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photo Éva-Maude TC / graphisme Le Séisme

Notre nouvelle artiste associée Édith Patenaude a passé plusieurs semaines au Cambodge à l’été 2019. Avant son départ, nous lui avions signifié vouloir lui donner la parole pour qu’elle s’exprime sur son périple, ses découvertes et les réflexions qui en surgiraient. Puisqu’un voyage ne se déroule jamais exactement comme on se l’imaginait, son expérience là-bas a un peu changé la donne. En résulte une espèce d’anti-récit de voyage qui se déploie en fragments savoureux.

Normand Chaurette a écrit une pièce aussi mythique que le Mékong qu’il y raconte : Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues. Peut-être trouverai-je un jour le courage de mettre le pied dans ce sable mouvant. En attendant, je suis partie au Cambodge pendant deux mois. N’entendez pas là une vantardise exotique, le Cambodge n’est pas doux et je n’en ferai pas un joli récit de voyage. Je préfère que l’expérience demeure fragmentée comme l’œuvre insaisissable de Normand, qu’elle soit pleine d’un brouillard que je pourrai prendre ma vie à regarder se dissiper.

Alors qu’assembler des mots est pour moi un ravissement, je demeure embêtée par leur inanité, par leur prétention. Nous aurions, nous, humains, réussi à contenir la puissance de la vie et de la pensée dans une série de concepts.

Bien sûr, un esprit vif peut, avec acuité et diligence, exprimer de façon raffinée certaines idées. Je ne veux pas dire que nous ne pouvons pas être habiles dans la manipulation de ces concepts, je dis seulement que ceux-ci sont fermés et que le monde ne l’est pas.

Car comment exprimer en mots le réseau souterrain de ce que j’appellerais des intuitions de pensées ? Cette impression que quelque chose de mystérieux se passe en soi se transforme sans arrêt, porté par une forme d’intelligence secrète. Les mots ne peuvent rien pour ces sensations vagues de savoir tout à coup quelque chose de grand, de fondamental, et pour l’évaporation quasi instantanée de ces fulgurances — qui pourtant ne laissent pas trace de déception devant leur intangibilité, non, le mouvement est trop lointain. Tout ce qui reste est cette vague curiosité opaque, avec ses capacités extraordinaires et ses ramifications mystiques.

Que peuvent les mots face à cette masse compacte, mobile et omniprésente de la vie et de la pensée ? Ils essaient très fort de contenir cette connaissance intuitive des choses qui nous traversent, mais au final, ils en font tous un peu trop et tout un monde leur échapper. 

(Voilà. C’est le seul morceau concret d’écriture que j’ai pondu au Cambodge, malgré mes bonnes intentions de départ. J’ai été bien trop occupée par le choc.)


Je cite Susan Sontag, qui cite un auteur qu’elle ne nomme pas dans son essai Project for a trip in China :

« Literature is only impatience on the part of knowledge. »

J’ai vu la majorité des shows de Radiohead depuis mon adolescence. Je me rappelle avec vivacité celui qui précédait la sortie de l’album In Rainbows. Pour une rare fois, le show n’était pas extérieur, l’énergie restait contenue. Nous étions peut-être seulement 3 000 à recevoir ce magnifique album, à retenir dans l’espace autour de nous et en nous la richesse du moment. Je comprenais, confusément, mais avec la conviction de la révélation, quelque chose d’essentiel sur l’art. J’ai longtemps tenté de déposer le mot le plus juste sur la qualité de Thom Yorke qui lui avait permis, ce soir-là, d’incarner entièrement ce que j’admire chez un artiste. C’est finalement le mot authenticité que j’ai choisi.


Cool
Quel mot détestable.
Mais qui ici n’est pas affecté par lui ?


Sommes-nous vraiment honnêtes quant à l’audace de nos productions théâtrales ? Par exemple, nous nous extasions encore devant l’utilisation de micros, de fluorescents, de terre, de gouache, de chapeaux de fête en carton. Entendez-moi bien, je m’inclus. Je l’ai monté, ce spectacle. Mais je me demande : comment pouvons-nous encore qualifier ces choix d’audacieux ? Ne peinons-nous pas à inventer de nouveaux codes théâtraux contemporains, depuis plusieurs années déjà ? Ce qu’on considère comme avant-gardiste est connu de tous et pourtant traité comme marginal et nouveau. Qui cherche encore le choc ? Qui le programme ? Qui le crée ? C’est peut-être encore et toujours la faute à Internet qui nous a englués dans sa toile où même au théâtre, forme d’art qui repose sur la présence éphémère de la rencontre et souffre de la globalisation de l’information ? Nous n’avons plus à être là pour vivre une expérience théâtrale, il est possible d’en attraper quelques extraits, de consommer les idées et les esthétiques, de les digérer tous ensemble et puis, à l’unisson, d’en extraire une seule et même représentation du monde normalisée selon les exigences de ce que nous avons tous, collectivement, déterminé comme cool.


Beaucoup de difficulté à définir ce que j’entends par choc, mais une chose est sure : je n’entends pas provocation. Le choc serait quelque chose comme le déclencheur d’une compréhension brutalement plus honnête. Il induit donc la libération d’un système de pensées, au contraire de la provocation qui tend à rigidifier par une réaction de défense qui, bien qu’elle soit liée à l’égo, n’en soit pas moins tout à fait légitime.


Je reviens sur le mot cool.
Détestable n’est pas assez. Je dirais dangereux.
Cool fait semblant d’avoir le courage de l’exploration, mais il attend que le train parte dans une direction évidente avant de s’y accrocher et de proclamer : c’est moi qui ai pensé qu’il valait mieux aller par là. Et cool est tellement visible et brillant qu’il fait écran devant les idées véritablement audacieuses.


In Rainbows, de Radiohead.
What I Loved, de Siri Hustvedt.
Tragédies romaines, d’Ivo Van Hove.

Le contact de ces œuvres a généré chez moi un concret, quoique diffus, sentiment d’accroissement de ma liberté. Un peu comme lorsqu’on tombe en amour. L’impression que la cage thoracique est plus large, que l’oxygène entre vraiment dans nos poumons, qu’il y a une infinité de choses possibles et qu’on aura peut-être finalement l’énergie de s’y attaquer, d’en être curieux, peut-être même de découvrir quelque chose de nouveau et de joyeux, du moins pour soi. J’associe cette sensation d’ouverture et d’appétit au mot liberté.


J’en ai long à dire sur l’hypocrisie du voyage, mais je dirai seulement ceci : je refuse de raconter le soleil et les sourires à qui me demande comment était mon périple. Je refuse de dire que j’ai fait le Cambodge. Je n’ai pas fait un pays. Au contraire, j’ai pris un morceau d’un pays souffrant. Je refuse de le tremper dans la paillette au profit de mon image d’artiste well-traveled. Non, je n’ai pas fait un beau voyage. Non, je ne crois pas que nous soyons honnêtes dans les récits de voyage que nous colportons, alors que ce serait bien la moindre des choses de l’être, par devoir envers ceux que nous y rencontrons.


Un mot devient parfois mon favori. Par exemple, j’ai préféré lucidité. Puis authenticité. J’en suis à honnêteté, mais je n’ai pas terminé ma réflexion.


Une psychologue m’a déjà dit ne pas s’intéresser en soi à ce qui était dit, mais au coq-à‑l’âne, à l’assemblage en apparence chaotique des idées. À cet espace non nommé, au lien invisible, intuitif, entre des réflexions raisonnées. Il y aurait là, entre les mots, plus à apprendre que par les mots eux-mêmes.


Si les mots en font toujours un peu trop, c’est beaucoup à cause de nous. Parce qu’en plus de leur sens, nous leur appliquons une valeur. Par exemple, le mot lucidité, dont j’ai personnellement abusé à une certaine époque de ma vie. À force de l’évoquer pour convoquer en art le renouvellement d’un regard franc, dénué des idées reçues et du désir de plaire, le mot s’est lentement vidé de son sens. Voilà que je m’en gargarisais, que mon discours sur la lucidité dorait mon image d’intellectuelle et construisait un cadre dans lequel je pratiquais mon art sur des bases vertueuses. Mais la lucidité devrait constamment aller de pair avec l’humilité, car être lucide implique la conscience de notre toute-petitesse, de notre privilège, des circonstances qui nous fabriquent. Et ainsi, le mot lucidité est devenu, pour moi, un mot prétentieux, malhonnête.


Les récits de voyage, comme ceux des rêves par ailleurs, sont d’un tel ennui. Ils n’intéressent que la personne qui en a fait l’expérience.


Après peut-être un mois de choc cambodgien, au-delà de la colère et de l’ennui, j’ai commencé à ressentir un manque nouveau et sur lequel je n’arrivais pas à mettre de mots. Il n’avait rien à voir avec les gens, le travail ou le confort desquels je me languissais. Et puis, j’ai déniché, dissimulé au creux d’un quartier résidentiel de Battambang, un tout petit musée d’art contemporain. À ma connaissance, le seul du pays. C’est face à ces œuvres contemporaines (plutôt qu’aux formes d’art traditionnelles soutenues par l’État, contrôlées par lui et donc incapables de générer un choc) d’une poignée de jeunes artistes khmers que j’ai réalisé que ce qui m’avait manqué, c’était l’art. Depuis des semaines, je pataugeais dans mon désir de compréhension d’un peuple en lisant des livres et en m’abreuvant à la source de quelques rares conversations plus intimes, mais l’âme cambodgienne me restait cachée. Beaucoup de choses s’interposaient entre elle et moi. La langue, bien entendu, mais aussi l’éducation pauvre, la maudite corruption, la tristement factice liberté d’expression et l’ombre anxiogène de l’histoire récente.

Devant ces tableaux et sculptures, j’ai été bouleversée de voir enfin une porte s’entrouvrir sur le mystère khmer. Plus tard, j’ai été frappée par le fait que j’avais dû oublier — ou ne jamais l’avoir connu — le rôle premier de l’art pour être si choquée en le redécouvrant. Dans la masse pesante de l’offre artistique occidentale et de la multiplication des canaux d’expression, je ne me rappelais plus du tout qu’il est possible de ne pas avoir le privilège de l’art. Que l’âme d’un peuple existe et évolue par lui. Par l’expression en formes, couleurs, gestes, sons ou mots.

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