Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

Dans chaque édition du 3900, un ou une artiste se prête au jeu des 6 questions posées par le directeur artistique Sylvain Bélanger. C’est l’occasion d’approfondir certaines réflexions, mais surtout de présenter les mécanismes et les questionnements qui se cachent derrière l’écriture ou la mise en scène d’une œuvre. Pour cette édition, c’est l’autrice et metteuse en scène Gabrielle Lessard, qui partage quelques réflexions au sujet de sa pièce Judy. Elle nous parle entre autres du parcours, des idées et des combats de l’artiste visuelle qui a inspiré le spectacle, Judy Chicago.

1 — Chère Gabrielle, tu es passionnée de cette artiste Judy Chicago, figure importante de l’art contemporain et que je ne connaissais pas… Si l’on te confie aujourd’hui sa page Wikipédia, comment nous la présenterais-tu en quelques mots ?

Dissidente badass et insoumise en constante quête de sens, Judy Chicago s’est battue pour ne pas être reléguée aux marges de l’histoire comme celles à qui elle fait honneur dans son travail. Jamais dévouée à plaire ou à nourrir les institutions d’une démarche consensuelle, elle voit dans le statu quo la reconduction des mécanismes de la violence et de l’ostracisation. Prophète féministe des années 70 et 80, elle prévoyait l’éternelle reconduction des crises et des guerres si nous ne changions pas drastiquement notre manière d’être au monde. Pour elle, ce lien à tisser entre chaque humain est impossible si l’on ne commence pas par soi. Fidèle à l’idéologie de la deuxième vague du féminisme à laquelle elle est fortement identifiée, elle croit que le personnel est politique et que l’affirmation totale et décomplexée des individus est le point de départ d’un amour universel. Enfin reconnue internationalement et gratifiée de plusieurs rétrospectives dans les plus prestigieux musées du monde, observer son travail sur une ligne du temps qui remonte aux années 50 nous permet de nous faire raconter une histoire parallèle, profondément humaine, qui nous propulse grâce au fort sentiment d’appartenance qu’elle offre à ceux qui se sentent étrangers au monde.

2. En quoi, dirais-tu, que les combats de Judy sont les tiens (et les nôtres) aujourd’hui ?

L’éternel recommencement des injustices, des guerres et de l’ostracisation de communautés marginales qu’elle prévoyait si l’on ne changeait pas de paradigme est en train de se produire. Même si, à l’époque, elle a ironiquement évacué de son discours certaines des populations les plus marginalisées comme les femmes racisées ou queers, le mécanisme de la violence envers les femmes (blanches et aisées) qu’elle a décortiqué et transcendé est reconduit aujourd’hui contre ces communautés. Le système patriarcal, basé sur la domination, a le don de récupérer les luttes sociales et de les mettre à sa sauce. L’illusion de progresser dans l’égalité des sexes aujourd’hui est, selon moi, un leurre. Les femmes privilégiées qui accèdent à des postes de pouvoir, qui ont droit de parole dans la cité et qui ne craignent plus pour leur sécurité, voient leurs privilèges reposer sur l’invisibilisation et l’exploitation d’une autre couche de la population. Immigration, pauvreté, surexploitation des ressources et mécanisation du vivant, ce sont les nouvelles ressources qui permettent à cette frange de la population de prospérer tout en simulant l’émancipation des individus au sein des sociétés capitalistes.

À titre plus personnel, lire son autobiographie a ouvert une faille en moi. Un renversement de mon identité. Je m’explique… Je me considérais à l’époque progressiste, de gauche et féministe. Replonger au cœur du militantisme de la deuxième vague (années 70 – 80) m’a fait réaliser que les thématiques, les luttes, s’appliquaient directement à moi. Que plusieurs malaises intenses que je ressentais sans pour autant pouvoir les identifier étaient soudainement nommés. Je cherchais à me protéger plutôt qu’à exister. La deuxième vague du féminisme n’est pas reconnue pour son caractère inclusif. Plusieurs ont été laissés en marge dans les luttes des femmes blanches privilégiées. L’intersectionnalité était un concept flou substitué par un universalisme bon enfant où s’aimer les uns les autres était possible que par le biais d’une simple poignée de main. M’identifier aussi fortement à cette idéologie m’a fait voir que ma position dans la société était à l’écart des luttes sociales et politiques que je pensais pourtant cautionner : égalité, justice, amour… Même mon rapport à l’art était plutôt performatif, dominé par l’obsession de me tailler une place au sein d’institutions dominées par les impératifs d’un marché où tous n’avaient pas les mêmes chances.

3. Parle-nous des parallèles, existants ou non, entre l’œuvre de Judy et les personnages que tu as créés et leurs relations entre eux ?

Les personnages sont contemporains. Ils représentent des dynamiques actuelles. Pourtant, ils reconduisent les mêmes mécanismes que Judy a voulu décortiquer, dénoncer et transcender par sa pratique. Ils revivent ce qu’elle a vécu en termes d’émancipation et de découverte de soi. C’est comme si tout était toujours à recommencer, si le relais ne se passait pas adéquatement de génération en génération, empêchant d’opérer une réelle transformation du monde. Cette transformation sera possible seulement si l’on réussit à s’inventer une fiction nouvelle, différente de celle qui domine depuis des décennies. Le titre de cette fiction dominante est : capitalisme. Le patriarcat, c’est le mécanisme qui permet d’appliquer ses codes dans le quotidien. Se réinventer à côté de ce paradigme qui s’enracine jusque dans notre rapport à la nature et au vivant en général est difficile. J’ai choisi un format « choral », car je trouve qu’il sert bien l’espoir sous-jacent à ce triste constat : nos souffrances se rejoignent, se côtoient, se complètent, nous avons les connaissances, la force et les ressources nécessaires pour renverser la vapeur. L’une de ces ressources est l’humanité qui repose en chacun de nous. Chacun devrait pouvoir la déployer dans toutes ses couleurs au-delà de la peur et des préjugés. C’est ce que les personnages tentent. Toujours à un sourire de faire tomber leurs barrières, ils continuent de se démener dans l’impossibilité du système tel qu’il est.

4. Quel est le plus grand défi que tu rencontres à la mise en scène de ce spectacle ? Et comment comptes-tu le relever ?

C’est de faire fusionner le fond et la forme ! Incarner dans des dynamiques sensibles des concepts politiques. C’est le cœur de ma démarche que je développe depuis maintenant dix ans. Le mandat du théâtre P.A.F.

La direction d’acteur est également un défi dans cette pièce, car les dynamiques dont je parle sont exacerbées, rendant le tout presque grotesque, mais pas désincarné pour autant. Surtout pas en fait !

Je trouve aussi difficile d’injecter de l’amour et de l’espoir dans un constat aussi sombre. Je crois que la clé est l’humour, en grossissant l’absurdité du monde, j’espère provoquer le rire et ainsi accéder plus facilement au cœur des gens, là où la compassion fera naître l’amour pour soi et son prochain.

5. Le public sera sans doute happé par un travail de chœur très élaboré et presque subliminal. En quoi cette recherche a‑t-elle été importante pour toi à l’écriture ?

C’est justement cette humanité universelle et sous-jacente au travail de Judy qui se révèle dans le travail de chœur. Le fait qu’on vit les uns à côté des autres. On se jauge, s’entrechoque, mais est-ce qu’on s’écoute vraiment ? Est-ce qu’on saisit tout le potentiel d’une communauté, que ce qui pourrait nous unir est en fait en train de nous éloigner les uns des autres ?

6. (À part toi) Quelle artiste québécoise, aujourd’hui, te fait le plus penser à Judy Chicago ? Et pourquoi ?

Catherine Dorion ! Ce n’est pas une artiste visuelle, mais quand j’ai lu son essai « Les têtes brûlées » j’ai reconnu Judy à travers son idéation de l’espoir punk. J’ai aussi reconnu les mêmes violences, les mêmes discrétisations et attaques reconduites contre ceux qui essaient de changer le monde. Si on les attaque si fortement, c’est peut-être parce qu’ils ont plus de pouvoir qu’on pourrait croire.

Extrait de l’essai :

« On pourrait presque voir des petites racines invisibles pousser à une vitesse folle entre chacun pour se croiser et s’entortiller (…) On se méfie généralement d’un groupe qui, tout à coup, largue les amarres, prend le large et s’abandonne à la poésie, au plus grand que soi, à l’immensité d’un débordement partagé. Délire mystique, hystérie collective, émeute potentiellement violente. Cette peur est clairement, quand on y pense, une reconnaissance de la puissance de la poésie. Cette poésie capable de faire fondre les frontières les plus endurcies ».

Judy Chicago a été censurée, attaquée sur sa personne, son apparence. Parce qu’elle refusait de se conformer aux institutions tout en revendiquant une place en leur sein, parce qu’elle considérait avoir droit à un droit de cité. Son travail dérangeait, car il ouvrait des brèches, libérait la force. C’est une anecdote qui est relatée dans la pièce, mais je la redis ici… Lors de la première du Diner Party, œuvre majeure qui a pris cinq ans et 200 bénévoles pour se réaliser, la critique dans le New York Times s’attaque à la pilosité faciale de Chicago au lieu de décortiquer l’œuvre polysémique qui allait provoquer la formation de files de près de cinq heures d’attente partout où elle se pointerait. Ça vous rappelle quelque chose cette obsession du paraître pour museler le fond ?

En lien avec le spectacle Judy
Facebook Twitter LinkedIn Courriel