Le magazine
du Centre
du Théâtre
d’Aujourd’hui

illustration Fanny Roy

C’est la troisième fois que le psychanalyste et écrivain Nicolas Lévesque collabore au magazine 3900 et nous partage ses perspectives éclairantes. Nous lui soumettons un texte de la saison à venir et il y réagit à l’écrit comme lui seul sait le faire. Il nous livre ici son point de vue psychologique et sociologique sur la disparition, sujet qui nous a particulièrement touchés et ébranlés au contact du poignant Ceux qui se sont évaporés de Rébecca Déraspe, présenté à la salle principale en mars 2020, puis en avril 2022.

Qui sait si ce n’est pas la lente érosion de ses Iles-de-la-Madeleine natales qui a implanté en Rébecca Déraspe une poétique de la disparition. Ceux qui se sont évaporés évoque notamment la disparition volontaire, chaque année, de 100 000 Japonais qui quittent leur vie publique pour s’en refaire une autre, sous une nouvelle identité ou à l’ombre des identités. La dramaturge déploie l’éventail de son thème et nous fait réfléchir autant à l’évasion dans les paradis artificiels (alcool, drogues, culture du divertissement) qu’à l’évasion radicale (fugues, suicides), ce qui ne va pas sans faire penser aux paradis fiscaux, à l’évasion massive des plus riches — notre avenir collectif, disparu dans le triangle des Bermudes. Déraspe ne s’empêche pas de faire un clin d’œil local, bien senti, à l’incapacité politique du Québec à se dire oui et à la disparition involontaire, violente, de femmes des Premiers Peuples, portées disparues. Lorsque le politique s’efface sous le pouvoir économique, lorsque la loi et l’éthique s’évaporent dans les cas de harcèlement et d’abus sexuels, lorsque l’étau du quotidien travail-famille empêche de respirer, l’on peut comprendre ceux qui désirent déchirer leur contrat de citoyen. Des voix sages conseilleraient plutôt de défricher des marges de résistance à l’intérieur de l’agora, mais d’autres indiquent une rupture plus large avec cette société esclave de ses propres mécanismes, dans l’espoir d’une révolution à venir, qui ne se ferait pas depuis l’intérieur du système en place. Les chemins imprévisibles de l’Histoire exigent peut-être de nous un grand non, avant de réinvestir la dimension du oui. Malgré les apparences, nous ne sommes pas lâches et dépolitisés, mais autrement politisés, engagés dans une révolte inédite qui change de visage au rythme de l’aggravation des symptômes de notre Frankenstein collectif, notre Capital en folie.

C’est du moins ce que donne à penser le personnage d’Emma, qui n’a pas décroché de ses études, mais, bien plus radicalement, de son existence sociale. Elle incarne métaphoriquement la disparition de l’espace public lui-même, tombé des mains du demos (du peuple, du bien commun), abandonné aux mains de la loi économique (et médiatique) du plus fort.

Je sais exactement ce qui va se passer

Emma « sexe » avec son copain comme elle travaille, prépare une recette ou rend visite à sa mère — scénario déjà mille fois joué. Avant d’exécuter son plan de disparaitre sans laisser de traces, elle s’absente régulièrement de son travail, sans le dire à personne, pour aller marcher, sans but, sans itinéraire. Choisir l’inutile, la contemplation, la flânerie, l’absolument rien, n’est-ce pas le plus grand sacrilège, l’acte le plus révolté qui soit à l’endroit de notre obligation d’être constamment utiles, de notre condition d’utilisés, femmes et hommes-objets ? À la différence des manifestants qui résistent en se faisant voir et entendre, les évaporés attaquent la structure même du contrôle du visible dans la société de l’Œil. Désobéissance civile ultime à la société du spectacle. Manifestes de l’invisible. Pancartes du rien du tout. So-so-solitude. Campés de l’autre côté du miroir de l’hommerie, les évaporés sentent que tous les oui qu’ils pourraient formuler seraient récupérés par la grande scène, la grande foire où tous les rôles sont déjà assignés. Mieux vaut l’ombre des coulisses, se fondre avec l’équipe technique.

Emma se néantise comme le trou noir d’un star-système, en passant sous le radar au temps des réseaux sociaux, en se purgeant de tout désir possible au temps de la marchandisation des désirs. Elle se ghost elle-même. Un peu comme les samouraïs qui se faisaient harakiri par leur propre lame.

Il y a une dimension intime, familiale et intergénérationnelle au refus d’Emma, à son désir sans projet de marcher vers absolument rien pantoute. Elle veut s’extraire d’une part de ses conditions de mère et d’infirmière, de ce qui est encore pour une majorité de femmes l’impossibilité de s’échapper du devoir, des listes du quotidien, de l’obligation d’être présente, branchée constamment aux besoins des autres. Chez Déraspe, nul besoin de joncher la scène de morts pour en faire une tragédie. Seule une femme qui marche suffit, morte-vivante, zombie sans divertissement possible. On n’en fera pas une télésérie gore et aguichante pour ados. Car Emma, c’est le neutre, le drame sans couleurs, le degré zéro du tragique, sans autre pathos que Thanatos vivant sa vie normale. Banalité du mal.

Je suis une inconnue pour elle

Ces paroles de la mère d’Emma au sujet de sa petite-fille, utilisant la technique de culpabilisation par excellence de la grand-mère, illustrent par le fait même sa difficulté à tolérer l’effacement, la présence de la mort, de la roue des générations, toute présence réelle de sa fille Emma. Le comportement apparemment incompréhensible d’Emma pourrait être formulé ainsi : je suis une inconnue pour toi, maman. En disparaissant sans explication, elle lui fait vivre précisément cela : vois comme tu ne me connais pas, maman, vois comme je suis une inconnue, comme je disparais de la carte, de ton monde, incognito. Je m’efface comme tu m’as toujours effacée. L’évasion radicale d’Emma n’a donc rien d’un geste impulsif, nouveau, il s’agit du coming out, aux yeux des autres, de ce qui a toujours été son sentiment intérieur, sa plus profonde nature : je suis l’effacement, la disparue, l’inconnue. Et elle le deviendra même pour sa fille, Nina, legs on ne peut plus dévastateur. Déjà, dans l’anorexie, Emma s’effaçait, refusait les nourritures maternelles, se révoltait par l’effacement. Elle est disparue notamment pour forcer sa mère à assumer sa propre mort, pour cesser de lui servir de prolongement narcissique. N’ayant aucun désir de faire carrière, elle se voit être inscrite par sa mère infirmière en sciences infirmières. Le non-projet de vie d’Emma gagne à être lu comme une réponse au projet qu’elle est pour sa mère et à l’image sociale à laquelle sa mère l’a réduite. Je quitte ta société, maman, ton spectacle de la vie réussie. Couper le cordon avec la mère exige ici pour Emma de couper aussi les ponts avec ses projets et identités publiques, puis de couper les liens avec ses proches, son conjoint et sa fille, tragiquement liés à ce rôle social. C’est là son aspect secrètement excessif, invisiblement enragé à outrance, aveuglé de haine, qui la pousse à jeter sa Nina et son amoureux avec l’eau du bain. À répéter le mal, le malheur, le fatum.

Tabula rasa. Jamais ces deux mots n’auront eu de sens aussi tranchant, concret, que dans la vie d’Emma et de tous les évaporés. Il ne faut jamais prendre au premier degré le geste de celui ou celle qui décide de changer radicalement sa vie en effaçant son nom de famille, car il y a là, possiblement, sous le masque du non-désir absolu, le désir d’en finir avec une filiation maudite. Tragédie grecque, japonaise, québécoise. La mère d’Emma a perdu sa mère à l’âge de cinq ans, Nina perd aussi sa mère à l’âge de cinq ans, précisément. Emma n’a ici aucune existence, elle n’est que le relais invisible entre sa grand-mère et sa fille, génération sacrifiée. Malgré ses tentatives de tuer symboliquement sa mère et le legs maudit, le trauma de la petite fille abandonnée à cinq ans se répète sans pitié, cruellement, comme un deuxième tsunami. Il n’y a pas que des lignées de pères absents, il existe aussi des colliers de mères fantômes. Adulte, Nina retrouvera sa mère Emma. On cherche toute notre vie nos disparus, même jusqu’au théâtre. Il n’y aura pas de dialogue possible, seulement une communication par la douleur.

Je ne suis pas capable de t’entendre dire « je m’excuse »

Sa mère est disparue sans s’expliquer, dans la violence la plus crue du geste, une coupure à blanc. Aucune explication, aucune excuse, ne peut par la suite venir effacer l’effacement. Nina avait besoin de retrouver sa mère, pour lui dire : il y a de l’impossible à dire, de l’incommunicable, de l’irréparable, de l’impardonnable, même si tu es le maillon involontaire d’une chaine. Je ne suis plus capable de me sentir coupable d’avoir dû, un jour, appeler une autre femme « maman », de t’avoir effacée de mes mots comme tu m’as effacée de ta vie.

Emma est un écran blanc, le support du cinéma de sa propre mère, dans lequel il ne restera que Nina, sa petite fille, abandonnée dans ce monde dévasté, après le déluge. Quel rôle cela donne-t-il à la génération sandwich d’Emma, entre la grandeur et le désastre, entre l’aurore et le crépuscule, entre le début du Québec moderne et sa fin ? Aucun rôle, justement. Une page blanche dans les livres d’histoire. Emma n’aura été que la fille de sa mère et la mère de sa fille. Le maillon entre les deux, une génération X ou Y, une femme anonyme qui marche. Je m’imagine une femme sans nom, sans rêve, qui pose un pas devant l’autre sur les sentiers de l’Ile Sainte-Hélène, aux côtés de la carcasse métallique de la Biosphère, chantonnant comme une poupée mécanique :

« C’est le début d’un temps nouveau
La Terre est à l’année zéro »

Un temps nouveau, c’est nécessairement aussi un désir d’effacement de l’ancien temps, qui s’est ensuite projeté vers l’avant, vers l’effacement de l’avenir, présentéisme mortifère. Une vraie révolution, c’est tuer l’Homme, casser un Idéal devenu trop rigide. Il n’y a aucune essence de l’humain, il n’y a que des moules historiques devenus trop lourds, étouffants. Et Déraspe fait du théâtre à coups de marteaux.

La Terre est à l’année zéro

Phrase abyssale qui n’a plus du tout le même sens aujourd’hui, plus de cinquante ans après Expo 67. Une femme flânant sans horizon attend que la Terre des Hommes devienne aussi la Terre des femmes et des enfants, puis redevienne la Terre de personne. Déambulant dans les villes de l’an 2000, elle répète aussi parfois, comme un disque brisé, La complainte de [l’infirmière] automate :

J’ai pas demandé à venir au monde
Je voudrais seulement qu’on me fiche la paix
J’ai pas envie de faire comme tout le monde
[…]
Ma vie ne me ressemble pas
[…]
Pour moi tous les jours sont pareils
Pour moi la vie ça sert à rien
Je suis comme un néon éteint
[…]

Complainte des automates de tous les temps, qui transcende les époques et les générations. Toujours la même urgence de disparaitre, d’éteindre les néons, de rompre avec la violence d’une machine sociale, de prendre la clé des champs. L’abus du pouvoir de la Cité a toujours eu l’effet de nous condamner à l’évaporation du temps libre, du cœur libre et de la pensée libre, aux automatismes déshumanisants, aux étiquettes réductrices. C’est pourquoi il est si important de se savoir mortels, singuliers, étrangers à nous-mêmes, afin de pouvoir aimer nos proches comme des mystères. 

Nicolas Lévesque, psy et écrivain, fait paraitre cet automne Phora. Sur ma pratique de psy, aux éditions Varia.

En lien avec le spectacle Ceux qui se sont évaporés
Facebook Twitter LinkedIn Courriel