M.I.L.F. de Marjolaine Beauchamp et Corps célestes de Dany Boudreault interrogent tous deux à leur façon le rapport que nous entretenons au corps et au désir, ainsi que le tabou émergeant lorsque l’on associe maternité et sexualité. Nous les avons donc réunis pour une discussion passionnante menée par notre collaboratrice à la rédaction Sophie Gemme.
Dany Boudreault, auteur de la pièce Corps célestes, est installé dans une salle Jean-Claude-Germain presque déserte. C’est l’été, la saison 18/19 est terminée et nous préparons activement la prochaine. Bien calé dans un fauteuil, il fait face à une petite table et une enregistreuse. Marjolaine Beauchamp, autrice de M.I.L.F., le rejoint à la course. Ils se font une accolade chaleureuse, prennent rapidement des nouvelles et s’échangent quelques blagues. Nous les avons réunis pour qu’ils discutent des nombreuses similitudes entre leur spectacle et leurs thématiques : rapport au corps, désir, pornographie et tabous entourant sexualité et maternité. Fébriles, ils se lancent dans le vif du sujet.
Dany Boudreault — Dans Corps célestes, la pornographie est un prétexte, une écriture du corps. Je ne veux surtout pas en faire la condamnation morale. Depuis les grottes de Lascaux, on a toujours cherché à représenter graphiquement l’acte reproducteur et le rapport même au plaisir. Pour moi, le problème ce n’est pas la pornographie, c’est le capitalisme imbriqué dans la pornographie. Dire que la pornographie a une mauvaise influence, c’est comme de dire que le cancer tue. Maintenant qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Comment élever le discours ? Je crois qu’il faut se reconnecter à quelque chose d’un peu moins génital, dans ce monde complètement condamné à l’image. Réapprendre à désirer, essayer d’apprivoiser le manque et faire la différence entre une pulsion, un appétit et un désir. J’ai vraiment l’impression que la sexualité a le pouvoir de nous élever, mais mal utilisée, c’est une force qui peut nous détruire. Dans Corps célestes, il y a toujours ce rapport entre élévation et anéantissement.
Marjolaine Beauchamp — Nous, avec M.I.L.F., on part de la porno pour essayer d’aller dans le désir, justement. Je crois beaucoup en l’autodétermination, en l’empowerment, alors plutôt que d’y aller d’un regard réprobateur, je pose des questions, je creuse. La pornographie a une grande tribune et le refus crée un mouvement de résistance, mais quand tu l’embrasses, tu peux l’apprivoiser de l’interne. Il n’y a pas de termes qui m’effraient : porn, M.I.L.F., M.I.L.K., fuck, ces mots-là, d’où ils viennent, les bouches différentes qui les prononcent, c’est ça qui m’intéresse. J’adopte leur complexité en acceptant que je puisse changer d’idée ou de perspective. Je pars de trois personnages qui pourraient être unidimensionnels dans le monde de la porno et en multipliant leurs facettes, on retrouve des femmes qui possèdent en elles les deux pôles, un large spectre d’émotions, un rapport à la sexualité un peu conflictuel, pas nécessairement évident, mais tellement riche ! Pourquoi essayer de rendre flat un personnage complexe ?
Moment de silence. On sent que Dany réfléchit et fait des liens avec son propre processus de création.
DB — J’avais aussi un certain devoir de curiosité. Je voulais creuser et défaire des stéréotypes, car pour la majorité des gens, il y a quelque chose de troublant dans le fait que Lili, mon personnage principal, s’épanouisse en tant que réalisatrice porno. Alors préalablement, j’ai fait beaucoup de recherches, auprès de gens qui travaillent dans l’industrie du X, entre autres. J’ai même visité un plateau de production de films pornographiques en France. On entend principalement parler de l’exploitation de la femme soumise à des scénarios et à des réalisations principalement masculines et dégradantes, mais j’ai constaté qu’il y a aussi des gens qui ont à cœur de bien faire leur métier ; des actrices qui ont un rapport très performatif et dansé, qui vont au gym tous les jours, qui ont des protections syndicales, etc. Je suis écœuré du malaise, du tabou, de ce regard puritain sur la sexualité et ce qui l’entoure. Plus notre malaise est grand, plus la pornographie devient la seule expression solitaire, formatée et coupable de la sexualité dans notre société. Remplaçons le mot pornographie par le mot « banane ». Un excès de bananes c’est pas bon non plus. (Rires) Lili est une femme de métier et elle cherche à le faire autrement. Pour elle, la sexualité est un contact humain. Pour moi aussi, c’est une façon d’entrer en contact direct avec un autre corps. J’y vois même un échange créatif.
MB — Ah moi, j’ai toujours été quand même assez stuck up. On était super ouverts chez nous, mais personnellement, j’étais pas bien là-dedans. J’imagine que j’aurais enjoyé la sexualité si on me l’avait transmise comme je l’apprends maintenant et comme je vais l’apprendre à ma fille et à mon gars, dans une perspective féministe. Quand j’ai commencé mes recherches pour M.I.L.F., mon amie voulait me déstuckupiser ! Elle m’a encouragé à m’inscrire sur FetLife, un site de fétichistes. C’est une source infinie de choses vraiment intéressantes, d’empowerment, de mouvements sex-positive, de femmes avec des corps atypiques. C’est un univers qui regroupe tous les gens qui ont été exclus, disqualifiés de la société. Ils se sont trouvé un monde alternatif où ils s’épanouissent sexuellement, mais aussi philosophiquement. Y’a des gens de toutes les orientations et de tous les fétiches, qui réapprennent ensemble des codes différents. Il y a aussi des douchebags pis des choses épouvantables, mais bon… (Rires) Et là, ça m’a frappé : asti j’ai trente ans et quelques, j’ai pas de dildo, je suis en austérité totale, what the fuck ? Moi qui me considère libérée sexuellement, féministe pro-sexe, tous ces concepts, je regarde mes voisines : mères monoparentales, HLM, peu d’éducation, bardassées à gauche pis à droite, qui sont sur Badoo, un site de rencontre. Elles articulent et exercent leur sexualité d’une façon fucking plus saine que moi.
DB — Parce qu’il n’y a pas de principes, de statement ou d’idéologie derrière ça…
MB — Exactement ! Et j’avais aussi envie de réfléchir à cette aura de maternité qui te suit même dans ta sexualité. Quand je rencontrais des gars plus jeunes, j’incarnais, malgré moi, cette Mother I’d Like to Fuck. Tsé, la fille qui a nailé sa maternité au point d’être fourrable !
DB — Ahaha, c’est charmant !
MB — Ben oui, mon dépit devient touristique ostique ! (Rires) Mais bref, j’aime l’emploi du terme M.I.L.F. Je sens que je vole quelque chose, l’effet-choc que la pornographie crée avec ce terme-là. J’aime les codes pop, les titres crus, prendre le référentiel et le dénaturer.
DB — Oui, il faut piller !
MB — Vraiment ! J’adore ça ! L’usurpation !
Marjolaine et Dany s’avancent légèrement sur leur siège. Le rythme de la discussion s’accélère. Ils viennent de toucher quelque chose qui les emballe et les anime particulièrement.
DB — Comme auteur ou autrice, c’est tellement l’fun de jouer avec les clichés pour mieux les détourner. Le théâtre c’est le lieu de la collectivité, le miroir de la société, on doit partir du dénominateur commun, sinon personne ne va s’identifier. La majorité des gens pensent ça ? D’accord. Je vais faire ça, mais autrement ! On pense qu’une mère est plus frigide que nous, mais non ! On pense que la pornographie c’est mal, mais peut-être pas tant que ça ! Ne rien tenir pour vrai. C’est ça qui m’intéresse au théâtre. J’arrive plein de mes certitudes et je reçois un : FUCK YOU avec tes certitudes !
MB — Oui ! Fuck la certitude pis fuck la rectitude ! C’est pour ça que j’aime la dégaine du monde de hip-hop. Ils sont fiers, baveux et frondeurs. « Yo I brought my crew to the top. » Pis là t’arrives avec ta crew ! Pis vous avez des choses à dire, à remettre en question, ensemble. Sans faire fuck you, faire fuck you un peu quand même !
DB — Une espèce d’irrévérence, mais pas une irrévérence empruntée ni une irrévérence de slogan. Simplement dire, sans arrogance : regardez comment on imagine notre société, notre pays, dans notre microcosme, dans notre projet.
MB — Oui ! Quand tu deviens un créateur, t’as un certain pouvoir par rapport aux moyens. Ça me fait tripper ce pouvoir-là ! T’es peut-être pas un sauveur, un ambassadeur, ni un porteur de drapeau, mais christie, t’as la possibilité de mettre un sujet sur la place publique, de faire travailler et réfléchir des gens. Essayer, avec eux, de péter tous les ostis de plafonds et les bâtons que cette société médiocre nous met dans les roues. Si j’étais boulangère, je trouverais un moyen de communiquer mon envie de changer le monde avec du pain, mais là c’est avec mes mots ! (Rires)
DB — Le théâtre pour moi, recoupe ce désir de gauche, ce rêve de société. J’ai la foi, la vocation. J’ai déjà refusé de faire de la télé pour faire de la scène, c’est mon médium. La vision que j’ai de la société est à l’image du travail qu’on peut faire ensemble sur une pièce. Tout le monde arrive avec son corps de métier, on travaille en communauté, c’est ultra fort et important l’esprit de communauté et le dialogue.
MB — Ce sont des expériences humaines, aussi furieuses pis croches que nos existences peuvent être. Le théâtre, ça dynamise, ça entrechoque tes certitudes. C’est une parole différente. Parce qu’en poésie, tu fais ça toute seule jusqu’à la psychose et tu envoies ça dans l’univers après ! Mais au théâtre, tu prends ton affaire précieuse, ton texte, ton bébé, pis tu la crisses dans les mains de quelqu’un d’autre. C’est une réelle entreprise de désacralisation. Comme ce que Pierre Antoine (Lafon Simard) fait avec mes textes. Moi j’arrive avec les photos, les images, l’idée de la trame narrative et Pierre Antoine fait un puzzle dramaturgique incroyable avec ça. Il me renvoie à la table, écrire en allers-retours.
DB — Moi j’ai confié à Édith (Patenaude) un dialogue très décomplexé sur l’orgasme féminin. J’avais besoin que ce soit une femme qui en fasse la mise en scène. Pour aborder certaines notions féministes pro-sexe, elle a quelque chose à dire avec ce texte-là que je ne peux pas exprimer.
MB — C’est tellement beau, cette complémentarité sauvage entre créateurs.
DB — Mets-en ! Le théâtre c’est un art d’empathie et de famille, c’est pour ça que j’en fais.
L’énergie retombe un peu.
Ils boivent une gorgée d’eau et reprennent plus calmement.
MB — L’affaire c’est qu’il ne faudrait surtout pas que cet objet d’émancipation devienne un produit de luxe. Je trouve qu’on manque parfois d’égard sociologique dans notre façon de communiquer les savoirs. Moi je n’ai pas un grand bagage académique et je sais ce que c’est de ne pas comprendre et ne pas être affilié à une lutte juste à cause d’un déficit. C’est important d’être flexible. Je suis écœurée que des gens de mon entourage ne poussent jamais les portes des théâtres. J’aimerais amener avec moi cet autre public : des truckers, des danseuses nues, des personnes handicapées, ma gang de HLM…
DB — Les gens veulent de l’art vivant ! Ce désir d’être ensemble, d’assister à des paroles live, dans un temps présent, est très fort. Même si le décloisonnement est complexe, ça prend des propositions et des idées concrètes.
MB — Oui et quand tu y penses, on est les enfants des profs qui organisaient des bus pour aller au théâtre. On est cette génération-là, le début de cette machine qui fonctionne toujours heureusement.
DB — Les enseignants ont un énorme pouvoir de passation. Moi j’ai eu des profs déterminants qui m’ont ouvert à la littérature et qui sont encore dans ma vie. J’y crois au boutte à ce lien ! Y’en a un qui m’avait donné tout Zola. J’ai capoté. C’était de la porno-lecture.
MB — Moi, c’est le Cégep qui m’a libérée. J’étais assoiffée d’une ouverture au monde…
DB — Ça m’a ouvert à la nuance, au gris, à la complexité humaine…
MB — Et à la différence aussi. Parce que sinon au secondaire c’était : PlayStation, Metallica, fumer du pot, faire d’la mescaline, that’s it ! J’étais venue à Montréal pour un party, c’était à l’époque des fax, j’ai appelé ma mère et j’ai dit : « Maman, faxe-moi mon CV, j’veux habiter à Montréal ! » (Rires)
DB — Moi j’suis parti du Lac-Saint-Jean avec tout mon stock à dix-sept ans. J’ai travaillé dans un Burger King de nuit, sur Peel. Mes parents m’ont envoyé mon linge dans une boite, par autobus. Ils m’ont encouragé et soutenu. Là-bas, je me battais tous les jours parce que j’étais différent. Pour te faire accepter dans le village fallait que tu passes par toutes sortes de rites d’initiation ultraviolents, comme te crisser en bas du pont, mettons, devant tout le monde. C’était ça être un homme ! Y’en a qui se faisaient accrocher en arrière d’un pick-up et trainer dans le champ. Je voulais fuir le Québec rural des années 90 finalement. (Temps) Mais aujourd’hui, je vois, en région, des jeunes du secondaire qui vivent leur orientation sexuelle sainement à l’aide des réseaux sociaux. Des jeunes qui seraient peut-être isolés autrement, comme moi, à l’époque. Internet amène le pire et le meilleur, et ce, de façon exponentielle, mais je crois quand même au meilleur. Ça me donne envie de brailler tellement c’est beau pis plein d’espoir. Elle m’inspire cette génération-là, connectée et ouverte.
MB — Fuckin’ right ! Les jeunes de vingt ans ce sont les plus beaux enfants ! Ça me tape tellement sur les nerfs les gens qui jugent les jeunes de façon générale. Franchement, vous avez rien compris ! Pour vrai, vous ressemblez à vos grands-pères !
DB — C’est tellement convenu de dire : ah ils savent rien ! C’est pas grave si les kids de vingt ans aujourd’hui connaissent pas Richard Desjardins mettons. L’important c’est qu’ils veulent le connaitre, qu’ils aient le gout d’apprendre. Les mutations arrivent toujours par la jeunesse, anyway. Je nous trouve souvent consensuels et boring, au Québec. On est encore très judéo-chrétiens et puritains, encarcanés dans de vieux réflexes fantômes du clergé.
MB — Je nous vois comme une grosse cocotte-minute. Comme quand le métro arrête pis que personne ne sait quoi faire. Ça prend juste quelqu’un qui fait : « Ben r’garde, on sort ! Let’s go tout l’monde ! » comme si on manquait royalement d’initiative. Et là tu lèves le steamer pis tout le monde se met à steamer.
DB — On parlait d’être stuck-up tantôt. On est tellement stuck-up comme société, qu’on est constamment à la recherche de déclencheurs.
MB — C’est surtout qu’on ne sait pas comment commencer. Comme à la fin d’une conférence, tu veux poser une question, mais tu veux pas être le premier à le faire. C’est comme si on était collectivement en train d’attendre que quelqu’un pose une grosse question.
Un ange passe. Cette phrase les laisse songeurs. Le temps a filé et les deux créateurs doivent maintenant se quitter. Ils s’embrassent et se promettent de se revoir bientôt, sur scène ou ailleurs. Quant à nous, souhaitons-nous de trouver, au contact de leurs puissants spectacles, l’élan pour poser cette fameuse première question.
Marjolaine Beauchamp et Pierre Antoine Lafon Simard
Artistes en résidence
Marjolaine Beauchamp et Pierre Antoine Lafon Simard poursuivent une collaboration fructueuse depuis 2011. Poétesse, Beauchamp explore l’humain dans toutes ses failles, ses contradictions et sa vulnérabilité. Elle manie la langue et les mots de manière décomplexée en plus de posséder une oralité pleine de fulgurances. Lafon Simard est à la barre de la direction artistique du Théâtre du Trillium (Ottawa) depuis 2016, tout en développant des projets personnels et des collaborations avec des artistes et artisans de la francophonie canadienne. Le regard rigoureux de l’un compose habilement avec la fougue impétueuse de l’autre pour offrir un théâtre qui cherche à nommer l’essentiel, dans sa réalité crue et sans pudeur.
Dany Boudreault
Ancien artiste en résidence
Après avoir présenté (e) (saison 13/14) et Descendance (saison 14/15) avec sa compagnie La Messe Basse, ce jeune auteur talentueux fait ses premiers pas à la salle principale avec Corps célestes.