Le magazine
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du Théâtre
d’Aujourd’hui

Oxymorons, Nadège Grebmeier Forget, 2015 — photo Guy L’Heureux

Pour ce nouveau numéro du 3900, nous avons décidé de donner carte blanche à la Galerie de l’UQAM — notre partenaire depuis la création du magazine — pour nous présenter un ou une artiste coup de cœur. Nous avons alors reçu le dossier de Nadège Grebmeier Forget, artiste visuelle multidisciplinaire, qui nous a tout de suite interpelés. Elle conduit une réflexion sur la consommation liée à l’acte de regarder, ainsi qu’aux relations de pouvoir que cet acte implique.

Pour qualifier sa démarche, l’artiste utilise les termes suivants :

«Les installations performatives et images (sculpturales, dessinées, photographiques ou vidéographiques) qui fondent mon travail présentent d’étranges relations empreintes de séduction et de répulsion entre corps, médiation et nourriture (particulièrement des matériaux sucrés). Par des gestes ou actions ritualisés et des ambiances festives, je cherche à désamorcer les attentes du regardeur face à des idéaux de beauté exacerbant divers modes de consommation (visuel, commercial, sexuel, etc.). Flirtant avec le faux, le pastiche et le kitsch, je vise à transcender mon expérience individuelle et tendre vers une redéfinition et une déconstruction perpétuelle de mon identité. Je tente donc de distortionner la posture, l’espace et le corps selon un contexte donné en confrontant mon intimité aux regards (voyeurs) qui l’influencent. »

Pour atteindre ces objectifs, elle met en scène son corps performant en ayant recours à la médiation permise par la technologie. Elle est rarement directement face à son public, son image passe par le prisme de la transmission : elle performe en caché derrière la caméra tandis que les images sont projetées en direct aux spectateurs présents. Dans notre société actuelle où l’image est omniprésente, contrôlée, scrutée, travaillée, ce positionnement est signifiant par lui-même. L’intermédiaire de l’écran permet de focaliser, de cadrer, de montrer uniquement ce que l’on veut et donc de construire et déconstruire son image à l’infini. Le propos de l’artiste est d’étendre ce questionnement à la construction de la personnalité de chacun : comment cadrer son identité, que montrer pour renvoyer l’image que l’on souhaite donner ? Le travail de Nadège Grebmeier Forget met en avant l’intimité et la vulnérabilité et appelle à une prise de pouvoir sur l’image. L’artiste se réapproprie des éléments socialement et culturellement identifiés comme clichés et les charge d’un caractère hypra intimiste. En les assumant et en les poussant à leur limite pour mieux les déconstruire, le corps, l’identité mise en scène, l’image radicalisée deviennent une matière brute à façonner, observer et ingérer sans compromis.

Nous avons décidé de rendre compte de son travail en nous concentrant sur la performance Oxymorons, créée en 2015 au Centre Segal des arts de la scène, œuvre produite sous l’invitation de Michel Lefebvre (directeur artistique) à collaborer avec le Youtheatre de Montréal (you​theatre​.ca). D’abord créée pour un public d’adolescents (1317 ans), cette performance est tout de même particulièrement représentative du questionnement et de la démarche de l’artiste. Oxymorons se décline en deux temps. Les jeunes sont d’abord accueillis par l’artiste elle-même dans le hall du Centre Segal et invités à descendre à son espace ArtLounge transformé pour l’occasion en un décor pour performance où les spectateurs transitent vers le CinemaSpace pour être témoins des actions en différé. Cette installation construite par l’agencement de sculptures, de photos de magazine découpées, de dessins, de miroirs et d’une vanité évoque une chambre sans tout à fait en être une, mais où l’univers très coloré de rose et de paillettes reprend les attributs associés à une féminité en construction.

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Oxymorons, Nadège Grebmeier Forget, 2015 — photo Guy L’Heureux

La performance débute lorsque les jeunes entrent dans la salle de projection voisine. Les images produites en direct par l’artiste défilent de manière contemplative, s’accumulent, se transforment et se densifient. Le tout est filmé caméra à l’épaule, à une main. Nadège Grebmeier Forget n’apparait jamais complètement à l’écran et ne prononce pas un mot. Passant de station en station dans son décor, elle joue avec les accessoires pour transformer son corps.

Station 1 : Nadège Grebmeier Forget enfile une robe rose, découpe les yeux des visages sur les publicités de magazine et applique ces visages sans yeux sur son propre visage. Elle écrase ensuite un Cherry Blossom et utilise le jus comme maquillage et adhésif pour coller un œil de magazine disproportionné sur l’un de ses yeux.

Station 2 : Nadège Grebmeier Forget prend un sac de deux kilos de sucre et l’utilise pour faire varier son poids sur un pèse-personne. Elle le déverse attentivement et entièrement ensuite sur sa tête, ne laissant dépasser que l’œil qu’elle s’est collé sur le visage auparavant. Elle se retire lentement de sous le poids granuleux pour, finalement, faire couler de l’eau de rose de haut sur d’autre sucre ayant tombé au fond d’un vase avant d’y ajouter une fleur en plastique (du même rose que sa robe).

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Oxymorons, Nadège Grebmeier Forget, 2015 — photo Guy L’Heureux

Station 3 : Nadège Grebmeier Forget navigue maladroitement à travers des tas de vêtements en ayant l’air de chercher quelque chose. Elle dévoile des beignes cachés et les met dans son bustier pour faire grossir sa poitrine en se regardant de biais dans un miroir adjacent. Elle prend ensuite un gâteau sur lequel a été reproduit son visage, le sort langoureusement et le dépose sur un miroir rond placé au sol, lui crève nonchalamment les yeux et y enfonce par la suite, soudainement, son visage. Elle s’enduit de ce gâteau et retrouve une bouteille de crème fouettée (elle aussi cachée) et écrit « Never — Good — Enough » sur le miroir. La performance se termine par l’effacement de ces mots, l’étalage sur ses jambes, une mise en beauté de cette jambe par l’enfilade d’un ruban à mesurer rose qui crée une boucle au mollet puis qui essaie d’entrer, à la Cendrillon, son pied unique recouvert de matière collante dans un soulier à talon haut blanc, lui aussi placé au centre du miroir.

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Oxymorons, Nadège Grebmeier Forget, 2015 — photo Guy L’Heureux

Par le biais d’une hypersexualisation maladroite et grotesque, l’artiste crée des situations et des images séduisantes et troubles dans lesquelles elle n’est pas à l’aise, des situations physiquement difficiles où elle se dévoile et ne se met pas à son avantage. Pour cette œuvre, toutes les actions vont dans le même sens : qu’est-ce que la société attend des femmes, de leur corps, de leur rapport à leur image, à leur sexualité/​sexualisation, de leur rapport à la nourriture ? À la fin de cette intense performance, le décor si ordonné et si délicatement réfléchi du début se transforme en un amas de vêtements, d’objets qui trainent, de traces de nourriture et de chutes de papier au sol et sur les meubles. L’artiste elle-même porte du sucre dans les cheveux, des résidus de beignes sur les jambes, sur ses vêtements et son visage.

Après sa présentation, l’artiste (ayant pris cinq minutes pour enfiler un jogging et attacher ses cheveux!) rejoint le groupe dans la salle de projection où s’ensuit un moment d’échange sur les thèmes abordés dans la performance. Une reperformance de tout ce qui vient de se passer en quelque sorte, avec cette fois-ci des mots pour reprendre les idées. En sortant de la salle, les jeunes repassent par la pièce qui sent vraiment le sucré et qui est complètement dérangée. Ils comprennent les choses cachées et tristes, les choses qui appartiennent à leur identité en construction, à celle de l’artiste, à celle des femmes. Les réactions sont fortes : les jeunes expriment de l’empathie, évitent le regard de l’artiste, pleurent, la touche en naviguant au travers l’installation ou s’enferment en groupe dans la salle de bain pour en revenir. Le dégât est beau !

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Oxymorons, Nadège Grebmeier Forget, 2015 — photo Guy L’Heureux

La performance est un art qui emprunte tant au théâtre qu’à la danse, aux arts visuels et surtout, à la vie ! Elle conjugue les formes d’art pour en créer une nouvelle, à la jonction de toutes les autres. En tant que gens de théâtre, nous sommes habitués au processus d’écriture, de répétitions avec un metteur en scène et de représentations devant spectateurs, mais comment cela fonctionne pour la performance ? Le propre de l’art de la performance est son aspect éphémère. Que reste-t-il de la performance une fois qu’elle est achevée ? L’expérience et le témoignage des spectateurs présents. Dans le cas spécifique de Nadège Grebmeier Forget, le fait que l’objet postperformance soit un dégât composé de matière comestible et donc périssable rend la performance inarchivable. Le seul moyen de revivre la performance est par le biais de la documentation (photos, récits, images vidéos) et donc de son image, ce qui vient appuyer le raisonnement et le propos général de l’artiste. La performance est donc dans l’instantanéité, Nadège Grebmeier Forget n’a pas recours au processus de répétition en amont. Elle sait où elle s’en va, elle a une trame en tête avec des étapes précises par lesquelles passer, mais le chemin pour se rendre de l’une à l’autre n’est pas écrit. L’artiste travaille beaucoup sur le geste et la matière, elle génère des actions pour que le résultat final, le dégât (comme elle le nomme avec affection) soit excitant et tout aussi stimulant visuellement que son processus de création. L’utilisation de la caméra et du cadrage a aussi une influence sur la réalisation de la performance. Cadrer l’image sur un objet ou une action rend le reste invisible aux spectateurs. Alors que l’attention du spectateur est focalisée sur ce qui est montré, l’artiste est déjà en train de préparer l’action suivante, avec une jambe ou une main libre. L’expérience globale est donc bien différente, quoique cousine, de l’expérience théâtrale à laquelle nous sommes habitués !

« Le plus important dans mon travail est que l’on ressente l’investissement physique et psychologique du corps (le mien) et des sens (ceux du regardeur). Mes performances sont scintillantes et décadentes et prennent sens par l’excès. Je problématise souvent la violence de dénigrer notre vulnérabilité et notre sexualité en ramenant le tout à une expérience très matérielle quoique paradoxalement intangible/​virtuel. Je banalise l’objectification du corps féminin, si facilement consommable en société tels des éléments jetables et périssables (d’où l’utilisation de mes matériaux de prédilection) et souligne que, malgré l’aberration de cette condition, il reste qu’on en est malgré nous, par moment, séduit. Du jetable au mangeable, au photographiable, je cherche à créer des parallèles entre la médiation érotisée et notre désir de plaire en société. C’est à propos du cadrage et du montage, de l’apparat. Ma production cherche toujours à naviguer entre les lignes du beau et du laid, du précieux et du désinvolte, de la pureté à la luxure, etc. Une stratégie en elle même assez clichée ! »
- Nadège Grebmeier Forget

www​.nadege​-greb​meier​-for​get​.com

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