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Le Séisme

Dans cette édition du 3900, c’est au tour d’Iannicko N’Doua et Marc Beaupré de répondre aux 6 questions posées par Sylvain Bélanger. Ensemble, ils nous plongent dans la création de Neige sur Abidjan, une œuvre où se croisent récits personnels et mythes universels. De l’exploration des relations père-fils à l’apport de l’interprète Hamadoun Kassogué, cet entretien dévoile les réflexions profondes et les mécanismes qui ont façonné cette création.

1 — Marc, l’autofiction est très présente sur nos scènes, chacune avec ses propres choix dramaturgiques et esthétiques. Parle-nous de la particularité de votre proposition.

On s’efforce de s’éloigner de l’autofiction. L’histoire que l’on raconte, c’est celle d’un jeune homme qui traverse un océan pour retrouver son père. Ce thème a une portée universelle et les choix esthétiques qu’on a faits cherchent à le magnifier, à en faire un récit initiatique, touchant à l’épique et au surnaturel. Nous avons imaginé ce spectacle comme un conte en plaçant sur scène un Griot, sorte de gardien de la mémoire, largement répandu en Afrique. C’est lui qui amorce le récit, introduit le Fils, glisse dans la peau de plusieurs personnages, incluant le Père. Ça me plait bien que l’histoire échappe au Fils et, d’une certaine façon, à cet artiste qui signe le texte dans lequel il se raconte. 

2 — Iannicko, comment envisages-tu d’aller au-delà de ton expérience personnelle avec ce projet ? En quoi te permet-il de progresser, personnellement et artistiquement ? 

J’ai mis plusieurs années avant de pouvoir mettre en mots ce récit très personnel. Pendant l’écriture, j’ai volontairement fait abstraction du fait que j’aurais peut-être un jour à porter le texte comme interprète. Je voulais pouvoir aller au bout du geste d’écriture, ne pas me censurer. Ça m’a mené dans des zones de très grande vulnérabilité. À quelques semaines de la première, je réalise à quel point le défi est grand pour l’interprète. J’ai fait ce pari à titre d’auteur et maintenant il me faut embrasser tout ça et l’assumer sur scène. C’est vertigineux. Mais je crois que c’est une bonne chose. Si je prends la parole, il faut que ça me coûte de quoi… Je me suis mis en danger et c’est bien. Là, je suis dans l’œil du cyclone : je ne sais pas encore tout à fait ce qui m’attend… Mais je fais un pas devant l’autre. Quand j’ai le vertige, je me rappelle cette phrase (que tu m’as dite) « Le théâtre me protège ». 

3 —  Iannicko, « dépasser le père » est une thématique récurrente dans l’histoire du théâtre, mais elle a été moins présente au Québec ces 30 dernières années. Ta manière d’aborder la filiation, entre reconnexion et colère, entre distance et proximité, est unique. Peux-tu nous parler de cette évolution de la relation père-fils dans la pièce ?

Lorsque le Père et le Fils sont réunis, plusieurs enjeux ne sont pas directement adressés. Tout n’est pas résolu. Il reste des questions en suspens. La brièveté de leurs retrouvailles et la pudeur font qu’ils se gardent de tout nommer. Mais l’objet théâtral permet d’exposer les silences et les non-dits. Et dans la pièce, le Fils doit plonger dans son propre silence pour se voir révéler toute l’étendue de son rapport affectif complexe face à ce Père qui a été « absent ». Le Fils a longtemps idéalisé cette figure de père, mais il le découvre maintenant avec ses failles, ses imperfections. C’est un choc. C’est en embrassant la complexité et les paradoxes de ses sentiments envers son père qu’il peut espérer retrouver la capacité d’agir face à sa propre vie… Ultimement, il doit libérer sa parole en allant au bout de celle-ci. Il risque de se perdre dans un débordement qu’il dirige vers l’autre, mais qui met en lumière l’ampleur de ses propres blessures. Pour moi, il s’agit avant tout de se « dépasser soi ». Avoir une meilleure compréhension de ce que nous sommes et de ce que nous portons souvent sans en être conscients peut nous permettre d’espérer transcender notre condition. 

4  — Iannicko, les récits sur les origines, qu’ils soient personnels ou plus universels, occupent une place importante dans la littérature et sur nos scènes aujourd’hui. Selon toi, qu’est-ce que le public vient chercher dans ces dramaturgies ? En quoi sont-elles inspirantes ?

Les récits sur les origines sont souvent l’occasion d’explorer de grands bouleversements intimes. Et ça vient nous chercher. C’est aussi des récits qui nous invitent à nous questionner sur ce qui nous définit. Est-ce que ce sont nos expériences de vie ? Notre environnement ? Notre bagage génétique ? Je crois que toutes ces réponses sont valides. Et bien sûr, souvent, la famille y est pour beaucoup, qu’elle soit biologique ou non, notre premier contact avec le monde passe par elle. Elle influence directement notre façon de nous inscrire dans le monde. Si on fouille un peu, on a des histoires familiales qui sont complexes. On peut pas mal tous découvrir des récits qui dépassent la fiction. Et j’ai l’impression que, quand on traverse ce genre de récit, ça nous invite à creuser nos propres zones d’ombre, nos propres questionnements existentiels.

5 — Marc, ton approche en tant que metteur en scène est marquée par des spectacles principalement inspirés des grands axes tragiques, des grands récits, de héros déconstruits, de leurs chutes. Comment ce projet s’inscrit-il dans ta démarche ?

Tout ça est juste, mais je me permets de faire ressortir un aspect méconnu de la notion tragique. Albert Camus disait de la tragédie qu’elle oppose des forces également armées en raison, contrairement au drame, moins complexe, où la raison est régulièrement le propre du héros. C’est très exactement ce qui a guidé tous mes spectacles, de Caligula_​remix à Chapitres de la chute, et c’est aussi ce qui m’a bouleversé dans Neige sur Abidjan. Personne n’a tort dans cette histoire, personne n’est vil, au contraire, tout le monde cherche à s’aimer, mais la douleur n’en est pas moins vive et immense. Ça, pour moi, c’est le propre de la tragédie. Cette affection pour ce genre me vient probablement de mon travail d’interprète. Longtemps centré sur les personnages antagonistes, j’ai eu à cœur de les rendre complexes parce que contradictoires, capables du meilleur alors que le spectateur s’est habitué au pire. Pour moi, un personnage unidimensionnel est terne, comme l’est une histoire où les notions de bien et de mal sont évidentes et convenues. Rien de tout ça dans Neige sur Abidjan.

6  — Marc et Iannicko, comment l’apport de l’interprète Hamadoun Kassogué (appelé Kass) a‑t-il influencé ce projet ? Quel impact a‑t-il eu sur la dynamique de création ?

Marc  —  Une réponse très brève et concrète serait : Kass a fait passer Neige sur Abidjan de monologue à dialogue…

… Mais, ce faisant, il a permis de présenter une rédemption à laquelle un solo n’aurait jamais pu parvenir. Pour mettre en lumière l’importance de cette différence, il nous faut entrer un peu dans la façon dont les enjeux se développent dans le spectacle. Tôt dans le récit, le Fils et le Père sont réunis, mais l’intérêt du texte, c’est que cet événement, parce qu’il est précoce, ou disons hâtif, n’est pas qu’une résolution, et c’est capital. Iannicko nous dit « quelque chose reste incomplet ». Dans la perspective d’un solo, la présence et l’absence du Père sont simultanées : il est présent dans le récit que fait le Fils, mais absent sur scène. Cette façon de mettre en scène « l’incomplétude », c’était l’évidence pour moi, et ce, dès ma lecture du texte en 2021. Aussi, quand Iannicko m’a parlé de Kass pour incarner le Père, et quand je l’ai rencontré le premier jour, j’étais sceptique, il m’apparaissait presque inconcevable que son éventuelle présence sur scène aux côtés d’Iannicko puisse préserver cette aura d’insaisissabilité qui doit entourer le Père du début à la fin. Mais bon, Iannicko avait insisté, j’étais curieux et Kass venait tout juste d’arriver d’Afrique, et c’est heureux : en nous entretenant avec lui, au sujet du texte au printemps 2023, moi et Iannicko avons réalisé que la narration pouvait et devait être partagée avec Kass, qu’en faisant de lui un Griot, nous pouvions préserver l’aura de mystère autour du Père. Il « suffisait » que le Griot glisse savamment dans et hors de l’incarnation pour préserver l’incomplétude et l’insaisissabilité qui maintient la tension. Ce que je n’avais vraiment pas prévu, c’est qu’en acceptant d’avoir le Père et le Fils sur scène, nous aurions la possibilité d’une rédemption bouleversante qui n’était pas tout à fait dans le texte au départ, qui respecte les faits, qui m’émeut profondément, et que je me garderai bien de vous révéler ici.

Iannicko  —  À cela j’ajouterais que Kass nous a aussi permis d’avoir accès à des aspects de la culture africaine qui nous serait demeurée inaccessible autrement. Ou du moins sur lesquels on n’aurait pas trop osé s’avancer. Par exemple, quand on parle du Griot qui, dans notre récit, est le gardien de la mémoire de cette famille, c’est une figure qu’il nous a permis de mieux comprendre. C’est au fil des échanges avec lui que ce personnage s’est imposé. Tout comme le Fils l’est dans le récit, on a nous-mêmes été initiés à des réalités qu’on connaissait peu ou pas. Et tout ça peut maintenant exister dans le spectacle grâce à Kass. C’est aussi très riche, car le spectacle parle justement de cette rencontre entre deux cultures et là, elle existe concrètement. Kass vit au Mali. Il est venu pour créer la pièce avec nous. Il transporte son expérience avec lui sur nos scènes et en soi c’est fascinant d’assister à ça. C’est quand même extraordinaire que le théâtre crée ce genre de pont.

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