’est comme se laisser flotter doucement sur le dos,
sur une mer salée et gorgée de soleil,
les yeux ouverts,
sans se soucier de la direction
ou de la destination.

Camille Saade-Traboulsi

Soi, c’est les autres qu’on porte en nous

Être soi
Bouchera Belhadj
Être soi
Elsa Mondésir Villefort

Pourrait-on être soi sans l’autre ?

« Nous portons en nous des fragments des autres et des versions multiples de nous-mêmes. Nous sommes habité.es par une micro-société », propose Antoine. « Un peu comme une pièce de théâtre qui se joue en nous… ou qui se joue de nous », ajoute Bouchera. Être soi, est-ce alors une performance ?

Être soi
Perrine H Leblan
La Horde dans les coulisses de la pensée | peinture Antoine
Antoine Lefebvre

Être soi, est-ce comprendre les codes qui dictent son existence ?

Est-ce interpréter les récits de son passé ? Est-ce une prise de conscience ? « Est-ce rendre visible l’invisible ? », s’interroge Elsa. Est-ce se raconter ou être raconté·e ?

La Horde dans les coulisses de la pensée | collage Isabelle

grandir
à travers les images
et les codes
créer ses propres racines

Isabelle Marcotte

Mon premier code social

Ce que je vous rapporterai n’est pas tout à fait de ma mémoire, on me l’a raconté au début de mon adolescence.

Deux jours après ma venue au monde, ma tante décida de me donner un bain pour réconforter ma mère qui venait de m’accoucher.

C’était à Saint-Domingue lieu de ma naissance et le pied-à-terre de Christophe Colomb avant qu’il ne se lance à sa chasse aux enfants Tajinos.

Ma tante a préparé ma petite baignoire avec eau agréablement tiède, savon pour bébé, petit chiffon à frotter et serviette à sécher.

Ma tante savait bien laver les bébés ; elle faisait ça au Liban, pays d’origine, aidant les femmes du quartier à prendre soin de leurs nourrissons. Donc, j’étais en sécurité.

Elle s’est mise à chanter tout en mouillant mon corps doucement. Puis elle s’est mise à me laver.

Au moment de me raconter l’incident malheureux qui s’est produit il y a 15 ans, ses larmes coulèrent.

Apparemment, elle n’a pas fait attention que ma tête ne glisse sous l’eau et que les bulles flottent à sa surface. Ma noyade ne dura que quelques secondes.

Ayant bien entendu cette histoire réelle, j’ai pris la relève de me conter la suite. Soudain, je me suis regardé en train de me battre pour ma vie, cherchant la force et les moyens de survivre. Je refusais la mort et je m’acharnais à la subjuguer. Était-ce par instinct ou par esprit inné de combattant ? Avant d’avoir une réponse convaincante, une main m’a repêché au rivage de la vie.

Mais un sentiment bizarre s’est emparé de moi, au lieu d’être reconnaissant de mon sauveur, j’ai pris sa bienfaisance pour une intrusion dans ma vie. Mon sauveur s’est mêlé de mes affaires.
Il m’a empêché d’aller jusqu’au bout de mes efforts. Une tentative manquée a le goût d’une défaite.

« De quoi je me mêle ? » s’est établi comme mon premier code social.

Zaki Mahfoud

Être soi, est-ce un effort solitaire… ou solidaire ?

« Au fil du temps, je suis devenu de moins en moins strict sur ce code, dans l’intérêt de la solidarité. Être solidaire c’est s’engager avec les gens qui te ressemblent, leurs causes et affaires étant aussi les tiennes », nuance Zaki. 

Être soi, c’est être sensible aux autres ­— tout en profitant de ce que la société nous offre.
Être soi, c’est aussi être engagé socialement.
Être soi, c’est avoir plusieurs facettes de notre vie bien remplies.
Être soi, c’est aussi avoir une retraite bien remplie et engagée.

Pierre Riley

Être soi, est-ce un travail acharné ?

Être soi c’est d’abord une grande question
C’est deux mots importants que plusieurs ignorent
C’est deux mots importants que plusieurs assument

Être soi c’est s’aimer comme aimer les autres
C’est être honnête avec les autres
C’est ne pas être comme les autres

Être soi c’est créer, inventer, partager
C’est se démarquer pour faire ce qu’on aime faire
C’est se démarquer pour être important pour au moins une personne

Être soi c’est un travail acharné
C’est choisir d’assumer pour avoir la meilleure récompense possible
C’est choisir d’assumer pour être ce qu’on aime devenir

Être soi c’est être présent
Être soi c’est influencer sans être influençable
Être soi c’est peut-être une bonne question mais
Être soi c’est la meilleur chose au monde

Nathaniel Bernier

Être soi c’est

S’individualiser dès l’âge des fréquents et redondants « Non »
Refuser.

Prendre des initiatives, développer des préférences
Choisir

Réaliser la diversité dans tous les aspects de la vie humaine
Découvrir.

Élargir le cercle de nos relations et de nos connaissances
Apprendre.

S’autonomiser en remettant en question les croyances sociales, religieuses, sexuelles et politiques inculquées dès l’enfance
Se rebiffer.

Agir en conformité avec notre propre système de valeurs
Se respecter.

Remettre en question nos propres choix sous l’influence des changements sociaux et de nos récents apprentissages
S’actualiser.

Prendre sa vie en main, affronter l’adversité, fêter ses victoires et poursuivre ses rêves contre vents et marées
S’épanouir.

Donner du sens à ses actions par un travail utile et par des liens personnels et communautaires créatifs
S’impliquer.

Assumer le projet d’une vie, se réaliser pleinement et vivre intensément jusqu’au dernier souffle.
S’aimer soi-même.

Colette Alary

Serait-ce aussi difficile de briser les codes que de les respecter ?

« Trouver sa place, entrer dans le moule, ce n’est pas facile… » note Nathaniel. « Et il y a des codes qu’on choisit, on ne rejette pas tous les codes. Rester fidèle à certaines valeurs, c’est autant de job que de les envoyer promener ! » ajoute Colette. Être soi, est-ce sans répit ? Est-ce le travail d’une vie ? « Être soi, c’t’une maudite job !, scande Colette, c’est une construction jusqu’à ce qu’on soit frette dans’ tombe ! ». Et si on déléguait ce dur labeur à l’intelligence artificielle… IA, qui suis-je ?

Suivant l’ère du temps, je me suis demandé ce qu’une IA générative créerait comme image à partir de mots-clés que j’ai retenus lors de notre rencontre. À l’IA j’ai proposé : « Être soi, c’est choisir sa propre voie sur un espace restreint, naviguant entre notre héritage et nos multiplicités. » Voici l’image générée.

La Horde, dans les coulisses de la pensée
Charles Marois

Être soi, est-ce un choix ? 

A‑t-on l’embarras du choix ? Peut-on être autre chose que soi-même ? Pourrait-on ne jamais savoir qui on est ? Pourrait-on être touriste en soi ?

L’embarras du soi

D’abord il y a le soi qu’on aimerait bien être
Il y a aussi celui qu’on souhaite avoir été
Ensuite il y a le soi qui rime avec fierté
N’oublions pas, ça non ! celui qu’on envoie paître

De quel soi s’agit-il ? Car il y en a plusieurs
Celui qui nous transcende ! ne faites pas erreur
Le vrai Soi disons-le, se joue souvent de nous
Il se cache, s’échappe, ou nous met à genoux

L’idée d’être soi-même est difficile en soi
Le projet en lui-même est le plus grand qui soit
Quête trop réaliste ? Impossible mission ?
Il est tentant d’y voir une vaine ambition.

Dès lors qu’on s’évertue, à jouer qui nous sommes
On trébuche, on vacille ou on se falsifie
Peu importe, que l’on soit, très pauvre ou gentilhomme
Avec le temps qui passe, cela s’intensifie

Non pas qu’en grandissant, on se connaisse moins
Mais on devient en fait, le juge et le témoin
Le sablier s’écoule, les rides s’ajoutent
On n’apprécie trop peu avancer dans le doute

On met alors du style à prendre position
On croit, conclut et tire beaucoup de conclusions
Se connaître soi-même ? apprécier le néant ?
Au fin fond de son être, se cache toujours l’enfant

Le soi est-il possible en dehors du nous-même ?
Se trouve-t-il vraiment hors d’un projet commun ?
Ne prend-il pas racine entre tous et chacun ?
Encore plus de questions, intégrées au poème

Leurre du choix qui sonne, la liberté est maigre
Notre soi collectif tourne un peu au vinaigre
Je suis celui qui spine et qui reste vivant
Êtes-vous de ceux aussi qui regardent en avant ?

David Fafard

Comment conclure cet échange qui, au détour de chaque proposition, ouvre une nouvelle voie à la réflexion ? Nathaniel, assis auprès de Colette, tente quelque chose : « C’était très intéressant ! Comme deux opposés qui discutent, en étant moi au secondaire et elle à la retraite… » « Un pied dans’ tombe ! » ajoute Colette, ricaneuse. Alors que le groupe éclate de rire, Nathaniel note que ce n’est finalement que l’âge qui les oppose, puisqu’à travers la réflexion, ils ont découvert qu’ils vivaient une quête commune : celle de se construire dans une société en mutation. Alors qu’on parle souvent d’un fossé qui sépare les générations, ce soir-là, la Horde a prouvé qu’une rivière pouvait s’y glisser, et qu’on pouvait apprendre à naviguer, ensemble.

En lien avec les spectacles PapeçaNzinga
Facebook Twitter LinkedIn Courriel